Epaves

arthur-roubignolle

Épaves


Les bistrots des ports, et je ne parle pas de ceux qui sont pour les touristes, bien alignés sur la promenade en face des embarcadères, avec leurs terrasses chics, mais de ceux qui sont planqués entre deux rafiots, derrière les entrepôts frigorifiques.

Je te parle de ces bistrots perdus où le terrien ne met jamais ses pieds pas marins.

Ces bistrots là accueillent  des épaves, de vieux navires de bourlingues  dont les voiles sont trop rapiécées à force d'avoir essuyées des coups de tabac...


Vieux bateaux en cale-sèche devant le comptoir, qui radotent ce qui leur passe par le cœur.

Ils racontent le voyage de leur vie, te parlent des tempêtes qu'ils ont traversées, des haubans dans la mature de leur tête qui ont pétés, et de leurs ancres qui ont dérapé sur des fonds incertains...

Et où veux-tu qu'elles aillent s'échouer  toutes ces épaves que la société rejette?

Ou veux-tu qu'ils aillent ces hommes et ces femmes ostracisés par des terriens terre-à terre que tout atterre ?


Dans les troquets des quais, trop d' épaves marquées se tiennent entre elles, bien au chaud, et troquent des souvenirs rapiécés en échange du verre de l'amitié, en échange d'un p'tit Pernod bien tassé...

Après deux ou trois verres, après quelques tournées, les rafiots déglingués se prennent  pour de fières goélettes, la vieille barque aux membrures sèches et rafistolée devient soudain pimpante frégate cinglant vers les îles ensoleillées...

Le canot à moitié pourri, qui n'a même jamais dépassé le bout de la jetée se prend à rêver qu'il est un trois mats, un « clipper » fendant les mers à la recherche de trésors épicés...


Au bout de quelques verres, c'est l'espoir qui renaît, la joie qui revient, c'est la fraternité envolée qui repointe le bout de son nez et qui dit : « Coucou, j' suis là, t'es pas tout seul ! ».


Dans les bistrots, pour quelques ronds, on s'en offre des illusions !


Les paumés, les délaissés, tous ceux qui savent qu'ils finiront seuls, qui savent bien qu'un jour plus personne ne les n'écoutera, même s'ils paient leur verre, même s'ils offrent tournée sur tournée, même s'ils racontent l'aventure incroyable de leur vie dont tout le monde se contrefout...


Dans le brouhaha chaud et humide de ce port de la rue qu'est le bistrot de quartier, dans ce havre de paix qu'est leur bar préféré, ils te parlent des mers sur lesquelles ils n'ont jamais navigué, et te disent leurs amours perdus comme se sont perdus des navires de haut-bord.

Les récifs, ils connaissent bien !


Et toi, le marin d'eau douce égaré en ces lieux improbables, sous tes yeux effarés, tu verras  ces épaves devenir de magnifiques voiliers,  naviguant toutes voiles déployées en traversant la mer des sarcasmes et en se riant des fortunes de mer...


A votre santé vieux marins  de la vie!


Plus tard, à la nuit tombée, si tu t'es attardé en ces lieux mal-famés, tu les verras tous sortir du bistrot, tirant des bords pour remonter la rue, et tu les entendra disparaître à l'horizon en gueulant une chanson à virer...

Une chanson de marin que plus personne ne connait...

Et qui parle toujours d'amours perdus dans des îles inconnues...





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