Dragon

lyselotte

Conte aux couleurs de la Bretagne enchantée.

Elle a un p'tit dragon dans l'œil. Un truc trémoussant qu'elle est la seule à voir. Enfin, qu'elle était la seule à voir car son ophtalmo lui avait dit, lors de sa dernière visite :

-Vous avez un corps flottant dans le vitré.

Un « corps flottant dans le vitré» !

Et elle qui croyait que ce bidule tortillant était un dragon magique venu du fond des âges nicher sous ses paupières. Car ce « corps flottant » -puisqu'il faut appeler les choses par leur nom- avait tout du dragon tel qu'elle se l'imaginait. Une tête cornue et plate, un peu comme ces bizarres bestioles qu'elle avait vu dans un reportage et qui, mutant pour devenir plus malines que leurs prédateurs, s'étaient fait pousser des quinquets en bout de piste en même temps que leur faciès s'aplatissait. Donc une tête cornue et plate, un corps tout minuscule et long, annelé lui semblait-il, et une queue en plumeau, oblongue et un peu épaisse. L'animal apparaissait dès qu'elle fermait les yeux, tantôt dégoulinant à la manière d'une goutte de miel sur une vitre tantôt tressautant comme un spermatozoïde parti pour le sprint final. Elle le voyait aussi les yeux ouverts d'ailleurs et essayait, avec force clignements, de le faire disparaître. Cette pratique lui avait attiré quelques ennuis car, même en société, elle s'y livrait. D'aucuns y avaient vu une « offre d'appel » qui les avait incités à se rapprocher en douce de cette jolie clignotante et d'autres en avaient conclu que l'allumeuse cherchait à leur piquer leur keum ce qui n'était pas le cas, évidement.

Car Félicie était mimi, il faut bien se l'avouer.

Félicie. Oui, Félicie.

Est-il besoin de s'appesantir sur ce prénom et ses dérives ?

Est-il nécessaire de revenir sur les « Félicie aussi » qui jalonnèrent sa petite enfance, son adolescence et aujourd'hui encore, mais moins, sa vie de près- adulte.

Non, bien évidement. Pourtant, ce petit nom, sujet à plaisanterie, n'avait été choisi que pour déroger à la règle qui voulait que, dans sa famille, les marmots portent obligatoirement des prénoms bretoniste.

Ses parents, Clet et Clétine Le Goff, tous deux natifs de Cleden Cap Sizun en Finistère et rebelles de nature -mais qui s'en étonne ? - s'étaient décidés pour Félicie afin de « couper court à la tradition » et avaient opté pour ce prénom-ci car il signifiait heureux et qu'en fin de compte, c'était tout ce qu'ils souhaitaient pour leur marmotte.

Quand, penchés au-dessus du berceau de dentelles où bébé Félicie dormait à poignée, ils avaient murmuré :

- « Elle tient ses rêves dans ses poings, ils étaient loin d'imaginer qu'effectivement, Félicie vivrait plus dans ses songes que sur le plancher des vaches.

Si l'on fait abstraction des plaisanteries rabat-joie que son prénom lui avait attirées, cette bretonnette avait traversé l'enfance comme qui joue à la marelle. Sautillante et enjouée en société, elle ne trouvait de peine qu'à quitter son lit et ses songes pour aller à l'école, puis au collège, puis au lycée. De surcroît, elle évitait autant que faire se pouvait, la présence des autres, préférant, et de loin, la solitude au jabadao des sorties en bande.

Élève studieuse mais souvent ailleurs, elle devait à sa mémoire hors-normes ses performances scolaires et dormait sur ses lauriers quand les autres bûchaient ce qu'elle n'avait lu qu'une fois.

Imperméable -normal, en Bretagne, il vaut mieux l'être- aux taquineries de ses comparses de classe, elle ne levait même plus les yeux aux cieux encombrés quand surgissait, au détour d'une phrase, le « Félicie aussi » qui l'avait rendue irritable pendant quelques petits mois au tout début de la primaire et qui maintenant glissait sur ses plumes d'oiseau-lyre avec une facilité déconcertante.

L'adolescence lui avait épargné les boutons disgracieux et autres inconvénients liés à la puberté, et à 13 ans, quand elle avait commencé à saigner, ses seins s'étaient mis à « pousser », ses jambes à se galber et son cul à s'arrondir bellement. Sa mémoire n'avait rien perdu de son élasticité mais s'était faite plus pointue et ce qu'elle retenait s'étoffait de connaissances liées au sujet qui l'avait interpellé. Elle était instruite, intelligente et...excellente en composition française.

Pour ses potes et amies, elle était devenue Féfé ce qui tordait le cou à toute digressions fâcheuses.

Donc, cet ophtalmo, en lui révélant cette vérité médicale, avait presque tout cassé.

Son p'tit secret à elle d'abord, réduit en miettes par un appareil tue-le-rêve qui avait lu en elle à œil ouvert.

Alors qu'elle s'imaginait unique et touchée par quelque grâce divine, elle n'était plus que « la victime d'un choc ayant causé une lésion dans l'humeur vitré de l'œil ». Déjà, rien que l'expression humeur vitré la révulsait. On pouvait être de bonne ou de mauvaise humeur, certes. Cet état d'âme étant l'apanage de tout un chacun, elle l'acceptait sans réticence. Mais accolez donc vitré à humeur et voyez l'effet produit. C'est limite écœurant, ça peut même aller jusqu'à la nausée si l'on jette, simple curiosité, un coup d'œil sur le ternet. Ce truc gélatineux transparent aperçu furtivement sur l'écran devait, en plus, éveiller en elle quelques reliquats de dissection dans un labo de lycée, parachevant ainsi ce cauchemar.

En sus de ce secret brisé, l'homme des yeux avait, un rien, empoigné ses songes ailés et en avait fait du petit bois dont on allume les petits feux...

Il faut dire que Félicie, forte de ce dragon nichant sous ses paupières et qu'elle enfourchait dès qu'elle était seule, s'était fait des échappées dignes des plus grands conteurs.

Chevauchant cet être drapé d'écailles dont elle avait -tant qu'à faire- accordée sa taille à la sienne -entendez par là, qu'à la manière d'Alice, elle rapetissait à sa guise quand elle mangeait un bout de far ou une crêpe- Félicie se faisait des virées explosives dans les nuées.

Elles devenaient, sa cavale annelée enfourchée et elle, une entité évoluant de nuage en nuage comme qui se fiche de l'apesanteur. Elles pulvérisaient les cumulus d'une pichenette, s'enrubannaient de cirrus et éparpillaient les troupeaux moutonneux comme l'aurait fait le loup dans de hauts pâturages. Elles allaient jusqu'à pourfendre de leur étrave écaillée les cumulonimbus porteurs de nuées noires.

Ou encore, telle Poucette cramponnée à son hirondelle, elles louvoyaient sur la lande herbue, culbutant parfois sur une roche enchantée qui lui faisait entrevoir, à elle, le monde du Petit peuple vivant dessous la terre. Fées aux ailes diaphanes, trolls contrefaits et poilus, tous ces êtres nichant sous les collines peuplaient alors ses « fantaisies imaginaires » de leur cohorte magnifique. Elle tissait, au milieu de leur bande, une tapisserie somptueuse où s'ébattaient trolls et farfadets vêtus d'habits de feuilles, tandis que son dragon, tout perlé de nuées, jouait à un deux trois… soleil avec les korrigans velus.

Souveraine et unique, elle l'était alors.

Souveraine et unique.

En vrai, elle n'était plus, à présent, que Félicie.

Seize ans, brune de peau et de cheveux, des yeux comme ceux de Betty Boop, ronds, frangés et innocemment coquins, Féfé Le Goff de Cleden Cap Sizun est un joli paquet comme on dit par chez elle mais s'en tamponne un peu. Bon, bien sûr, il vaut mieux être chouquette que se traîner un physique ingrat par les temps qui courent, mais là, dans sa vie de maintenant, elle n'en a rien à battre d'être mignonne. Sa silhouette callipyge lui vaut bien des regards, envieux pour certains, admiratifs voir concupiscents pour d'autres mais Féfé s'en bat l'œil.

Les garçons l'intéressent peu voire prou du moins en apparence.

Pourtant, son physique fait chavirer bien des corps et les copains de maternelle se tapant sur les cuisses en hurlant « Félicie AUSSI ! » ont suivis année après année, le « développement » de cette graine qui a donné naissance à cette belle plante qui en fait baver plus d'un.

 

Il y a Alan qui ne sait plus quoi faire de ses mains quand il la voit entrer dans son champ de vision. Les lunettes-loupe qu'il porte en équilibre sur son nez lui donnant la même aisance de repérage que celle d'une taupe extirpée des entrailles de la terre et exposée en plein soleil, ce n'est donc que quand la mâtine est tout de contre qu'il la calcule. Ses poches de pantalon deviennent dans l'instant impénétrables, sournoisement cousues dans les secondes coïncidant avec l'apparition de Féfé et il agitait ses doigts moites sur l'ouverture couturée avec un affolement qui lui faisait frôler l'apoplexie, jusqu'à ce que, résigné, il laisse pendre lamentablement les objets de sa gène le long de ses cuisses. Ensuite, bouche-bée, il paraissait déconnecté de son environnement et ne percutait plus rien. Va doue, quel glapez qu'il devenait !

 

Il y a Ewan, fils et petit fils de fabricant de mâtures, qui la guettait de sous l'appentis à présent déserté de la menuiserie. Le noroît balayait en écharpe les copeaux blonds et roux des arbres rabotés accumulés au sol et Ewan en était constamment poudré, portant sur lui la mémoire des grands fûts transformés en hauts mâts. L'intéressait chez Féfé la courbe de ses hanches dont le galbe éveillait en lui de sourdes souvenances. Quand le vent plaquait contre elle son ciré jaune, il rêvait de jointages et de tanins râpeux tout en suivant du regard la coque mouvante qu'Héol bousculait sur les bruyères violines comme un ballon perdu.

 

 

Et Lorick, fils d'un producteur de pommes dont on fait le bon cidre !

Cet échalas d'un peu plus de deux mètres, sec de corps et tanné de teint, semblait avoir été créé par Dame nature en vue de cueillir les fruits de ses pommiers sans se pourvoir d'échelle. Tout en membres filiformes, des paluches comme des battoirs, il trouvait moyen de perdre au moins quinze centimètres quand Félicie pointait son museau.

Ses guibolles s'enfonçaient-elles dans le sol ? Non.

Ses épaules s'abaissaient-elles à la manière des branches qu'il rabattait vers lui pour cueillir la Bedan gros dont il faisait son cidre ? Que nenni.

Par contre, ses jambes s'arquaient aux genoux comme un qui aurait fait l'exode sur une barrique et son dos, suivant le même processus, s'arrondissait, prenant tout soudain la forme convexe d'une carapace d'insecte géant. Du coup, son menton trouvait refuge dans son giron, son cou passait aux abonnés absents et ses cheveux, qu'il portait longs, tombaient en rideau devant son visage. Ses bras pendaient comme ceux d'un jésus décrucifié et il demeurait coi et en boule, guettant la belle de ses pensées au travers de ses tifs de jonc.

 

Et que dire de Kilan, querelleur de première, toujours aux taquets et bondissant sans arrêts sur ses jambes de coureur des landes à la manière d'un zébulon sous amphétamines ?

Kilan qui chahutait tous les « mous du genou » comme il disait des autres -de tous les autres- en les carambolant sans cesse et qui cessait ses sauts et sottises dès que Féfé était dans les parages. D'ailleurs, il ne supportait pas qu'on l'appelât Féfé cette nana et menaçait du poing et disait son pegement à tous ceux qui s'oubliaient devant lui.

De bastonneur de première il passait à mec sympa dans la seconde où Félicie venait au milieu de tout.

 

 

Bref, la plupart des garçons qui côtoyaient Félicie subissait les dégâts collatéraux qu'engendre les belles filles sans que cela lui fit le moindre effet, à elle qui vivait dans ses songes.

La tête dans les nuages -car c'est bien connu en Bretagne, y pleut tout'le temps- elle ne notait jamais les bredouillis incompréhensibles et les gestes incontrôlés dont elle était la source quand elle était au milieu d'eux.

La tête dans les nuages, elle ne déambulait pas dans les rues de Cleden Cap Sizun, Finistère, mais du pas décidé d'un troupier partant à l'assaut de quelque bastion, elle attaquait le bitume d'un talon caoutchouté -car s'est bien connu, en Bretagne il vaut sortir botté- quittait le village encore somnolent sous sa couette de brume, enjambait bruyères et ajoncs de la côte sauvage -confiant au vent le soin de décoiffer ses tifs et de parer ses joues du vermeil de son frisquet- puis longeait l'étang de Laoual où le ciel traînait son cortège de nuées bouillonnant comme une marquise sa robe. Arrivée en bout de terre, elle dégringolait les rocs à la manière d'une chevrette et posant son popotin charmant au dos rond d'un rocher, accotait ses épaules au grumeleux granit auquel elle trouvait des douceurs toutes tièdes.

Son repère, son domaine ?

Bae an anaon. La Baie des trépassés.

Déjà rien que le nom ! La Baie des Trépassés.

 La première fois, qu'au gré de ses pérégrinations elle avait découvert cet endroit, sa sauvagerie l'avait envoûtée. Le patchwork des champs cédait tout soudain ses camaïeux à la côte déchiquetée où l'océan remâchait sa fureur de ses crocs acérés, abandonnant des festons de son écume mousseuse dans les failles et ravines comme pour se faire pardonner. La plage s'alanguissait ensuite, passant des galets argentés au sable cassonade où les vagues calmées s'abandonnaient enfin.

C'était là qu'elle se trouvait le mieux, c'était là qu'elle passait le plus clair de son temps libre, une part de far dans sa musette ou une crêpe dans la poche.

 

Il pleut. Qui s'en étonne ? Pas moi, nous sommes en Bretagne.

Félicie est adossée aux rocs dégoulinants. Elle ressemble à un citron de Menton échoué là à la suite de quelque naufrage et à son habitude -même si ce crétin d'ophtalmo lui a piétiné son beau trésor- les bras passés autour de ses jambes repliées, elle rêve.

Cette fois, c'est l'océan furieux et le ciel encombré de nuages monstrueux dont elle pourfend la toile. Un rayon de soleil crève parfois l'épais molleton chargé d'eau et la pluie mêle ses sequins d'argent aux paillettes des vagues. C'est beau. Ça pulse, ça chahute, ça fait chaud et puis froid. Félicie s'enrêve, plonge dans les écumes bouillonnantes, taquine les fonds marins tout poudrés de coquilles et d'épaves englouties.

Lui revient alors en tête cette scène dont sa mémoire fabuleuse et sélective a enregistré la joliesse et la poésie.

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Un bistrot enfumé où morutiers d'antan et matelots du cru mélangent leurs ivresses pour faire un sort au temps. Un linceul de fumée s'arrêtant au plafond empaquette à mi-corps des hommes flageolants. D'autres, assis et logés à la même enseigne, transforment ce bouzinant boui-boui en musée des horreurs peuplé de demi-êtres vacillants.

Parfois, l'un de ces humains dont on n'aperçoit que les guibolles et un bout de cul agite les bras tel un sémaphore. La fumée se disperse un peu, comme à regret et dévoile le fantôme dont les agîtements ont causés cette faille.

Là un homme perdu, pensées au fond du verre, bredouille une chanson que personne n'entend.

Calé dans un recoin par un angle miséricordieux, voici Ewan, marin en désuétude ne vivant que d'expédients pas toujours très honnêtes.

Qu'importe, il vit !

Répondant à une bribe de conversation flottant sur la nappe fumeuse et qu'il croyait lui être destinée, le voici qui se redresse, tout gonflé d'importance et qui répond à une question qu'on ne lui a pas posée.

- La dernière tempête ? dit-il en fourrageant dans ses épis dressés tout debout sur sa tête !

- Va doué ! J'ai bin cru qu'j'allais y laisser la peau ! Des déferlantes terribles, mon gars, hautes comme l'empaïre state buldinge ! J'ai même cru que l'océan y s'fendait. Des murailles sournoises où tourbillonnaient des trucs, mon gars ! Jamais vu ça. Et ça moussait et ça moussait. Tiens, r'mets moi donc une t'ite bière. Avec faux col, s'te plait, ouaille.

Il boit un coup, essuie d'une manche lustrée la virgule nacrée ornant sa lèvre supérieure... et reprend, brusquement, tendu comme un ressors.

- Le Tamaris ! Tu t'souviens de ce fameux trois mâts fier comme un oiseau, hissez haut ! Ha mondedieu, v'là Hugues Aufray qui déboule maint ‘nant ! On aura tout vu !! Hé bé oui, le Tamaris, qui est aussi, je t'l'appendrais pas, un arbuste à ramures souples dont les chatons roses flirtent (prononcer flirte) avec le vent dès que le printemps revient. Bin le Tamaris, j'l'ai vu, mon gars, comme j'te vois ! T'es où ? ha, pardon...tu m'tournais l'dos et j'voyais plus tes moustaches*. Tu t'souviens qu'il a coulé en décembre 1887 drossé sur les rochers de l'île aux Pingouins par les vagues en colère ? Bin j'l'ai vu passer le Tamaris, mon gars, ouaille !! tout empaquetée de fantômes...lambeaux de voiles et mâts entiers, cordages, baril de rhum, mousse et cap ‘Taine. Ouaille...

Y s'gratte les épis, tourne promptement la tête de droite et de gauche comme un oiseau inquiet, puis, penché vers la tireuse à bière dont le gargouillis l'induit en erreur, il chuchote :

- J'ai même vu une sirène, crois-moi ou crois-moi pas j'm 'en fous, s'énerve-t-il alors que sa voix monte de deux tons et que d'un poing fermé, il martèle le zinc pour ponctuer ses propos. Puis il se reprend, regarde de nouveau par dessus l'épaule de son caban de matelot dont il n'a pas quitté la carapace depuis des mois si l'on se fie à son état et murmure :

- J'l'ai vu !! à la machine nickelée dont l'embout s'orne d'une bubulle pommelée.

- J'l'ai vu... Des quinquets translucides, des cheveux violine... J'étais tout seul, sur ma barque, avec ma p'tite canne à pêche ridicule, avec son hameçon tout riquiqui qui bringuebalait comme le leurre du poisson lanterne que s'en était une misère. J'étais là, fétu de paille au milieu de l'enfer noueux, et j'l'ai vu...

Ses yeux se noient, deviennent liquides... vacillent... et bon sang, deux larmes coulent dans les rides de ses joues, silencieuses...

Deux larmes...

C'est tout...

*Le serveur n'a pas de moustaches. Juste d'énormes sourcils broussailleux pareils à des chenilles ébouriffées qui s'arc-boutent en manière d'assentiment.

 

 

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Il pleut donc et deux gouttes ont trouvées, malgré le suroît rabattu jusqu'au nez, le chemin des joues de Féfé.

Comment ces importunes, coulant sur le rêche chaume des méplats d'Ewan, ont-elles fait pour se retrouver sur les joues de notre rêveuse ?

Le mystère reste total.

Enfin... pas si total que ça car la marée montante rabat jusqu'aux pieds des rocailles son écume rageuse perlée de nacre et d'ocre. Tout tourbillonne autour de notre agrume scotché là et la valse se fait violente qui noue les vagues aux cieux, les cieux aux vagues, les vagues aux cieux, les cieux aux vagues.

Juste au bout de ses bottes, des perruques émeraude et rousses, du bois flotté, des morceaux de coquilles. Tout un récit en offrande à qui veut bien le lire. Et parmi les cadeaux de l'océan aux rocs, un cordage lové au pli d'une cassure et qui gîte et s'agite comme doté de vie.

Féfé baille, s'étire un peu, respire à fond l'air parfumé comme une huître, extirpe de son havresac une tranche de far, y plante ses jeunes crocs et récupère prestement la corde échouée là. A sa grande surprise, ce n'est pas un tronçon qu'elle a au bout des doigts. C'est une cordelette s'évanouissant dans des paquets d'algues puis resurgissant par à-coups, au rond d'un granit, dans l'écume mousseuse, au creux d'une crevasse. Intriguée, Félicie tire un peu et la bestiole cordée toute habillée de pendeloques dévoile son errance, posée à l'épaule des écueils dressés là comme des sentinelles ou toute poudrée des grains dorés du sable roux bouillonnant dans les flots. Luisante, reptilienne, elle plonge et resurgit, parfois hydre, caprice de tourmente, ses cous menus s'achevant en postiches rouillés. Ou lovée en anneaux, vestige de torpeurs, de repos dans un creux. Le grelin trace sa route sur les crocs de La Baie des trépassés et Félicie le suit, aussi.

D'une main elle le hale et l'attire, de l'autre, elle le débarrasse rapidement des cadeaux trop encombrants qui l'enjolive puis l'enroule sur son avant-bras.

Elle fredonne en sautillant de brisants en écueils.

Depuis qu'elle fréquente ces entrailles de roches, elle en connaît toutes les embûches. Le dur faisant soudain place au néant, les geysers filant droit aux cieux là où n'était qu'un trou de souris, les dents de kraken, les arrondis perfides, toboggans infernaux dévalant vers la mort.

Peu à peu, le bracelet devient mitaine, pesant sur son avant-bras comme un corps de boa. Elle continue mais ne chantonne plus, intriguée par ce cordon qui n'en finit pas. Les sourcils froncés, toujours insensible à la pluie qui grésille, elle s'élève puis dévale, se hisse et presque plonge.

Sur son ciré, le manchon cordé pèse, garrottant jusqu'au coude la Bretonne amarrée.

 

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Il aime tout d'elle.

La façon dont elle relève ses cheveux sur sa nuque pour en faire un opulent chignon et les mèches qui s'en échappent, indomptables. Il aime cette manie qu'elle a de se passer la langue sur la lèvre du bas avant de commencer une de ses rares phrases.

Il aime quand elle se gratte, quand elle renifle, quand elle remonte le col de son paletot, enfile ses bottes et enfonce son suroît avant de prendre le chemin des falaises à la manière d'un guerrier s'apprêtant au combat.

Son rire, ses yeux papillonnants qui vous voient sans vous voir.

Sa voix, ses silences, ses larmes qui coulent on ne sait pas pourquoi.

Qui est-il-lui ?

Un esprit autorisé à voir, le jour comme la nuit, tout ce que les damnés ne peuvent pas voir du tout.

Il est Vargan, un de ces êtres que Félicie côtoie dans ses fantasmagories. Un de ces désenchantés n'existant que dans l'ombre, n'épuisant leurs misères que dans la contemplation de la lune gibbeuse, des étoiles et des coulures du jour.

Normalement, il n'est que cristal et glaise, transparence et malléabilité de pacotille. Un nébuleux, un ectoplasme sans apparence et sans chaleur, un fantôme qu'elle pulvérise dans ses chevauchées fantastiques parce qu'il se met toujours devant elle en agitant les bras pour... pour... rien.

Il n'est rien et ne comprend pas pourquoi un truc, là, dans sa poitrine, lui brûle et tambourine à l'assourdir quand Félicie est là.

Il déteste tous les attardés qui l'entourent, de la grande gigue rapetissante au bout d'homme tout poudré de l'âme des grands fûts qui ne voit en elle que l'arrondi des barriques.

Il les déteste tout en sachant pertinemment que Félicie n'en préfère aucun.

Mais EUX, elle les voit, alors que lui...

Lui, elle l'éparpille toujours en milliers de gouttes grises.

Lui...

Lui qui est l'averse qui ruisselle et qui la recouvre toute.

Lui qui est le ventre des vagues où s'épuise en multitude le sable qu'elle roule entre ses doigts quand elle rêve.

Lui qui est la flaque que Félicie éclate de son talon botté quand elle charge vers la Baie des trépassés

La larme qui coule sur sa joue, c'est encore et toujours lui.

Comme il n'est rien, pense-t-il, la tête entre les mains, les coudes aux genoux, le cul dans les bruyères, accablé de douleur ! c'est insupportable !

Alors...

Il a accroché une à une les pendeloques glanées dans l'océan à ce cordon traînant dans la tempête.

Alors...

Il l'a déroulé dans La baie des trépassés.

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Et la voilà qui achève son périple devant une faille pointue qu'elle ne connaissait pas. Une sorte de psyché où elle se voit entière, des bottes au chapeau, bout de ciel et bout d'eau. La corde qui la hale dévore son avant-bras telle une gueule de dragon et disparaît dans l'anfractuosité vitrée qui bruit de mille voix.

Les cadeaux de Vargan ne sont déjà plus là, repris par le ressac qui les naufrage... encore.

Elle tend vers lui son bras encordé.

Il tire à lui le cordon qui la hale...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  • Joli !
    Les corps flottants sont légion dans les tavernes du port par grande marée. :o))

    · Il y a presque 3 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

    • Oui, en effet. Pas facile de les amarrer, du coup ! ; )

      · Il y a presque 3 ans ·
      D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

      lyselotte

  • Ton talent se révèle, et éclate davantage dans cette si jolie histoire, c'est magique !!

    J'ai également des corps flottant dans le vitré, des petits dragons qui, m'ont d'abord affolé, jusqu'à ce que l'ophtalmo me rassure.

    · Il y a presque 3 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • des corps flottants

      · Il y a presque 3 ans ·
      Louve blanche

      Louve

  • Bravo ! Quelle écriture si imagée, tout se déroule sous nos yeux ébahis... ☆♡♡☆

    · Il y a presque 3 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Un conte que j'ai doré écrire... Merci pour ton gentil commentaire ma douce.

      · Il y a presque 3 ans ·
      D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

      lyselotte

    • :-)

      · Il y a presque 3 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • j'aime bien tes histoires elles sont très imagées, avec ta poésie bien personnelle et aussi tes jeux de mots subtils qui me ravissent . Kissous

    · Il y a presque 3 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

    • Merci ma toute belle. C'est la magie de l'écriture...

      · Il y a presque 3 ans ·
      D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

      lyselotte

    • ;o)))

      · Il y a presque 3 ans ·
      One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

      vividecateri

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