ECLATS DE VERRE (Une vie en morceaux)

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 24 autres dans le recueil "Vingt-cinq nuances de noir" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-1-3), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

• 18 Avril

 

« Papa, tu joues avec moi ? ».

Pour toute réponse, Eloïse n'obtient qu'un vague grognement. On dirait le râle d'une bête malade.

Dans l'ombre de la chambre aux volets clos, elle perçoit le froissement des draps, le grincement du sommier torturé. L'atmosphère est immobile, alourdie de relents de sueur et d'alcool.

« Papa ? ».

Déjà elle renonce. Elle comprend qu'elle a perdu un compagnon de jeu. Il n'y a pas si longtemps pourtant, il appréciait sa compagnie turbulente. Il aimait disputer avec elle une partie de rami ou de Monopoly, parfois même une simple bataille aux cartes. Elle devine qu'à présent, il en est bien incapable. Elle n'est même pas certaine qu'il puisse se lever s'il en a envie, et se tenir debout s'il le faut.

Avec une petite moue de dépit, Eloïse se rencogne contre la porte-fenêtre, calée dans les coussins, et reprend sa lecture. A l'autre bout de la pièce, Laurine et Alban détruisent méthodiquement une maison Lego qu'elle a construite, ponctuant d'un rire hystérique chaque éparpillement de briques. Elle les laisse faire.

Dix-huit heures dix.

Maman rentre, leur sourit, les embrasse avant de jeter un coup d'œil circulaire. Son expression se fane en devinant la chambre plongée dans l'ombre. Une petite ride se dessine au coin de ses lèvres et ses yeux s'embuent, à moins que ce soit la fatigue qui lui donne ce regard vitreux. Eloïse préférait avant, quand c'était Maman qui restait le mercredi et que Papa revenait plus tard. Le week-end, elle avait le temps de lui lire des histoires et l'emmenait parfois au cinéma. A la belle saison, si le temps le permettait, ils allaient tous pique-niquer dans des pays qu'elle s'inventait avec des mers de la taille d'un lac, des îles mystérieuses et des cabanes dans la forêt, des grottes et des rivières secrètes. Depuis quelques mois, les fins de semaines sont silencieuses et tristes, confinées au pied de la falaise austère de cette barre d'immeuble où ils habitent depuis le début de l'année. Le jardin, le village, la campagne lui manquent.

« Tu as fait tes devoirs ? » demande Maman.

Eloïse hoche la tête.

« C'est déjà ça… ».

Mais Maman semble débordée, dépassée, défaite. Eloïse devine que ce n'est pas assez, que son rôle de petite fille ne suffit plus. Quand elle perçoit le reniflement, elle se demande si Maman a pris froid ou si elle est encore en train de pleurer.

 

• 4 Août

 

Papa ressemble à un dieu antique avec son corps musclé luisant de crème solaire. Instinctivement, Eloïse se rapproche de lui. Elle a un peu peur des vagues, de la marée montante. Elle finit par s'ancrer à la dextre paternelle. Ses yeux sont pleins de sel et de lumière qui lui font presque mal, mais c'est une douleur merveilleuse. Accrochée à Papa, elle se sent invincible. Elle se retourne : à la limite des vagues, Maman retient Laurine et Alban, empotés, empâtés dans le sable lourd de la grève que les vaguelettes creusent sous leurs pieds. Elle lui sourit de loin, peut-être même lui fait-elle un clin d'œil.

Papa lui a lâché la main pour plonger dans les vagues. Eloïse a un peu peur et reflue mais, sitôt réapparu à la surface, Papa lui fait signe de le rejoindre.

« J'ai pied, n'aie pas peur ! ».

Mais Eloïse ne peut s'empêcher de se retourner une nouvelle fois. Sur le visage de sa mère, elle découvre une expression tendue, inquiète. Elle veut retourner mais déjà, il est sur elle et l'entraîne.

Elle hurle : « Non, non ! ».

Le sable granuleux se dérobe sous ses pieds ; la vague l'emporte. Elle sent à peine les mains puissantes de son père qui lui maintiennent la tête hors de l'eau. Elle a l'impression de suffoquer et pourtant, il rit aux éclats, la soulève. Il lui fait peur parfois. Un peu d'écume lui entre dans les narines. Elle s'engoue. Des algues dérivantes s'entortillent entre ses doigts de pieds. On dirait des tentacules qui essaient de l'enserrer, de la retenir, de l'attirer vers les abysses. Elle se débat.

Papa s'est rapproché du bord et la dépose dans un fond d'eau mouvante qui, en se retirant, fait grésiller le sable surchauffé.

« Tu as peur ? ».

Puis, sans attendre, Papa ajoute : « Il va falloir apprendre à nager. Tu verras, c'est facile ».

Papa sait tout faire et pour lui, tout paraît simple.

« Tu es fou ! ».

Maman semble mécontente et, lorsque Papa tente de la rassurer, elle rétorque : « La mer est agitée, il y a des courants ! ».

Il hausse les épaules et propose : « On va manger une glace ».

Maman se radoucit et hasarde un sourire. Peut-être qu'en fait, elle ne déteste pas ce caractère aventureux et risque-tout, même s'il l'effraye un peu.

 

• 25 Décembre

 

Eloïse est rassurée. Il y a autant de cadeaux que l'an passé. Elle craignait un peu les restrictions depuis qu'elle avait entendu Maman et Papa discuter de leurs problèmes financiers. Elle a tout de même compris que si la situation ne change pas, ils vont devoir abandonner leur petite maison dont les remboursements pèsent trop lourd dans le budget familial. Ils prononcent souvent les mots de banque, de crédit et d'échéances. Echéances, ça ressemble trop à un autre mot dont elle ne se souvient plus mais dont elle devine le sens. Ils se balancent souvent au visage le terme de "dépenses inutiles", comme une insulte. Ce matin, ils retiennent leurs mots, mais on devine la tension qui règne autour du sapin.

Laurine et Alban déchirent les papiers colorés avec un enthousiasme furieux. Eloïse s'applique à défaire les cadeaux avec précaution, pour récupérer le papier. Elle devine que désormais, il n'y aura pas de petites économies. Elle a remarqué que les adultes se sont abstenus de toute dépense somptuaire, que la veille au soir, pour le réveillon qui comme un fait exprès avait lieu chez eux, ils ont préféré le mousseux au champagne. C'était écrit sur les bouteilles qu'Eloïse a alignées dans la cuisine, comme une troupe à la parade. Mais on n'a pas rogné sur la quantité et, comme d'habitude, Papa a trop bu. Un peu plus que les autres fois d'ailleurs. Ce matin, il avait le bec blanc, les traits tirés, la mine gélatineuse et les lèvres sèches comme au sortir d'une fièvre. Un peu après la séance de cadeaux qu'il a considérée d'un air absent, il est allé vomir dans les toilettes. A Alban qui passait par là et demandait pourquoi Papa était malade, Maman s'est contentée de répondre en grognant : « Ça devait arriver ! ». Papa a passé le reste de la journée affalé dans le fauteuil, hébété devant la télévision qui diffusait des programmes pour la jeunesse. « C'est gai ! », a soufflé Maman. Le soir, ils se sont disputés parce que Papa voulait boire un reste de vin au souper. 

« Ta cuite ne t'a pas suffi ?

– Occupe-toi de tes fesses ! ».

Papa avait un air agressif et méchant et, lorsqu'Eloïse lui a proposé une partie de Uno après le repas rapidement expédié, il a simplement répondu : « Plus tard ».

C'était déjà trop tard.

 

• 22 Juin

 

Mamie est venue les chercher, Eloïse à l'école élémentaire, Laurine et Alban chez la nounou. Les jumeaux étaient heureux de la surprise mais Eloïse a accueilli leur grand-mère avec une moue contrariée, renvoyant l'expression grave de la vielle dame qui s'efforçait de dissimuler son trouble sous un sourire forcé. Ils n'ont pas pris le chemin de la maison.

Pour le trajet, Eloïse a eu le droit de se sangler à l'avant de la petite voiture. Elle en a profité pour demander à sa grand-mère : « Qu'est-ce qui s'est passé, Mamie ? ». La vieille dame n'a pas répondu, feignant de se concentrer sur sa conduite. Lorsqu'Eloïse a répété sa question, elle a soupiré : « Maman a eu un problème, elle est à la maison ». Eloïse a compris que cela signifiait "chez moi", sinon elle aurait dit "chez vous".

Arrivés chez Mamie, les enfants se sont précipités vers leur mère après un instant de surprise. A vrai dire, il y avait de quoi hésiter : elle avait un visage de raton laveur avec des yeux rougis auréolés de bleu et de brun et une démarche hésitante et difficile. « Maman est tombée » a-t-elle expliqué. Eloïse n'a pas demandé à cause de qui ; c'était inutile, elle le savait bien. Ce n'était pas la première fois, mais elle devinait qu'à présent, Papa avait dépassé les bornes. Une fois déjà, elle avait assisté à une de leurs disputes, attirée par les éclats de voix alors que les enfants étaient couchés. Elle avait vu Papa la bousculer et elle s'était cachée lorsqu'il était sorti brusquement de la chambre en claquant la porte. La petite fille avait attendu longtemps avant d'oser entrer dans la pièce, et ce qu'elle avait vu l'avait navrée, même si Maman n'avait aucune trace sur le visage et ne prenait pas cet air douloureux que semblait lui arracher chaque mouvement. Mais elle devinait que depuis cet épisode, beaucoup de choses avaient changé.

 

• 30 Mai

 

« Salaud !

– Je t'emmerde !

– C'est ça, crie-le bien fort, que les enfants n'en perdent pas une miette !

– Justement, ça va leur apprendre du vocabulaire et la grande va revoir ses conjugaisons : je t'emmerde, tu m'emmerdes, elle m'emmerde ! ».

Un silence interrompu par un sanglot.

« Tu te rends compte ? Non mais tu réalises ce que tu es devenu, comment tu nous traites ? ».

 

• 3 Octobre

 

Ils sont dans le canapé, affalés devant la télévision où Maman s'est assise, le chiffon à vaisselle encore à la main. On parle de fonds de pensions américains qui se sont effondrés, de la crise et des effets sur les familles surendettées, contraintes de déménager pour rembourser leurs dettes, leurs maisons grignotées par les hypothèques, parfois jetées à la rue.

« On n'en est pas là, murmure Papa.

Maman laisse échapper un soupir.

– Tu trouves ?  ».

Elle se redresse, un air morose sur le visage.

Eloïse se tasse dans un coin du couloir où elle s'est faufilée en entendant les voix graves. Elle ne pouvait pas dormir mais à présent, elle regrette de s'être levée. Depuis quelques jours, elle a remarqué le regard triste et désabusé de Maman, cette expression déjà nostalgique lorsqu'elle regarde la maison. Ils n'en ont pas parlé ouvertement mais Eloïse devine qu'il faudra la vendre.

« Annette, s'te plait, apporte-moi une bière… »

Pas de réponse.

« Parle à mon cul, ma tête est malade ! », grommelle Papa.

Alors qu'il se redresse et se retourne, son regard croise celui de sa fille aînée dissimulée dans la ligne d'ombre de la porte entrouverte.

« Va te coucher, toi, sinon tu vas voir ! ».

 

 

• 8 Juin

 

Papa et Maman sont assis sur le lit. Eloïse n'a pas osé entrer. Ce n'est pas la première fois qu'elle les surprend ainsi enlacés mais aujourd'hui ce qu'ils se murmurent a retenu son attention.

« Pardon, pardon… Je sais pas ce qui m'a pris ! ».

Papa semble au bord des larmes. Maman émet un cri à la fois aigu et rauque et son dos, secoué de spasmes, trésaille lorsque Papa y pose sa main. Par réflexe, Eloïse recule lorsque Maman s'arrache aux bras de son mari. Elle lui fait face, comme si elle allait le gifler, puis ses yeux se mouillent et une expression résignée conquiert son visage.

« Je pardonne, Etienne, je pardonne, mais seulement cette fois. Il n'y en aura pas d'autre. Ne recommence jamais ! ».

 

• 10 juillet

 

Maman a recommencé à fumer. Ça lui donne une haleine bizarre, comme si elle était malade, et une odeur désagréable qui supplante son parfum. Elle passe beaucoup de temps accrochée à son mobile. Elle ne se cache plus comme avant. On dirait qu'elle a pris le parti d'annoncer la nouvelle aux enfants par l'entremise de ces monologues téléphoniques. Eloïse a compris que ce "Maître Guichard" est avocat et que c'est lui qui aidera Maman dans ses démarches pour le divorce. Le mot a d'ailleurs été prononcé plusieurs fois. Dommages, frais de justice, certificat médical et rapport de police, fautes et torts… Et puis il y a cette phrase inquiétante qui revient sans cesse comme un refrain, un résumé de cette comédie que se jouent les adultes : "garde des enfants". C'est ce qui tourmente le plus Eloïse puisque le reste, elle a eu le temps de s'y faire, d'accepter l'idée que leur famille allait voler en éclats et qu'il ne resterait plus qu'à ramasser les morceaux, et peut-être à les jeter. Quand Maman parle de garde alternée, Eloïse a peur. Elle aime bien son Papa mais se retrouver seul à seul avec lui… A présent il l'effraye. Il est comme un étranger. Elle l'a revu il y a quelques jours. Il semblait vieilli, malade : ses traits se sont affaissés, il est bouffi, rougeaud avec un regard glauque et abêti. Elle n'a pas aimé la manière dont il l'a embrassée.

 

• 29 Août

 

Papa n'est pas rentré pour souper.

« Il a des problèmes au travail », a expliqué Maman sans donner davantage de détails.

Il est arrivé tard dans la nuit, l'air abattu. Une colère sourde semblait l'habiter, comme un gros tas de braises chaudes dans son ventre, mais son regard éteint était noyé par la tristesse et le découragement.

« Comment ils vont vous payer ? a demandé Maman.

– Je sais pas. Personne n'a d'idée sur la suite des évènements. On parle d'un administrateur, mais pour administrer quoi ? D'une tutelle judiciaire… Tu parles, y a plus rien ! ».

D'un geste las, il a allumé la télévision et guette le journal de Soir 3. Lorsque le présentateur apparaît enfin, Papa se tend vers lui comme s'il lui adressait personnellement la parole. Puis plus le temps passe, plus il se replie sur son canapé.

« Connard, le foot, c'est bien plus important !… ».

Et il éteint le récepteur avec une violence mal contenue.

Ce doit être vraiment grave parce que Papa adore le football.

Il ouvre une canette de bière, la vide d'un trait.

« Tu as mangé ? demande Maman d'un air désolé.

– Pas faim !… ».

Il téléphone.

Malgré les injonctions de Maman, Eloïse n'a pu se résoudre à aller se coucher. Elle écoute depuis le palier. Papa semble discuter avec un de ses collègues.

« T'as vu, même pas un mot !… Ouais, enfin, ça date de ce matin… Je sais, demain aux infos régionales, mais quand même !… Les vaches, ils avaient bien préparé leur coup : ils ont tout déménagé en moins de 24 heures, des Polaks il paraît. Roland a discuté avec un gars de chez Prébois : ils avaient réservé douze camions chez eux. Evidemment, ils n'ont pas traité avec un local, trop risqué. Ça devait rester secret. Le type dit que ça le dégoûte mais tu parles, il a pas craché dans la soupe… Ouais, je sais bien, il tient à sa place, qu'il en profite ! Il a même pas le droit de dire où ils ont emmené les machines : Pologne sûrement, mais ça pourrait tout aussi bien être la Roumanie ou la Lituanie… Tu parles, c'est beau l'Europe. Et nous, on va bosser où à présent ? ».

Papa et Maman ont encore un peu discuté. Jusque-là, Maman semblait très calme, très digne. Et puis elle a craqué. C'était la première fois qu'Eloïse voyait sa mère dans cet état. Papa, au contraire, semblait reprendre courage, comme si la défaillance de l'un redonnait de l'allant à l'autre. Et il susurrait à l'oreille de Maman qui demandait ce qu'on allait devenir :

« T'en fais pas, des tourneurs, on en demande partout, surtout avec de l'expérience. Y a de l'offre ! De toute façon, ça battait de l'aile, pas assez compétitif. Je mettrai pas longtemps à trouver un poste mieux payé, tu peux me faire confiance. Et puis on forme une famille. Tu vois, on est unis, on se serre les coudes. Tant qu'on sera ensemble, rien ne pourra nous arriver ! ».


© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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