Elpis à l'oeuvre

Olivier Verdy

La malheur des uns fait le bonheur des autres...ou pas

Christine regarde par la fenêtre. Elle esquisse un sourire. Leger. Enfin. Une larme coule sur sa joue. Elle se lève et sort de la chambre. Et dire que ça fait plusieurs mois qu'elle attend ça. Des années peut-être. Une éternité lui semble-t-il en tout cas. Pour la première fois depuis qu'elle est au courant, Christine se regarde dans un miroir. Pathétique. Yeux cernés et noirs, cheveux un peu gras, trop longs et pas coiffés et des vêtements d'un autre âge. Comment a-t-elle pu en arriver là, Pourquoi ce laisser aller ? Par amour peut être, elle s'est oublié. Et pour ce jour, ce grand jour, elle se doit d'être au top. Direction la salle de bains : douche, cheveux arrangés grâce à un ciseau magique, ongles faits, maquillage. Christine se surprend même à chanter « Perfect Day » de Lou Reed. Oui ce jour va être parfait. Combien d'heures a-t-elle passé derrière cette fenêtre à regarder la rue, les voitures qui vont trop vite ou qui klaxonnent dès que l'une d'elles s'arrête ? Jamais contentes ces voitures.

Et dire que depuis l'annonce fatidique elle a tout perdu ou presque. Ne conserver que l'essentiel. Au début son patron a été compréhensif. « Fais pour le mieux Christine, on vous soutient » puis petit à petit le message a changé « vous comprenez c'est difficile ici au travail avec toutes vos absences » et ça s'est terminé par un fabuleux « Occupez-vous de vous et revenez quand tout sera bien ». Quel connard. Même ses collègues se sont éloignées petit à petit. Comme si elle était pestiférée. Seule Carole est restée. Peut-être parce qu'elle venait de perdre son mari et qu'elle comprenait un peu mieux ce qu'est la douleur. Gentille Carole. A la maison, le traitement a été le même. Son mari. Lui. Qui préfère sortir le soir avec ses potes de boulot. Qui préfère noyer sa douleur plutôt que de l'affronter. Qui préfère fuir plutôt que de se battre. Qui préfère coucher avec n'importe qui juste pour se sentir vivant. Et qui finit à la porte avec sa valise. Il n'est pas revenu. N'a pas donné de nouvelles. Ou alors Christine les a zappées. Sans intérêt. Ses amies. Ah ses amies ! Parlons-en. Tout le monde se lasse. Comme au travail, comme à la maison. On prend des nouvelles. Et comme rien de change, on espace les nouvelles. On en donne moins. On en prend moins. On n'en donne plus. On n'en prend plus. Et la vie continue. Et c'est comme ça que Christine se retrouve seule ou presque.

Elle a même renoncée à elle-même. Elle n'est plus femme. Juste une mère. Du coup, les ongles se sont un peu cassés, noircis. Les visites chez le coiffeur se sont espacées avant de s'arrêter. Le maquillage a laissé la place à des yeux constamment tirés et fatigués. Même les dents ont décidées de commencer à jaunir. La taille quarante-quatre a petit remplacé le quarante et le ventre, sur lequel reposent les seins, est perpétuellement gonflé. L'avantage, c'est aucun homme ou femme ne saurait être tenté par une quelconque approche. Plus d'amour. Plus de séduction. Plus de sexe. Elle n'intéresse personne et personne ne l'intéresse ; Un partout.

Ses journées son rythmées. Organisées. Précises. Presque ritualisées. Se lever. Passer rapidement à la salle de bains. Faire la vaisselle de la veille en faisant couler le café. S'assoir derrière la fenêtre, fumer deux trois clopes en buvant deux trois cafés. Ranger un peu la maison. Un peu, car Christine ne vit que dans le cuisine/salon et la salle de bains. Elle ne se souvient même plus de sa dernière incursion dans sa chambre. Elle avait peut-être même encore un mari. Faire éventuellement des courses: plats cuisinés pour remplir le congélateur. Alcool pour remplir le bar. Clopes pour remplir son cerveau. A 13h départ pour l'hôpital ou elle reste jusque vers 19H. Ensuite retour à la maison. Repas devant la télé, puis alcool et tabac, le cocktail revigorant du soir. Pour fêter d'avoir tenu un jour de plus. Pour dormir.

Mais ce matin tout est chamboulé. Elle a avalé son café plus vite que d'habitude, beaucoup fumé et même bu un petit verre de remontant. Car son cœur cogne. Sa tête tourne. Partagée entre joie, anxiété et impatience. Et elle sentirait presque bien. Il est mort. Trop bien. Depuis le temps qu'elle attendait ça. Tant pis pour lui. Tant mieux pour elle. « Lui », c'est peut-être pas vraiment un homme d'ailleurs, ça pourrait être une femme. Non Christine le sait. C'est un homme. Jeune, un ado peut être. Et elle est contente. Malheureusement. Dire que certainement des gens doivent le pleurer, des personnes doivent être tristes. Sa famille, ses amis; c'est la vie. Le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres. Et après tant de temps d'un côté, Christine pense qu'elle a enfin le droit de basculer de l'autre. C'est son tour. Alors elle se réjouit de la mort d'un jeune homme. En même temps, elle espère que c'était quelqu'un de bien, qu'il était en pleine forme - à condition qu'on puisse concevoir mourir en pleine forme – L'important est que ses poumons ne soient pas touchés; qu'ils soient sains comme disent les docteurs. Il n'y a que ça qui intéresse Christine. Le reste peut profiter pleinement de la mort.

L'hôpital l'a appelé cette nuit. Vers 4 heures. A l'heure où l'alcool est évacué, où Christine commence à se réveiller et essaie tant bien que mal de ne pas se lever boire un premier café. A l‘heure où chaque sonnerie de téléphone réveille la peur et le désarroi. Sauf que là, c'était une bonne nouvelle. Une putain de bonne nouvelle. « Bonjour madame ici le docteur Brocard, je vous appelle pour vous informer qu'un donneur compatible vient d'être trouvé. Votre fille sera opérée ce matin. » Comme une lumière dans la nuit, comme le bout d'un tunnel qu'on aperçoit enfin. Comme la fin d'un long cauchemar. Comme un réveil musical qui se met doucement en route pour vous sortir d'un sommeil de Belle au Bois Dormant. Et depuis Christine n'a pas redormi.

Rendez-vous à 7 heures. Pomponnée, haleine fraiche. Voir sa fille quelques instants avant qu'elle ne parte au bloc. Voir le chirurgien qui se voudra rassurant et prudent en même temps. « Vous savez, ce n'est pas une opération de routine, nous en avons déjà parlé, cela comporte des risques. Maintenant, nous avons fait un ensemble d'analyses et nous sommes confiants. Nous en saurons plus en fin de journée ».Christine est dans sa voiture. Fenêtre baissée, musique à fond, il faut que ça bouge ce matin «  Just like heaven » des Cure. Oui elle se sent comme au paradis. Mais espère que le paradis n'a rien à voir avec sa fille, son bébé. De 10 ans.

Il est de retour. L'avenir pourrait même redevenir rose. Peut-être que dans quelques semaines, elles seront à la maison. Toutes les deux. Pourront fêter Noël ensemble. Devant un vrai sapin et pas dans une chambre aseptisée. Ça fait du bien d'imaginer qu'enfin sa fille sera tirée d'affaire, qu'elle pourra peut-être avoir une vie normale, un chéri, des enfants. Bref vivre. Elle la voit déjà plus grande, dans une belle maison, des enfants qui courent autour d'elle. De nouvelles larmes coulent sur la joue de Christine. Quelle joie d'imaginer sa fille enfin guérie après tant de soucis, tant de souffrance. Il y a clairement eu un avant et un après. Quelques années de joie avant le diagnostic. A regarder sa fille grandir, s'épanouir avant ce coup d'arrêt. Comme si le temps s'était suspendu. Comme si plus rien n'avait plus existé. Et là sur un simple coup de téléphone, la machine se remet en route. Tout va repartir. Une nouvelle vie va commencer. Le pouvoir de tout effacer, Recommencer à zéro. Et déménager ? Arriver dans une autre ville, se faire de nouveaux amis, nouveaux collègues, nouvelle école et faire comme si rien n'était jamais arrivé.

Bientôt sur le parking. A quelques encablures du CHU, Christine chante à tue-tête, vitre baissée, « Knockin' on heavens door » repris par les Guns and Roses. Trop bien. Un peut triste peut être pour ce matin qui s'annonce si gai. Mais bon, c'est dans la playlist. Et ça fait du bien. Perdue dans ses pensées, un feu passé un peu trop au rouge, un camion qui déboule. Un coup de frein, un coup de volant. Une voiture qui se retourne. Une voiture qui s'encastre dans un poteau. Et Christine qui vient frapper à la porte du paradis.

Le débordement de bonheur brouille la vue et l'esprit de Christine. Pourquoi la voiture n'avance pas ? Pourquoi des lumières bleues et blanches ? Pourquoi le bruit des sirènes est-il si proche ? Et que veut le monsieur penché sur elle ? Un docteur ? De quoi il parle ?

«  Elle a une carte de donneur, on va pouvoir lui prélever ses organes »

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