Entre ciel et mer (1/2)

leo

Flash flotte. Lucienne se laisse choir dans le canapé disposé face à l’aquarium. Son poisson Clown n’égayera plus ses journées. Elle se remémore avec dépit les facéties de l’animal qui viennent de remonter à la surface. Flash avait été  un compagnon fidèle. Il avait distrait Lucienne d’arabesques grandiloquentes, dignes des plus beaux ballets aquatiques. Son silence avait été d’or, son langage, une poésie virevoltante aux arrondis de nageoires. Lucienne aimait plonger son doigt dans l’eau : Flash se précipitait pour l’embrasser avec tendresse. Elle aimait, l’accompagner lors de longues promenades. Son même doigt, se déplaçait alors le long du verre. Et de l’autre côté, Flash suivait. Même quand Lucienne hâtait le pas, il ne se laissait pas distancer. Elle l’avait prénommé Flash parce qu’il illuminait sa vie. A chacun de ses éclats de rire, il lui semblait que Flash immortalisait ses moments de complicité. Flash avait crépité en un dernier adieu. Il emportait avec lui toutes les confidences que lui avait faîte sa maîtresse. Lucienne avait toujours pris grand soin à enjoliver ses souvenirs afin de ne jamais lasser son unique auditeur. Il le lui avait toujours très bien rendu, frétillant de toutes ses écailles. Plus aucune onde ne viendrait faire frémir la surface de leur amitié.

Vouté du poids de la lassitude, cela faisait belle lurette que le dos de Lucienne n’épousait plus le moelleux du dossier du fauteuil. Elle n’avait pas plus épousée homme dans sa longue vie. Une multitude de tentatives, mais d’aucun n’avait eu la clé pour déverrouiller le « je t’aime », enfouit dans les profondeurs de son cœur. Lucienne avait toujours été sur la défensive. La violence du monde l'y avait encouragé. Elle s’appuie sur sa canne pour se relever. Ses articulations douloureuses grippent son visage d’un affreux rictus. Elle trotte jusque la grande table du salon ou s’accumulent de nombreuses boîtes d’allumettes.

 Lucienne contemple un instant les vestiges de son combat perdu. Ce monde de profit  et de mensonge aurait pourtant mérité une bonne leçon. Quelques mois après sa mise à la retraite, Lucienne en allumant le gaz avait été surprise par le caractère négligé que revêtaient les boites d’allumettes. Toutes, en vrac dans leur boîte. Pensant un temps qu’il était là, une façon habile de toutes les faire rentrer, elle n’y pris pas garde. Les journées passèrent et se firent de plus en plus longues. Elle décida alors, d’en avoir le cœur net. Elle en vida une, puis rangea toutes les allumettes dans le même sens. Le tout forma un rangement en légère déclinaison mais offrait une vue soignée et respectueuse au consommateur. Plus étonnant encore, la boîte se refermait sans encombre, pour qui était un tantinet attentionné. Elle songea alors à l’importance de cette démonstration : tous les emplois que cela pourrait générer. Dans Charlie et la chocolaterie, le père Bucket n’était-il pas visseur de capuchons sur tubes de dentifrice ? Elle envoya donc diverses lettres informant les sociétés concernées par ses recommandations révolutionnaires. Comme elle put s’y attendre, elle ne reçut aucune réponse.

 Fort désapointée et l'ennui grandissant, elle finit par découvrir une autre raison à ce rangement  désordonné : il dissuadait les plus téméraires à tout contrôle quantitatif. Deux cents quarante allumettes comme le précisait la boîte. Elle s’y était donc attelée et avait pu démontrer que huit fois sur dix, les boites contenaient moins d’allumettes que le chiffre annoncé. Il n’y avait pas de petits profits s’était-elle insurgée. Elle adressa donc de nouveaux courriers annonçant l’escroquerie dont les firmes industrielles se rendaient coupables.  Ce nouveau constat aurait dû, cette fois ci faire mouche. De nombreux emplois, visant au contrôle qualité dû au consommateur, en découlerait. Elle en était désormais certaine. Mais Il n’en fût rien. La mention « Contenance moyenne 240 allumettes de sûreté » fut ajouté et mettait définitivement fin à ses espoirs. Ils n’embaucheraient pas et continueraient à duper le consommateur, qui maintenant était prévenu.

Elle renverse sur la table les allumettes d’une des boîtes. Elles se mêlent. Cela n’as plus aucune importance. Lucienne ne souhaite plus se voiler la face. Ce piteux remake de Cervantes ne peut plus maquiller la portée de son mal être. Elle s’est attachée à cette cause comme d’autres collectionnent les sous bock de bières, les cartes téléphoniques  prépayées qui d’ailleurs n’ont plus cours...  Sa retraite n’avait été que solitude, l'inutile temps additionnel  d’un match nul sans plus aucun enjeu.  Aucun autre être humain n’a pu la convaincre de l’intérêt de continuer à cohabiter dans cette société…du chacun chez soi. Sa boîte d’allumette vide allait devenir le cercueil de son défunt poisson. Elle saisit Flash avec l’épuisette, l'étend sur une serviette en papier. Elle lui éponge les écailles en tapotant avec délicatesse sur ce corps qui l’a enchanté, puis le dispose dans son mausolée de fortune, son avant dernière demeure.

Elle enfile son gilet rouge, se saisit de la boîte et sort de chez elle. A pas feutrés, elle descend l’artère déserte. Elle se dirige en sanglotant vers le lever de soleil. Elle est cortège matinal, silencieux, propice à son propre recueillement. Seule, même en ce jour funeste. Elle peut désormais apercevoir la mer en contre-jour. Elle plisse les yeux pour apprécier le spectacle qui s’offre à elle : le bleu océan brillant de mille feux. Elle fait le vide. Sa tête purgée des regrets inutiles, son cœur des sentiments malheureux. Elle sourit à la nature qui l’a vue naître, grandir, vieillir. C’est une belle journée pour s’en remettre à elle. Elle imprime sur le sable sa dernière empreinte qui pourra témoigner de son existence. Ses godillots entrent en contact avec les flots. Elle s’immobilise un instant. Elle est seule, jusque dans cette décision importante. La plus grande qu’elle n’ait jamais eue à prendre. Aucun doute ne se manifeste. Alors, elle avance. De quelques pas encore afin de permettre à l’eau de s’infiltrer dans ses chausses. Elle sursaute en son contact. L’eau est froide. La mort l’est tout autant. C’est emplie de sérénité, que Lucienne  barbote avec elle. Elle n’est pas femme à se débiner. Elle sent la faucheuse éperdument admirative. La mort, reconnaissante, masse ses varices. Plus Lucienne avance et moins elle souffre. Elle fait une halte à mi-parcours.  Elle porte la boîte d’allumette auprès de ses lèvres et murmure posément :

-          Je m’en vais te retrouver mon ami. Ensemble nos âmes nageront. Au large de ma vaine solitude, loin des hommes égoïstes. Au royaume de la mer, mes larmes sont reines…

Elle formalise un nouveau pas lorsqu’un aboiement sépulcral la fait tressaillir. Elle se fige à ce qui lui semble être une éternité. Elle retient sa respiration. Une petite main assurée saisit la sienne tremblotante. Elle porte son regard sur un ange qui la sonde de tout son amour. Il remue les lèvres :

-          Moi aussi je dois donner à la mer un message très important…

A Suivre…

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