DERNIER NOEL

peter-oroy

Devoir de mémoire pour tous!

Dernier Noël

 

Des flocons de neige épars virevoltaient dans un ciel noir. Des chiens nous hurlaient dessus, des hommes en uniformes aboyaient ; ou le contraire… Je ne sais plus.

 

Le train qui nous avait amenés repartait dans un panache de fumée blanche accompagné du lugubre halètement de la locomotive qui sifflait à nous crever les tympans.

 

Une odeur âcre et nauséabonde sortant de hautes cheminées nous brulait les poumons et laissait dans notre gorge un goût de cendres chaudes.

 

Dans ce train sans fenêtres des gens s'étaient battus. Ils avaient poussé ceux qui se tenaient haletant devant la lucarne grillagée où l'air frais pénétrait.

 

Une odeur de pipi et de caca avait empli le wagon pendant tout le voyage.

 

Une vieille dame assise dans un coin dormait maintenant la bouche et les yeux ouverts. Maman avait recouvert son visage avec l'écharpe de laine grise qu'elle portait au cou.

Des visages s'étaient détournés.

 

Des grands pleuraient dans les bras de leurs parents, d'autres restaient prostrés, les bras ballants, les yeux dans le vide.

-       J'ai faim maman !

-       Je n'ai plus rien ! Répondit-elle les larmes aux yeux.

Elle me prit dans ses bras comme elle le faisait souvent, avant, dans notre modeste maison de Sarreguemines, jusqu'à ce jour de décembre…

… Elle me chanta une chanson.

-       Schlof majn kind, schlof kessejder, Singen wel ich dir a lid…

 

Puis le train avait ralenti. Dans la lucarne grillagée la nuit avait bleui.

On nous fit descendre. Je vis en me retournant la porte par laquelle le convoi était entré. Dans la nuit blafarde j'aperçus une grande bouche sans dents surmontée par deux yeux carrés qui brillaient dans la nuit.

 

-       Raus ! Schnell !

Des hommes armés en uniformes nous tiraient hors des wagons. Des chiens venaient mordre ceux qui n'avançaient pas assez vite. On nous poussait en avant sur deux rangs. Le sac dans mon dos faisait mal. C'était lourd. Il faisait froid. La neige gelée crissait sous nos pas. J'avais du mal à avancer. Le vent sifflait et soulevait des petits nuages blancs qui venaient nous piquer les yeux. Des gens trébuchaient. Alors, les gardes les relevaient par le col en hurlant.

 

On nous fit passer une première barrière de bois et de fils de fers coupants entremêlés. Devant nous des baraquements se succédaient à perte de vue. On ne voyait pas la fin de ce camp qui se perdait dans le brouillard glauque et froid. Des fantômes en pyjamas marchant en rang nous regardaient du coin de leurs yeux globuleux. Ils étaient maigres et sales.

 

Au fond des bâtiments sombres et trapus en pierre et en brique succédaient aux maisons éclairées de l'entrée. Les hautes cheminées fumaient et l'air puait.

A l'entrée, au travers d'une fenêtre, j'avais même vu des enfants bien peignés qui chantaient réunis en groupe autour d'un sapin de Noël qui brillait. Des hommes en uniformes chamarrés souriaient et chantaient avec eux. Des femmes bien habillées offraient des gâteaux et des boissons.

 

Je reçus un coup de pied d'un garde qui se trouvait près de moi. Maman tenta de me prendre dans ses bras. Le soldat la poussa et nous tombâmes sur le sol gelé. Les suivants nous passaient dessus. Un homme en manteau et coiffé d'un chapeau noir aida maman à se relever, puis il disparut bouffé par la foule qui marchait sans but parce que les autres nous l'ordonnaient à coup de crosses de fusil en nous menaçant de leur baïonnette.

 

Là, ils séparèrent les hommes des femmes. Les jeunes enfants restaient avec leur maman. Des cris s'élevaient de la foule, des mains se tendaient, des corps tentaient de se rapprocher. Des femmes sanglotaient. Les soldats tirèrent des coups de feu en l'air. Un homme qui courait fut abattu. Un cri sinistre s'éleva du groupe des femmes. Puis… le silence. Seuls quelques sanglots troublaient le noir de la nuit froide.

 

On nous fit entrer dans une longue baraque où des tas de valises, de chaussures et de sacs étaient rangés là. L'odeur de sueur nous prenait à la gorge. Une sueur froide et piquante. Une odeur de peur et de mort.

Puis on nous dirigea vers un bâtiment froid et inhospitalier où s'alignaient des patères tout au long des murs et en rangées au milieu de la pièce. Nous reçûmes l'ordre de nous déshabiller pour la douche, puis on nous poussa vers une pièce sans fenêtre d'où pendaient des gros pommeaux de douches du plafond. Tout le monde se tenait serré l'un contre l'autre près des murs malgré le manque de place. Quelques unes s'aventurèrent au milieu de la pièce en se cachant la poitrine de leurs bras.

Puis un bruit de suintement se fit entendre. Quelque chose descendait du plafond. Les femmes commencèrent à tousser et à se convulser. Un brouillard acide emplit la pièce.

Certaines tombaient sur le sol froid, secouées d'un dernier sursaut. Des corps s'accumulaient. La mort !

 

Il fallait tenter de survivre en montant sur le corps nus et blafards des mortes. On suffoquait. Des femmes, par un bouche à bouche désespéré, donnaient à leurs enfants de l'air de leurs poumons brulés Les minutes passaient. Les secondes, de plus en plus courtes. L'air manquait, les poumons brulaient et se refermaient. On mourrait…

Je suis mort !

 

Bien longtemps après, quelques bonnes âmes rapatrièrent quelques corps parfois méconnaissables ou brulés des victimes de cette infâme barbarie. On les enterra enfin dans les cimetières de leur enfance pour donner tout le respect et le repos éternel auxquels ils ont droit. Juif, Arabe, Chrétien, Tsigane, Homosexuel, Handicapé, Noir… La mort ne fait pas de prosélytisme. Seuls les hommes sont des bourreaux lorsque dans leur folie aveugle ils s'érigent en dieux tout puissant en décidant de vie ou de mort.

 

Et pourtant !

Cette nuit les chiens sont venus, ils ont hurlé. Les hommes sont venus, ils ont aboyé. Le froid est entré dans ma tombe lorsque la dalle est tombée. Maman j'ai encore peur ! Je tremble. Non ! Pas encore !

 ...Le cimetière a été vandalisé...

Dites-leur que des enfants torturés sont morts dans la pureté de leur âme pour qu'EUX connaissent la Paix. Qu'ils ne l'oublient pas… Dites-leur ! Dites–leur encore une fois !

 

                                                             © P.O'Roy Feb. 2015

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