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nat28

Projet Bradbury - Semaine 7

Pour la douzième fois de la journée, Mathilde parcourut les quelques mètres qui séparaient la porte d'entrée de son modeste pavillon de sa boîte aux lettres. Le cube métallique un peu cabossé (l'objet avait subi l'attaque d'un pétard quelques années plus tôt à l'occasion du 14 juillet) et posé de guingois sur un poteau en béton était, comme dix minutes auparavant, vide.


Comme depuis plus d'une semaine d'ailleurs, ce qui commençait à sérieusement inquiéter Mathilde. Elle se demandait si le facteur n'était pas en arrêt maladie : c'était arrivé une fois, et son remplaçant avait été incapable de trouver sa maison, dont le numéro manquait depuis plusieurs années. Personne ne devait lui voler son courrier, il n'y avait jamais rien de bien intéressant dedans.


En y repensant, elle se disait que depuis dix jours, elle n'avait plus rien trouvé dans sa boîte aux lettres, même pas un prospectus, ce qui était assez étonnant en cette période de fêtes. Chaque année, elle jetait sans les lire des kilogrammes de catalogues de supermarchés qui annonçaient des promotions incroyables sur les escargots à l'ail surgelés. Elle fulminait devant ce gâchis de papier et devant l'irrespect des distributeurs qui ignoraient son autocollant “pas de publicité s'il-vous-plaît”.


Et puis Mathilde détestait les escargots à l'ail.


En temps normal, la quadragénaire n'aurait pas prêté attention à cette absence de courrier. En règle générale, elle ne recevait qu'une carte de sa mère pour la nouvelle année, et quelques missives pour son anniversaire en février. Le reste du temps, seules les factures et les documents administratifs défilaient dans sa boîte aux lettres.


Mais quelque chose avait changé.


A l'occasion des commémorations du 11 Novembre, événement durant lequel Mathilde avait servi des jus de fruits derrière le buffet dressé par la Mairie de son village, elle avait rencontré un homme avait qui elle avait discuté pendant une bonne heure et demi.


Et ce n'était pas n'importe quel homme, pas de ceux que l'on pouvait rencontrer à la Poste ou au supermarché, ni de ceux qui passaient le plus clair de leur temps à entretenir leur embonpoint au bar local, non, c'était un spécimen drôle, charmant, et très séduisant avec sa ligne de jeune homme (malgré ses 50 printemps), ses yeux bleus magnifiques et son sourire ravageur. Un Américain, en plus, comme s'il avait eu besoin de son accent anglais pour faire chavirer le coeur de la timide employée de Mairie !


Et pour couronner le tout, cet homme avait discuté avec Mathilde sans sembler s'ennuyer une seule seconde ! Elle en avait été la première surprise en y repensant, seule, dans son petit lit de jeune fille, le soir même.

“Qu'est-ce qu'il me trouve ?” s'était-elle dit, et répété le lendemain en essayant de trouver une robe qui la mettait un tant soit peu en valeur. Car l'homme, qui était venu en Normandie sur les traces de son grand-père, devait repartir le 12 novembre au soir, mais il avait invité sa nouvelle amie à déjeuner avant de prendre un avion pour New York. Mathilde avait accepté sans réfléchir, hypnotisée par le regard doux et la voix grave de son interlocuteur. Mais le jour suivant, devant sa collection de fripes sombres et informes, elle avait été à 2 doigts de poser un lapin à son Américain. La politesse l'avait cependant emporté sur la lâcheté, et la quadragénaire s'était rendu au rendez-vous, à l'heure convenue, et avait tentée de profiter au mieux des quelques instants passés à déguster un plat de poisson pêché du jour en face de l'homme aux merveilleux yeux bleus.


“Ah, Georges…” soupirait-elle en repensant à ce déjeuner, à leur conversation enjouée… et au baiser qu'ils avaient échangé juste avant que l'homme ne monte dans son taxi.


Georges était veuf depuis peu : Barbara, son épouse, avait succombé à un cancer du sein quelques mois plus tôt. Comme elle avait une peur bleue de prendre l'avion, Georges n'avait jamais pu se rendre en Normandie, sur les plages du débarquement, où son grand-père avait péri, fauché par les balles allemandes, quelques jours après le débarquement. Après le décès de sa femme, il s'était dit qu'il était grand temps pour lui d'accomplir ce pèlerinage, qui aurait aussi pour effet de lui faire oublier sa douleur pour un temps.


Et puis il avait croisé le regard de cette femme qui ne parlait à personne et qui se concentrait pour ne pas renverser le jus de fruit qu'elle servait dans des gobeletes en plastiques, et pour la seconde fois de sa vie, il avait ressenti un doux frisson. Comme lorsqu'il avait vu Barbara pour la première fois, 30 ans plus tôt.


Leur premier regard n'avait pas exactement eu le même effet sur Mathilde. Croiser l'éclat des yeux bleus de Georges lui avait plutôt fait baisser le nez vers ses chaussures, tandis que ses joues tournaient au rouge pivoine. De nature réservée, elle n'avait pas l'habitude de parler aux inconnus, surtout aux plus avenants. Alors se retrouver face à un homme séduisant qui, de plus, s'intéressait à elle… L'épreuve avait été tout à la fois délicieuse et épuisante.


Et ce baiser ! A quand remontait la dernière fois que Mathilde avait embrassé un homme ? Elle le savait pertinemment : au 31 décembre 1995, lorsque Martin Delacourt, après l'avoir tendrement enlacé pour lui souhaiter une bonne année, lui avait annoncé qu'il se fiançait avec Judith Faber. Ils avaient tous les 3 fréquenté les mêmes écoles et avaient grandi ensemble, et Martin avait papillonné entre  les 2 jeunes filles pendant toute leur adolescence, mais voilà, il avait fallu faire un choix. Judith était plus extraverti, plus cultivée, plus souriante, et plus belle que Mathilde, c'est elle qui avait naturellement ravi le coeur du jeune homme.


Et Mathilde avait fermé le sien, de coeur, refusant de souffrir comme elle avait souffert en apprenant l'union prochaine de ses 2 amis. Elle ne pouvait même pas les haïr ou maudire leur bonheur : ils étaient heureux ensemble, personne ne pouvait le nier, et Mathilde devait s'y faire.


Après quelques années, la jeune femme s'était faite à sa vie de célibataire. Le salaire que lui procurait son emploi à la Mairie suffisait largement à couvrir ses maigres dépenses, son chat lui tenait compagnie pendant les longues soirées d'hiver, et la solitude lui apportait une liberté dont aucune femme de son entourage ne pouvait profiter.


Un quart de siècle de tranquillité. Et puis Georges.     


Mathilde avait eu l'impression que son univers s'écroulait, et depuis le départ de son Américain, elle ne vivait plus que dans des hauts et des bas. Le souvenir de son sourire et de son baiser la rendait euphorique, tandis que son absence la déprimait. Elle était perdue, chamboulée par cette rencontre qu'elle n'attendait plus, ne sachant pas quoi faire de cette histoire. Etait-ce au moins une histoire ?


Après tout, les soldats qui avaient débarqué en 44 et survécu avaient embrassé toutes les filles qu'ils croisaient sur leur chemin… Ce n'était qu'un baiser. Enfin presque.


Car Georges avait promis de lui écrire. Et sa lettre arriverait bientôt, Mathilde en était persuadée. Certainement pas aujourd'hui, car le facteur venait de passer devant chez elle sur son vélo jaune sans s'arrêter.


Mais demain, la lettre serait là. Demain, sa boîte aux lettres ne serait plus vide. Demain elle reprendrait espoir. Elle avait attendu cet homme pendant 25 ans, elle pouvait bien patienter un jour de plus. Jusqu'à demain.  

     


  


  • Désolée pour le retard, j'ai complètement oublié d'écrire hier (ce n'est que ce matin que je me suis dit "c'est lundi, flûte !")

    · Il y a environ 7 ans ·
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    nat28

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