Don't cry for me

Maud Garnier

les Madres de la Plaza de Mayo (mères de la place de Mai) défilent toujours chaque jeudi face au palais présidentiel afin de demander justice et vérité sur les disparus de la dictature (1976-1983).

 Minuit sonna à la pendule du salon, une comtoise héritée d'une obscure tante oubliée de la famille.

Le rendez-vous était prévu, encore trois heures à attendre.

Jambes repliées sous elle, dans le fauteuil, son esprit vagabondait, cette tante oubliée, qui était-elle, pourquoi avait-elle été exclue de la famille, effacée, gommée, et lui avait-elle léguée cette horloge, avec une maison autour, alors qu'elle ignorait jusqu'à son existence ?

Oliana avait été très surprise lorsqu'un notaire, exécuteur testamentaire, l'avait contactée pour lui signifier que cette tante inconnue lui léguait une maison et tout son contenu, horloge comprise. Celui-ci lui déclara qu'elle était la seule héritière mentionnée dans le testament, qu'elle pouvait connaître le legs et avait, en fin de compte, la possibilité d'accepter ou non cet héritage.

Un rendez-vous plus tard, le notaire lui notifia les termes du testament, aucune créance en retard, elle avait le loisir de voir la maison et de la vendre, si elle le souhaitait, sous certaines conditions mentionnées plus tard. Il lui remit une clé, une adresse et une enveloppe cachetée. Oliana lui dit qu'elle lui ferait parvenir sa décision dans quelques temps.

Lorsqu'elle avait découvert la maison, un parfum persistait, fragrances de fleurs fanées, odeurs de fruits, bizarrement aucune poussière accumulée, elle s'attendait presque à voir entrer sa tante  pour lui offrir un thé à la bergamote. Elle avait fait le tour du propriétaire, tout était d'un charme désuet, suranné,  étrangement émouvant.

Pelotonnée dans son fauteuil sous un plaid de laine, son esprit en alerte.

Elle avait attendu d'être seule, tournait et retournait l'enveloppe entre ses mains. Quelle histoire ! Elle aussi était en froid avec sa famille au sein de laquelle elle s'était toujours sentie comme étrangère. Oliana sortait d'une histoire de cœur douloureuse ; comment s'était-elle trompée à ce point ? Finalement, cette maison lui offrirait un havre de paix où abriter ses blessures. Agacée, elle se concentra sur la missive. Après tout, pourquoi ne pas l'ouvrir se demanda-t-elle avec un haussement d'épaule, elle saisit un coupe-papier, dévoila une écriture élégante à l'encre violette, et commença sa lecture :

« Bonjour Oliana, tu ne me connais pas, je suis la sœur de ton père, et si tu me lis aujourd'hui, c'est que je suis morte. Je t'ai suivie de loin, j'ai vu que tu étais en froid avec ta famille, sans trop savoir pourquoi.

Moi, je sais fort bien pourquoi. Je vais te raconter mon histoire. »

Oliana se tortilla dans son fauteuil…

« J'avais un destin tout tracé, suivre le futur qu'on me destinait, bien mariée, épouse accomplie, mère de famille, nombreuse si possible, puis j'ai rencontré Ramon, ce n'était pas prévu.

Ramon avait quitté l'Argentine, en clandestin, clan-destin, le sien était bien funeste dans son pays. Il avait effectué un périlleux périple, avait échoué ici, je l'ai rencontré par hasard, son regard a croisé le mien, et tout était dit, mon sort a basculé.

Ramon m'a raconté, en édulcorant, la dictature, les rafles sauvages, les emprisonnements injustifiés, les cris de ses compagnons d'infortune, la torture instituée, les disparitions et exécutions sommaires...

Il avait l'amertume dans le sang, le désir de vengeance absolue et une hargne délétère. Ses yeux de braise me consumaient.

Son statut de clandestin l'excluait des plans de ma famille. Je voulus leur présenter, ils ne virent qu'un homme au regard fou, brisé par les expériences sauvages qu'il avait subies. Ils me demandèrent de cesser toute relation avec cet homme comme un ultimatum. En cas de refus, je ne ferais plus partie de la famille, son statut d'Argentin exilé  déclenchait une violence inouïe.

Je suis partie la nuit même. Ramon était mon phare, le seul « bagage » dont j'avais besoin. Je n'ai jamais regretté mon choix. Nous vivions une passion qui n'avait nul besoin du monde extérieur.

Bien sûr, Ramon avait parfois des absences, son esprit s'évadait bien loin d'ici, je respectais ces moments hors du temps. Malgré notre amour, ces moments semblaient prendre de plus en plus de place. Je souhaitais l'aider mais il refusait de « salir notre amour avec ces atrocités ». À force de temps, de patience et d'amour, j'ai pu en apprendre plus.

Ramon avait une famille en Argentine, une femme enceinte qui fut arrêtée, incarcérée en même temps que lui. Après bien des péripéties, il parvint à s'évader. Il se démena pour faire libérer sa femme, sans succès. Il finit par apprendre qu'elle avait succombé lors de son accouchement dans les geôles de la dictature.

Dévasté, il traversa une période où plus rien n'existait que le chaos dans son cœur et sa tête. Les personnes qui l'avaient recueilli le voyait mourir, il ne se nourrissait plus, plus rien n'avait d'importance désormais, sa raison de vivre avait été anéantie.

Comme un éclair, une question vint le tarauder. Et l'enfant ? Maria était enceinte, elle était morte en accouchant, qu'était devenue sa fille ? Cette question réveilla son envie de vivre, ou du moins de survivre. Je suis le père d'une fille que je ne connais pas, cette fille est peut-être morte, mais peut-être vivante ? Désormais, cette obsession dirigea sa vie.

Il apprit que des enfants d'opposants politiques avaient été « adoptés », volés plutôt, par des dignitaires du régime militaire, aussi stériles que les charniers qu'ils laissaient derrière eux. Sa fille avait-elle, ainsi que beaucoup, subi ce sort funeste ?

Il prit des contacts avec les cellules de résistants et apprit un jour que sa fille était vivante, elle avait tout comme tant d'autres été coupée de ses racines, de ses gènes, pour être élevée, aimée peut-être, par les bourreaux de ses parents. Il devait la retrouver coûte que coûte !

Cela lui coûta de longues années pour retrouver sa trace. Il partit pour l'Europe.

C'est là, peu après, que je fis sa connaissance, bien qu'il pensait ne plus rien devoir attendre de la vie. Le feu de son regard m'avait déjà foudroyée bien avant qu'il accepte l'évidence, le droit à une nouvelle chance dans cette vie si vide, l'accès à une once de chaleur au creux d'une existence spoliée.

Je tentais de guérir ses blessures, ses attentes étaient devenues les miennes, seul le sort de sa fille pouvait le guérir, je me devais de l'aider.

Nous avons remonté la piste des réseaux argentins. Il avait appris que la famille qui avait « adopté » sa fille avait émigré en Espagne, ignorant sans doute qu'elle avait été enlevée aux siens. S'il la retrouvait, pourrait-il intervenir au risque de bouleverser son existence ?

Nous avons vécu un amour sans pareil, malgré cette blessure. La situation de Ramon s'est régularisée, il n'est plus un clandestin sans papiers. Nous avons acheté cette maison, récréé un foyer.

Tu trouveras, cachée dans l'horloge comtoise, une boîte, et à l'intérieur, des papiers et des photos. Aujourd'hui, cette maison et ce que contient l'horloge est à toi. Je suis très malade, je n'en ai plus pour longtemps à vivre. Je regrette de ne t'avoir que peu connue, bien que nous te regardions vivre depuis quelques années, sans pouvoir décider de nous rencontrer, et aujourd'hui pour moi, il est trop tard.

Une dernière chose à savoir, la maison t'appartient, mais quelqu'un en a l'usufruit. Tu trouveras dans l'horloge tout ce que tu ignores encore.

Je t'embrasse de toute ma tendresse

Ta tante, Dolorès »

Oliana avait trouvé la boîte, lu, regardé, les feuillets et photos qu'elle contenait.

Le notaire avait repris contact avec elle. D'après les instructions de sa tante, il devait la contacter une semaine après leur premier entretien.

L'horloge sonna trois coups.

La sonnette résonna à sa suite.

Oliana alla ouvrir la porte.

« Bonjour papa. »

  • Bravo!

    · Il y a presque 7 ans ·
    1338191980

    unrienlabime

  • Je tombe sur ce texte avec du retard.
    Il est très important de raconter ce genre d'histoires qui se cachent derrière ces terribles dictatures.
    Pour empêcher que cela se reproduise à nouveau.
    Émouvant. Bravo!

    · Il y a presque 7 ans ·
    Avatar

    Olivier Bay

    • Merci Olivier, je suis contente que ce texte suscite l'émotion que j'avais ressentie il y a fort longtemps lors d'un reportage sur ces 500 enfants volés. Après l'écriture j'ai à nouveau fait des recherches pour voir si cela pouvait être cohérent pour l'Espagne et j'ai trouvé des témoignages de 2 femmes qui avaient été conduites là bas par leur "famille adoptive"...

      · Il y a presque 7 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • Je suis toute retournée par ton histoire. Bravo, Maud !

    · Il y a environ 7 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • un essai de nouvelle plus longue un format inhabituel pour moi !... ça été simple, comme si cette histoire était déjà en moi depuis longtemps... merci de l'avoir lu, cette histoire me tient à cœur...

      · Il y a environ 7 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

    • si tu veux lire une autre petite nouvelle il y a ici XXL il y en avait une autre mais elle est inaccessible...

      · Il y a environ 7 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

    • Je crois au fait qu'on porte en soi des trésors cachés qui ne demandent qu'à s'épanouir lorsque nous sommes prêts... Maintenant que tu as commencé, continue :)

      · Il y a presque 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Merci pour cette info :)

      · Il y a presque 7 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • :-)) ♡

      · Il y a presque 7 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • émouvant !! bravo Maud

    · Il y a environ 7 ans ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • Merci beaucoup Patrick ...

      · Il y a environ 7 ans ·
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      Maud Garnier

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