Des Astres 14

nat28

Chapitre 14 : Enfin une part de fortune entre le Soleil et la Lune

Travail : votre acharnement à réussir devient intéressant. Gardez du recul pour rester vraiment efficace.

Amour : vous ne supportez plus la routine qui s'est installée.

Santé : excellente hygiène de vie.

Stéphanie, qui ne s'était pas lancée à l'aventure depuis l'été de ses dix-sept ans où elle avait parcouru la moitié de la France en auto-stop avec une des ses copines de lycée (avant que ses parents ne la récupèrent à la gendarmerie de Montauban, sans le sou et sentant la vieille chaussette), avait quitté Nantes avec une certaine appréhension. Après tout, elle n'avait jamais été en contact direct avec ses futurs employeurs, et rien ne lui disait que le logement de fonction qui lui était réservé n'était pas un taudis envahi par les rats. Stéphanie avait toujours vécu en ville et elle réalisait (un peu tard) qu'elle n'avait aucune idée de sa capacité à vivre en milieu rural. Elle se rassurait un peu en se disant qu'elle serait près de Nice, mais cela ne l'empêcha pas d'avoir des difficultés à trouver le sommeil durant les quelques jours qui précédèrent son départ.  

Mais malgré ses craintes, Stéphanie savait qu'elle avait besoin de changement. Après son enfance en région parisienne, l'épisode de sa vie qui se déroulait à Nantes était terminé, il fallait tourner la page et aller de l'avant. Et si vraiment les choses se passaient mal, elle se remettrait à son compte, elle l'avait déjà fait après tout.

Une fois toutes les tracasseries administratives réglées (la résiliation de son bail, le changement d'adresse de Léa pour le collège, la fermeture de son cabinet de pédicure / manucure, les résiliations de contrats d'énergie et de téléphone, la petite lettre pour prévenir la sécurité sociale…), et après avoir longuement serré toutes ses amies dans ses bras, Stéphanie pris le volant de sa vieille Clio, en adressant une prière muette à Saint Christophe pour que son voyage jusqu'à Saint André des Roches se passe bien. Depuis près de quinze ans, la vaillante Renault n'avait pas dépassé la banlieue de Nantes, et bien qu'elle aille régulièrement se faire réviser au garage, rien ne garantissait qu'elle tiendrait le coup sur un long trajet. Mais Stéphanie n'avait pas eu les moyens de la changer, alors elle dut prendre le risque. Tout en ayant rentré le numéro de l'assistance de son assurance auto dans les appels rapides. Pour ne pas trop fatiguer la mécanique, et pour ne pas trop se fatiguer elle-même, Stéphanie avait prévu de descendre en deux jours (alors que les déménageurs, qui pouvaient se relayer, feraient le trajet en une journée). C'est donc avec un pincement au cœur qu'elle quitta Nantes en laissant une bonne partie de sa vie dans un camion des Déménageurs Bretons. « J'aurai passé une bonne partie de mon année dans les cartons ! » pensa Stéphanie en dépassant Rezé.

Son grand voyage pouvait commencer.

Pour une fin octobre, le temps était plutôt clément, et c'est sans encombre que Stéphanie arriva à destination, mille kilomètres et un bon nombre d'heures de route plus tard. Pour sa première nuit dans le Sud, elle avait choisi une chambre d'hôte située à quelques kilomètres de son futur chez elle (dont elle devait récupérer les clés le lendemain). Son objectif était de sympathiser avec les propriétaires de la chambre pour leur demander des informations sur la région. Malheureusement, ces derniers étaient partis à la Réunion pour quinze jours, et c'est leur fils, un adolescent attardé de vingt-trois ans, qui l'accueillit rapidement, lui remit les clés en lui expliquant succinctement le fonctionnement de la cafetière, puis disparu pour ne jamais revenir, en lançant un dernier message : « vous n'aurez qu'à laisser les clés dans la boite aux lettres en partant ! ». Heureusement que son accent chantant gommait un peu la rudesse de son comportement. Stéphanie n'eut même pas la force de s'offusquer du manque de convivialité de la chambre, car elle était épuisée par la route. Elle s'écroula toute habillée sur le lit et dormit d'une traite pendant dix heures.

Le lendemain matin, réveillée par le chant du coq d'un voisin, elle se changea et fit une rapide toilette avant d'aller rencontrer ses nouveaux employeurs. Cela faisait très longtemps que Stéphanie n'avait pas eu de patron : ça remontait en fait à l'époque où elle terminait ses études et où elle avait trouvé un poste d'équipière chez Mac Do pour faire bouillir la marmite. Allait-elle être à nouveau capable de recevoir des ordres, après plus de quinze années de totale indépendance ? « Le père Manceau me disait bien de réduire les dépenses, et je l'écoutait, alors ça devrait aller » décida-t-elle.

Penser à Marc était assez étrange : qu'étaient-ils l'un pour l'autre ? Stéphanie et lui étaient sortis plusieurs fois ensemble pour se rendre à des soirées de célibataires, elle avait d'ailleurs eu une aventure sans lendemain après une séance de cinéma privatisée (avec un vieux beau de cinquante deux ans, qui l'avait appelé « ma pupuce » après leur séance de galipettes, ce qui avait définitivement dégoûté Stéphanie), il l'avait aidé à transporter quelques vieux meubles chez Emmaüs, et il lui avait envoyé un SMS la veille au soir pour savoir si elle était bien arrivée. Etaient-ils amis ? La question méritait qu'on s'y penche. Mais plus tard, car dans l'immédiat, Stéphanie allait rencontrer ses nouveaux collègues.

Des collègues ! Un chef ! Une salle de pause ! C'était presque un monde inconnu pour Stéphanie. Elle avait choisi de porter une tenue décontractée (pantalon en lin beige, pull à manches trois quart marron), avec de petits détails chics (foulard à pois, besace en cuir retourné) pour ne pas avoir l'air snob en débarquant en tailleur. Elle n'avait aucune idée du dress code de l'entreprise, mais toutes ses peurs s'envolèrent lorsqu'elle constata qu'une des médecins de la maison de santé portait presque les mêmes vêtements qu'elle (dans d'autres ton, fort heureusement). Stéphanie fut chaleureusement accueillie par les membres de l'équipe qui étaient présents ce matin là, et qui l'informèrent que M Destasque, le responsable, ne serait pas là avant midi.

-          En attendant, on va te montrer ton cabinet !

-          Et on ira manger une bonne salade niçoise tous ensemble ce midi, comme ça tu pourras le rencontrer à ce moment là !

Déjà ravie de l'accueil chaleureux de ses collègues, Stéphanie fut aux anges en découvrant son nouvel espace de travail : une grande pièce de quarante mètres carrés, en L, avec un coin pour installer son bureau et deux zones où l'attendait déjà du matériel de pédicure et de manucure. Un rapide inventaire lui permit de constater qu'avec son propre équipement, elle pourrait se constituer des postes de travail très complet sans avoir à investir dans du neuf. Un classeur avec les clients réguliers avait été laissé à son intention par son prédécesseur, et quelques personnes avaient déjà appelé pour prendre rendez-vous, et attendaient une confirmation. Stéphanie s'empressa de saisir son téléphone pour valider les rendez-vous. Il était hors de question qu'elle se tourne les pouces : elle devait se mettre au travail immédiatement ! Et ses coups de fil avec ses interlocuteurs aux accents chantant lui mirent du baume au cœur et un sourire sur le visage pour toute la journée.  

Sa nouvelle vie professionnelle s'annonçait sous les meilleurs hospices.   

Et M Destaque était un quinquagénaire charmant.

Sans parler de la charmante maison qu'elle découvrit le même soir.  

Travail : il vous faudra travailler plus rapidement que d'habitude mais tout se passera bien.

Amour : si vous imposez vos points de vie, le climat à la maison risque d'être explosif. Soyez moins intransigeant.

Santé : tout va bien.

Le rythme d'une maison médicale n'était pas le même que celui d'un cabinet privé. Tout d'abord, il y avait les horaires : il fallait être sur le pont de huit heure trente à midi et de treize heures à dix-huit heures trente, du lundi au vendredi, que l'on ait des rendez-vous prévus ou non. Une personne pouvait toujours appeler pour une urgence. Il fallait aussi rendre des comptes en fin de semaine, mais comme Stéphanie n'avait pas encore beaucoup de clients, elle avait largement le temps de préparer son bilan entre deux patients le vendredi après-midi. Et puis elle profitait aussi des trous dans son emploi du temps pour envoyer de longs mails à Marc Manceau et pour lui raconter sa vie d'expatriée dans le Sud (« pas une seule pâtisserie ne fait du Kouign Aman ! Tu te rends compte ? Je ne vais pas passer le reste de ma vie à manger des tartes tropéziennes ! »). Un des aspects les plus sympathiques de son nouveau travail était le fait de prendre une heure de pause chaque midi pour déjeuner tranquillement avec ses collègues. Elle avait rapidement sympathisé avec plusieurs d'entre eux, et Thomas, un Otho Rhino Laryngologue, s'était déjà proposé pour l'aider à repeindre sa cuisine (en tout bien tout honneur : il était marié avec trois enfants).

Léa lui manquait, bien sûr, mais elles se parlaient tous les soirs à vingt heures sur Skype. La jeune fille supportait mal de vivre chez sa grand-mère, et elle tannait son père pour qu'il se trouve un logement à lui (alors qu'elle allait partir elle aussi pour le Sud dans à peine six semaines). Cela faisait bien rire sa mère, ce qui agaçait l'adolescente au plus au point.

-          Même pas solidaire ! bravo l'instinct maternel !

-          Tu sais bien que je te plains et que je t'envoie du courage depuis les Alpes Maritimes ! Je connais bien ta grand-mère, tu sais.

-          Elle était gentille, pourtant, quand je ne venais que le week-end !

-          C'est parce qu'elle ne te voyait pas souvent. Elle peut faire semblant d'être une mamie gâteau pendant quarante huit heures, mais sur le long terme, sa vraie nature reprend le dessus !

-          C'est… trop… horrible…

-          Tu n'as qu'à compter les jours jusqu'aux vacances de Noël. Ou les dodos, comme quand tu étais petite !

-          Tu veux que je coche les jours sur un calendrier ?

-          C'est une méthode qui a fait ses preuves…

-          Et je mets quoi, comme objectif, au bout ?

-          Je ne sais pas… Aller courir avec sa mère dans l'arrière pays niçois ? Ca monte un peu dans certains coins, mais c'est très joli ! J'ai déjà repéré plusieurs circuits.

-          Génial !

La deuxième semaine à Saint André des Roches commença sur les chapeaux de roue. M Destaque débarqua en salle de pause à dix heures le lundi matin pour annoncer à tout le monde une grande nouvelle.

-          Nous avons décroché le marché des Temps Argentées !

Stéphanie interrogea du regard sa voisine, Cynthia, une pédiatre. Elle lui répondit en articulant « maison de retraite », sans faire un bruit.

-          Ils ont besoin d'un médecin généraliste, j'ai pensé à toi Gislaine, d'un cardiologue, ça s'est pour Romain, et d'une pédicure. Stéphanie, donc ! Bravo à la fille du Nord qui prend du galon dès son arrivée chez nous !

M Destaque ponctua son propos d'une grande claque dans le dos de Stéphanie, ce qui coupa le souffle de cette dernière. Lorsqu'il fut reparti, elle demanda à Gislaine, qui sirotait un café, ce que « prendre du galon » signifiait exactement. Sa collègue lui expliqua que grâce au contrat négocié par M Destaque, Stéphanie aurait des rendez-vous assurés et réguliers deux après-midi par semaine à la maison de retraite.

-          Et si les petites mamies t'apprécient, elles t'enverront leurs filles et leurs petites filles !

Il y avait du pain sur la planche. Mais c'était pour la bonne cause.  

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