Enfant ou adulte

aile68

Faire ma liste de courses, une bise à Papa, tailler la route, me rapprocher du soleil, réserver une chambre dans un petit hôtel. M'asseoir dans un café, commander un cappuccino, l'hiver est encore froid, il a neigé hier à Marseille. Chaque gorgée de mon breuvage est telle une vague de chaleur à travers l'épaisseur de mon pull. Pensivement je froisse la liste des courses que je ferai un autre jour, à mon retour peut-être et la jette dans le cendrier posé sur la table. Moi, l'adulte sage, raisonnable j'ai fugué. J'ai pris ma voiture et sur l'autoroute du soleil au lieu de sortir là où il fallait j'ai continué ma route vers le Sud. Qu'est-ce que je devais acheter déjà? Du lait, des légumes, des fruits, je trouverai bien ces derniers dans les marchés parfumés de fraîcheur de la belle Côte d'Azur. J'oublie bien vite ma liste de course et me concentre sur le spectacle de la rue que j'affectionne particulièrement quand je suis en vacances. De vieux retraités avec une vieille casquette de marin qu'ils ne quitteraient pour rien au monde j'ai l'impression, des ménagères avec leur cabas revenant des courses (décidément!), des enfants sortant de l'école accompagnés d'adultes pressés ou nonchalants. Je suis l'adulte qui prend son temps, qui a laissé sa montre à l'hôtel, et dont le portable reste silencieux durant des heures. Pauvre Papa que j'ai laissé seul dans sa maison pas assez chauffée. Il a dû faire un feu à l'heure qu'il est, et puis la soupe pour ce soir. Il ne m'a pas appelé, je lui ai dit que je viendrais le voir demain soir. Mais où serai-je à ce moment-là? Je trouve qu'il fait trop chaud dans ce café, mieux vaut prendre un bon bol d'air frais au bord de la mer. Quelques touristes s'amusent à s'asperger, ils sont comme moi, adultes, c'est le mot à bannir en ce moment. Comme je voudrais me retrouver petite fille, jouant sur la plage avec mes cousines! Je me rappelle des photos de nous en maillot de bain, dans le sable, à faire des pâtés et des trous sans fin. Nous avions dans nos petites têtes, des châteaux et des royaumes, des princes et des princesses en habits d'apparat, en fait des fées magiques veillaient sur nous. Quand venait l'heure du goûter (de la glace en fait), ma tante tirait son porte-monnaie que je convoitais à l'époque pour ses petites perles et ses breloques, un vrai bijou en fait! Elle était ponctuelle ma tante, elle envoyait ma cousine la plus grande avec mon cousin Dédé chercher des cônes et des "pouss-pouss", une glace à la mode que j'aimais au citron. J'ai eu moi aussi un joli porte-monnaie, en tissu avec des perles de rocaille bleu mer, j'y cachais mes petites trouvailles, allant du petit coquillage à la petite pièce de monnaie que je trouvais dans le sable.

Bzz mon portable vibre drôlement au fond de mon sac, c'est peut-être mon père, non, c'est Nico. Depuis le temps qu'il devait m'appeler, faut qu'il le fasse maintenant. Nico c'est mon prince par intermittence, il travaille au "Palais d'argent" comme sommelier, Papa et lui s'entendent bien.

"Allô Nico? ça va? Ecoute je peux pas te parler là, je suis pas chez moi."

- Mais je sais que t'es pas chez toi, ça fait une heure que je sonne à l'interphone!

- Je t'avais pourtant dis d'appeler avant de venir!

- C'est ce que j'ai fait figure-toi! Où es-tu?

- Chez une amie. Mais je rentrerai pas de sitôt.

- Ah bon? C'est quoi ce bruit que j'entends?

Zut le bruit des vagues! Je coupe net mon portable et m'éloigne du bord de mer pour entrer dans un café.

"Allô Nico? On a été coupé!"

- Coupé? Mais pourquoi?

- Mais j'en sais rien moi! T'as de ces questions!

Voilà pourquoi Nico est mon prince seulement par intermittence, il ne s'est pas passé cinq minutes que déjà nous nous énervons au téléphone. C'est triste par qu'on s'aime vraiment mais comme on a un caractère fort tous les deux, évidemment ça fait des étincelles. Je regrette de lui parler comme cela car il est vraiment adorable quand il veut.

"Ecoute je ne suis pas chez une amie."

- Et on peut savoir où tu es? commence-t-il sur un ton suspicieux (en plus, il est jaloux comme moi).

- A la mer j'avoue, un peu boudeuse.

- C'est ça alors que j'ai entendu! Mais qu'est-ce que tu fais là-bas?

- J'ai fugué, j'en avais marre de ma vie, de la routine, j'ai fugué.

- Mais comment ça fugué, t'es pas une adolescente tout de même! Et ton père? Il est pas au courant alors?

- Tu as bien compris.

- Tu parles que j'ai compris! Je n'ai rien compris oui! Où es-tu exactement?

- Sur la Côte...

- d'Azur? Mais t'es folle?

- Ah ne me traite pas de folle! (ça me rend susceptible au plus haut point). Et puis laisse-moi parler. Je suis au Grau du Roi.

- Et quand comptes-tu revenir? Je bosse moi!

- Ah oui? Et alors?

Quand je commence à être sarcastique, c'est qu'il faut interrompre toute discussion, ça a le don de le faire monter sur ses grands chevaux. C'est pour ça que je dis avant qu'il ne parle:

" Ecoute dis-je en me radoucissant, demain soir ou grand maximum après-demain je serai de retour. Ok?"

- Bon écoute, (c'est marrant quand il reprend les verbes que je dis, c'est signe de faiblesse, enfin je veux dire qu'il se calme lui aussi), je t'appelle demain, c'est pas long demain.

- Oui ben ça va, je suis pas débile.

- Non tu ne l'es pas je réponds en faisant avec mon poing un geste vainqueur. Je suis contente que cette conversation semble se terminer bien.

L'usage veut qu'on continue à se parler gentiment, et c'est ce que nous faisons en s'excusant l'un et l'autre de s'être vite énervé. C'est toujours comme cela avec Nico et moi, nous regrettons sincèrement les fausses notes entre nous. Je lui demande gentiment d'aller voir mon père demain, ce qu'il accepte de suite. Il est adorable. On s'embrasse et je mets du temps à éteindre mon portable. Un jour faudra que ça cesse ces pics d'agacement, mais comment? Ne trouvant pas de réponse je regarde autour de moi. Quelques consommateurs, des retraités encore, contemplent la mer avec un peu de chagrin dans les yeux, il y a des jeunes aussi qui finissent leur café. 17h30, j'ai envie de m'asseoir sur un banc ou même sur la jetée. Je pense à mon univers, à mon boulot que je n'ai pas appelé aujourd'hui, à mon père, à ma meilleure amie, la famille, Nico et les siens. Quelques enfants autour de moi, mon Dieu c'est l'anniversaire de ma nièce aujourd'hui, j'ai encore le temps d'appeler. Je lui rapporterai des souvenirs d'ici, à mes autres neveux et nièces aussi, je prendrai des choses pour moi également, ne sachant trop si je dois me considérer comme une enfant ou une adulte. Les enfants prennent leur bain peut-être à cette heure-ci, j'en vois un au bout de la jetée, j'ai envie de le rejoindre or je relève le col de mon anorak et m'en vais en direction d'un parc dont les arbres me tendent leurs bras aux bourgeons déjà ouverts malgré la neige qui commence à tomber.


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