embrasse les tous
giuglietta
EMBRASSE-LES TOUS
« Tu es là Enric, elle dit en entrant dans le rade,
enfin ! Ça fait cent ans qu'on ne s'est pas vus. » Le temps
de balancer ça, elle m'a claqué une bise, salué Jeannot à
son comptoir, souri aux habitués, enlevé son écharpe et
sorti de son sac clopes et briquet. Elle est comme ça,
Laura, une tornade rousse. Blond vénitien, dit-elle.
À peine ses lèvres trempées dans son premier
verre, elle aura commencé à me raconter son histoire.
Une indignation parce qu'un bourge a refusé deux euros à
un clodo, une blague entendue à la radio, une anecdote de
sa vie d'usagère des transports en commun ; elle prend le
bus tous les jours, son carnet à la main, aux aguets, alors
j'ai droit aux comptes-rendus des bribes minimalistes
qu'échangent rappeurs et vieilles dames, femmes à
poussette et adolescentes excitées, plus souvent qu'à mon
tour.
Mais sa grande affaire reste l'amour et la plupart
de ses récits tournent autour de ses histoires de coeur ou
de cul, avec elle c'est pareil.
Je suis son confident. Depuis quelques années
déjà. C'est venu tout doucement. De quoi on a l'air tous
les deux ? Je me le suis souvent demandé, moi avec ma
trogne et mon vieux caban sombre, elle tout en couleurs
qui gesticule et piaille l'air de parler pour moi et tout le
bar en même temps ! D'un père et sa fille ? D'un vieil
amant désabusé et sa jeune maîtresse ? Je suis son
confident. Elle redoublait sa terminale dans le bahut en
face quand on s'est connu. C'était la grève, contre quelle
loi, je ne sais plus, c'est tous les ans une nouvelle loi, et
recta, une nouvelle grève. Comme elle avait su
s'intéresser à mon passé d'anar, comme elle était fascinée
à l'époque par l'Espagne de 36, la guerre civile, il avait
bien fallu que je lui livre un peu de l'histoire de ma
famille.
Mais elle a laissé tomber les études et son projet
de thèse sur les Brigades internationales ! Elle écrit des
textes pour des groupes de rock et, pour gagner sa vie,
garde des gosses, des vieux, des chats, des apparts
parfois. « Une vraie conservatrice » je lui dis pour la
foutre en rogne ! Le héros du jour ?
- Phil ! Tu vois qui je veux dire, qui joue de l'orgue dans
Get it on ! Ne te moque pas de moi, il est vachement
intéressant ce mec ! Bref, on se croise il y a deux mois,
au Rambler...
Il y a deux mois, j'étais remonté à Paris pour un
chantier. Deux mois à bosser comme un dingue, deux
mois de pluie presque ininterrompue. Et de déprime à
revisiter les lieux de ma jeunesse, de ma vie à deux, les
rues où celle que j'ai laissée filer déambule avec un
autre… Mais on n'est pas là pour parler de moi !
- ...alors on boit des verres, on parle de plein de trucs, K.
Dick , Vaneigem, Bové, et Truffaut, il a vu tous ses
films ! C'est la première fois que je rencontre quelqu'un
qui aime autant Truffaut que moi... Tu m'écoutes ?!
Je ne fais que ça. Phil, mmm, la trentaine je
suppose, brun ténébreux à tous les coups, et « vachement
intéressant donc ! »
- Ça a duré des heures, un feeling d'enfer, on s'est bien
marrés aussi... Alors évidemment, on a fini chez moi !
Ils finissent toujours par se retrouver chez elle,
engagés volontaires ou entraînés par le courant sauvage
de sa petite volonté têtue. Et souvent, après, elle regrette.
Mais bon... qu'est-ce que je peux lui répondre quand elle
porte, presque à chaque fois, le deuil de ses espoirs d'une
nuit ? Rien. Je ne réponds rien. Je l'écoute.
Je pourrais en dire pourtant, je les connais les
hommes, j'en suis un. Même si elle ne me voit pas
comme ça.
Ils ont fait l'amour, c'était bien, « pas juste...
enfin, tu vois, vraiment une bonne ambiance. »
Je crois que je vois. Elle n'est pas consciente du
trouble qu'elle provoque quand elle est un peu trop
précise sur ses relations avec ses amants. Elle a bien
raison, on s'en fiche, je ne suis pas amoureux d'elle. Je ne
la désire même pas. Elle est assez jolie, c'est vrai, ces
taches de rousseur pâles à la naissance du décolleté, ce
mélange de naïveté et de colère. Il y a... quoi, dix ans
encore, j'aurais pu me faire des idées, m'embringuer dans
une folie passagère. Mais je préfère les femmes aux
jeunes filles. Des femmes de mon âge. De mon âge !
Dans ma tête, je suis resté bloqué à quarante-cinq ans,
mais c'est vers les soixante que je m'achemine
paresseusement, bon dieu ! Et je préfère ne pas y penser !
- On a dormi jusqu'à 4 heures dis donc, et après on a bu
des cafés, fumé plein de clopes, on n'était pas pressés, et
on a joué au dictionnaire !
Elle est forte pour ça, tourner les pages, pointer
un mot les yeux fermés et jouer à qui trouvera la
définition la plus proche ! Je croyais qu'elle n'y jouait
qu'avec moi...
Ils ont décidé de sortir, poussés par la faim, sur le
coup de 18 heures, ont marché sur les quais (c'est l'heure
où la lumière, début juin, est si belle), atterri Place St
Michel du côté des restos pas chers, les Espagnols, les
Portugais. Peu à peu détrônés par les bars turcs ou les
boutiques chinoises, il en reste quand même deux ou trois
de ces restaurants populaires où l’on boit du rouge trois
étoiles sur une toile cirée douteuse, buffet à volonté et
match de foot qui hurle !
- Je ne me faisais pas spécialement de plans, hein, enfin,
si un peu quand même, c'était vraiment bien quoi.
Donc, ils sont toujours accoudés à la table du
Caneton, sous les néons jaunâtres. Laurel et Hardy en
noir et blanc remplacent le football, et comme il adore
ces deux-là, elle, qui n'en a rien à cirer, aura penché la
tête avec un air entendu, pour bien montrer qu'elle
s'intéresse. C'est son côté midinette, pour peu qu'un type
qui lui plaît sache aligner trois phrases, quel que soit le
sujet, elle se passionne, elle vibre.
Je lui en ai connu des cycles, elle a dû oublier,
mais moi je me souviens. Via Internet, en fonction du
béguin du moment, elle a tout lu sur les chants inuits,
l'histoire du rail et des cheminots résistants, le
végétarisme et même, l'an passé... le bouddhisme (« mais
non, là c'est trop, Enric, tu me connais, je suis
définitivement athée. »)
- ...alors il m'a proposé d'aller à une soirée, chez des
copines à lui, un genre de boum disco, tu vois, pourquoi
pas ? J'aurais préféré qu'on reste tous les deux à parler,
mais danser, c'est bien aussi... Et là, à peine arrivés, tu
sais ce qu'il m'a fait ?
Je m'en doute, ma rouquine, je le vois venir le
plan foireux, le « courage fuyons ».
- ...il a dragué une fille sous mes yeux !!! Tu te rends
compte, c'est dingue ! Une grosse moche en plus !!! Je
me disais « c'est juste une copine, il délire, c'est du
cinéma ! » Non, il l'a invitée à danser et il ne l'a plus
lâchée !
Ses yeux lancent des éclairs, pourtant même si
l'histoire est déjà un peu ancienne, je vois bien que les
larmes ne sont pas très loin. Elle siffle son troisième
godet, et moi aussi, on commande la suivante. J'opine,
avec la tête du type qui demande « et après ? »
- après... ils m'ont raccompagnée chez moi, dans la
voiture de la grosse !
C'est cruel, c'est incompréhensible, pas de doute.
Incompréhensible pour elle, pour toutes les filles comme
elle. Mais je l'ai déjà fait ça. Tout casser. Baigner dans
une euphorie tranquille et décider, froidement, de faire
exploser en plein vol ce petit bonheur éphémère !!!
Rendre impossible jusqu'à la moindre lueur d'empathie.
Faire mal, se faire mal, faire LE mal !
- ... bon, l'eau a coulé sous le Pont de Pierre, et je revois
Phil samedi au concert... à la tienne ! Il est bon ce
Cabernet... On recommence à discuter de choses et
d'autres, il m'avait apporté la Correspondance de
Truffaut. On ressort ensemble, blabla, on va à la maison,
je résume, et là, je lui demande enfin POURQUOI,
pourquoi il m'avait fait ça ce soir-là, et tu sais ce qu'il me
répond ce con : « Parce que j'avais peur de tomber
amoureux de toi ! »
On l'aurait dit en choeur si je n'étais pas muet ...
PARCE QUE J'AVAIS PEUR DE TOMBER
AMOUREUX, j'ai écrit sur le carnet que je lui tends, et
elle n'en revient pas.
- JE NE SUIS PAS PRESCIENT, VA, C'ÉTAIT
FASTOCHE !!!
- Putain, on a peur de mourir, de vieillir, de perdre ses
parents, d'attraper le SIDA, de se faire renverser par un
bus, merde, peur de tomber amoureux...?!!! C’est
dingue !!!
C'est ce qu'elle croit du haut de ses vingt-cinq
ans, mais est-ce qu'elle ira longtemps comme ça au front,
en brave petit soldat de l'amour, la fleur au fusil en
partance pour la « der des ders » ? Je ne sais pas si je dois
le lui souhaiter ou non, alors, dans ma tête, je lui chante :
« De Pierre à Paul, en passant par Jule’ et
Félicien, embrasse-les tous, embrasse-les tous, Dieu
reconnaîtra le sien ! Passe-les tous par tes armes,
passe-les tous par tes charmes, jusqu'à c'que l'un
d'eux, les bras en croix, tourne de l'oeil dans tes bras.
Des grands aux p'tits en allant jusqu'aux Lilliputiens,
embrasse-les tous, embrasse-les tous, Dieu
reconnaîtra le sien. Jusqu'à ce qu'amour s'ensuive,
qu'à son coeur une plai’ vive, le plus touché d'entre
nous demande grâce à genoux. »
Merci à Jean-Bernard qui a eu la gentillesse de me prêter deux personnages, tirés de son roman noir LA BELLE DE FONTENAY.