Et boite, maintenant

Giorgio Buitoni

Un nouveau chapitre de mon roman : Amélie à tout prix.

C'est rue d'Allonville, sous une pluie torrentielle de fin du monde, que ma patte folle, chaussée d'une charentaise boulochée et rendue informe par la flotte céleste, me mène. Le cabinet des sourires. La rue est déserte, la lumière orange des lampadaires luit sur le pavé mouillé, genre impressionniste. Sur l'interphone, je lis : Docteur Jacque Pipot, Psychiatre. Je sonne et j'attends.  Je serre la crosse de la carabine et la pluie dégouline dans mes yeux. Je sonne à nouveau. Le haut parleur crachouille et j'entends :

«  Qui est-ce, bon dieu ?

– Votre petite lavette favorite, Doc.

- Georges ? »

Ouais, on dirait bien que c'est moi, Docteur, je dis. Il faudrait que nous ayons une petite discussion entre hommes civilisés. Maintenant.

La petite grille de l'interphone fait :

«  Il est trois heures du matin, pourquoi ne pas venir au cabinet demain à neuf heures ?

– Où est-elle ? Où est Amélie Richard, espèce de sale petite crotte fouilleuse de cervelle ? »

Bon.

Excusez-moi pour petite crotte fouilleuse de cervelle. Ouais, pardon, Doc. C'est juste que c'est important.

«  J'ai flingué mon petit orteil, vous comprenez ? »

Petite crotte.

Soupir dans le haut parleur - le bruit du vent dans un micro.

«  Troisième étage. Porte de gauche. »

J'entends le loquet électrique se déverrouiller et je pousse la lourde porte cochère, et bien sûr, je le sais, c'est un immeuble ancien sans ascenseur. Juste un escalier en bois de traviole et en colimaçon qui tourbillonne vers les étages. A chaque marche, la douleur se propage par le rafistolage des nerfs encore intacts entre mon orteil arraché et mon cerveau. Tout le décor tangue dans l'obscurité. Une porte grince dans les hauteurs de l'immeuble et j'entends :

«  Psssssssiiiiit ! »

Coup d'œil vers le haut par dessus la rampe : le visage barbu de mon psychiatre me contemple, trois étages plus haut. Sa longue crinière blonde de viking pendouille dans le vide. Il chuchote comme à la bibliothèque :

«  Vous vous grouillez ou quoi ? »

Je réponds que je fais aussi vite que possible. Il me faudrait un opiacé quelconque. Un cachet du bonheur. Une petite pilule guérisseuse  pour oublier mon orteil en steak haché, le temps que je retrouve mademoiselle Richard. Pourrait-il au moins me fournir ça ? Et je parle si bas que les phalanges, embagouzées de têtes de mort argentées, de mon psychiatre font des moulinets à hauteur de ses oreilles. 

" Montez, Georges ! "

Je termine l'ascension de l'escalier en sautant sur un pied. J'utilise la carabine comme une béquille, puis dans la dernière ligne droite avant le pallier du troisième étage, je la dissimule à nouveau sous mon imperméable. Sur le paillasson de son appartement se dresse la silhouette géante et ventrue de mon psychiatre.  Il m'attend les pieds en canard, clipsé dans des claquettes de piscine d'où dépasse un centimètre d'ongle jauni. Ses sont mains fourrées dans les poches d'un peignoir éponge noir brodé du blason des Guns N'Roses.

«  Georges, mais que vous arrive-t-il ? Vous boitez salement... Vous avez bu ? »

Ouais, ouais, c'est possible, Doc. Mais pas depuis plusieurs heures.

Le docteur Pipot s'écarte du chambranle de la porte ; je claudique vers l'intérieur de l'appartement. Le regard bleu pale de mon psychiatre cligne sur ma carcasse dégoulinante en imperméable. Je devine sur son visage quelque chose d'inhabituel, quelque chose que personne n'éprouve en général en ma présence : de la peur.

J'ai éprouvé la même sensation de toute puissance ce soir-là. Lors de ma rupture avec Amélie.

Mais j'ai oublié pourquoi.

Pipot ferme la porte derrière lui. Nous sommes seuls dans ce qui ressemble à un salon d'étudiant, décoré des vestiges d'une adolescence que la publicité nous encourage à ne pas laisser s'enfuir. Une longue tenture indienne représentant Ganesh est punaisée au mur. Une figurine en plâtre de Lemmy Kilmister trône sur la cheminée bouchée. Dans l'air flotte une odeur d'encens au patchouli mélangée à du graillon de viande bovine.

« Une bière, Georges ? »

De la morphine. C'est cela qu'il me faut.

«  De la morphine ? Vous me prenez pour Sherlock Holmes ? Je n'ai pas ça ici. »

Sans même demander la permission, je m'effondre de tout mes os dans le fauteuil club  au milieu de la pièce. Je pose la carabine sur mes genoux pointus. A la vue de l'arme, Pipot à un mouvement de recul. Ses mains se lèvent par réflexe à hauteur de sa crinière blonde de biker à bandana. Ses manches glissent sur ses avants bras révélant des tatouages d'ossements multicolores et des lettrages gothiques.

Ouais, c'est moi le patron, Doc. C'est moi qui dicte les règles, à présent, petite crotte.

«  Vous n'allez pas faire une bêtise, Georges, pas vrai ? »

Je souris et je dois avoir l'air vraiment givré, genre désespoir je-n'ai-plus-rien-à-perdre, pigeon prêt à flinguer à tout va, parce que Pipot ajoute : 

« Je suis votre ami, vous savez...

– Ce que les gens entendent par amitié me concernant se résume à me refiler leurs petites corvées. L'amitié pour les petites fiotes dans mon genre n'est qu'une forme d'esclavage dans un paquet cadeau avec un ruban rose autour. Une prison avec des beaux rideaux. »

Je n'ai pas d'ami, Doc.

Sauf Amélie.

Au moins, elle ne cachait pas son minois de traitresse derrière un masque de bonnes manières destiné à me tromper et à me faire faire des cabrioles sur commande.

Et elle a disparu.

«  Georges, ne...

– Pourquoi faut-il se procurer un flingue pour qu'on vous remarque enfin, Docteur ? Faut-il en arriver à ces petites extrémités de faits divers sanglants pour que les gens vous aiment ? Est-ce là la leçon qu'Amélie a voulu m'enseigner ?

– Elle n'a rien voulu vous enseigner, Georges ! Elle vous a manipulé !

– Faux, faux, faux. Elle m'avait prévenu : " Un jour, je te ferais du mal, Lapin, et il faudra me pardonner " elle me l'a dit. »

Pipot pince l'arrête de son nez.

« Par tous les saints du heavy metal... »

Il soupire.

« C'est la technique de base employé par les pervers narcissiques, Georges. Ne voyez-vous pas ? Ils calquent leur personnalité sur vos désirs et vous les offrent sur un plateau et, lorsque vous êtes conquis, une simple phrase comme : " oh, par contre, je te préviens, je ne peux aimer personne, c'est à tes risques et péril " , " oh, tu es prévenu, je te ferais du mal ", suffit a obtenir votre reddition volontaire. Elle vous a fait le grand jeu au début et donc vous refusez de croire qu'elle vous fera du mal ensuite mais, mentalement, vous accepter cette condition à la poursuite de la relation. Et elle vous baise, Georges. Vous dites volontairement oui à son chantage et vous êtes baisé. Psychologiquement, votre asservissement est volontaire et vous seul porterez la responsabilité du mal quel vous fera. » 

La technique du pied dans la porte. Comment n'ai-je pas su voir  cela ?

Non, non, non.

Amélie m'aimait, j'en suis sûr.

«  Elle a profité de votre fragilité ! Georges. Oubliez-là ! »

Oh, je suis fragile ?

Je braque le canon de la carabine sur la longue silhouette  ventripotente en robe de chambre de mon psychiatre. Et un instant, je me dis que tout ça ressemble à une pitoyable pyjama party entre quadragénaires prêts à se taper l'intégrale de Star Wars.

« Vous permettez ? » demande Pipot en lissant nerveusement ses bacchantes gauloises.

Son doigt velu désigne le canapé face à moi : je hoche la tête ; il s'assoit. C'est si bon d'être respecté. D'être enfin une vraie personne. C'est cela que j'ai ressenti le soir de ma rupture avec Amélie : les cartes sont redistribuées et j'ai quatre as. J'ai aimé ça. Beaucoup. Sauf que j'ai oublié ce qui s'est passé.

Il faut que vous sachiez, Docteur :

«  Je ne vous en ai jamais parlé lors de nos séances, mais il y avait un flingue sous mon oreiller le lendemain matin de ma rupture avec Amélie. Le matin où 24 heures de souvenir avaient été effacé de ma mémoire et que je me suis rendu aux urgences. Il y avait un flingue sous mon oreiller. Le flingue d'Amélie. Et deux cartouches manquaient dans le barillet. Vous comprenez ?

– Laissez-moi téléphoner à votre mère, Georges. »

Les deux petits trous noirs et brillants de mes yeux se posent sur mon psychiatre. Ses mollets son tatoués et hérissés d'une prairie de poils blonds. Il croise les jambes pour se donner un genre d'assurance et de contenance de psychiatre, et je m'attends à ce qu'il dise :

« Parlez-moi encore de votre enfance, Georges. Vous sentiez-vous aimé ? »

Je braque à nouveau la carabine sur Pipot, pour la forme. Qu'il comprenne que tout ça ne s'arrêtera pas avec ses manigances de petite crotte fouilleuse de crâne. Qu'il est trop tard. Trop tard.

« Oh, OK ... Restez calme, Georges. Je vous écoute.

– Où est la sortie du labyrinthe, Doc ? Où sont mes souvenirs ? Que s'est-il passé ce soir-là, le soir de ma rupture avec Amélie ? Pourquoi je ne m'en souviens pas ? Pourquoi y avait-il un flingue sous mon oreiller ? »

Il soupire et colle ses deux mains jointes en prière contre sa moustache et, un instant, une belle ombre partage son visage. Il ressemble à l'image paternelle d'un gourou hippie. Un Christ norvégien avec un ventre à bière. Et je me reprends à croire en lui. Croire qu'il peut me sauver, maintenant qu'Amélie a disparu. Comme j'ai cru que mon père me sauverait. Que mon frère, ma mère et ma grand-mère me voulaient du bien. Qu'Amélie m'aimait. Cette manière qui est la mienne de quémander l'affection des autres, et dont ils profitent pour me piétiner le cœur et les valseuses.

Non. Non. Non.

Je ne veux plus.

Pipot tortille la pointe méphitique de sa barbe blonde et dit :

«  Il n'y a pas de sortie du labyrinthe, Georges. C'est un procédé visuel, vous comprenez ? Un moyen de vous motiver que j'utilise pour symboliser votre progression. Personne ne s'échappe de soi-même.

– Alors c'est juste ça ? Chaque poignée de main, chaque baiser échangés dans ce monde n'est qu'un malentendu ou une tentative de manipulation ? On est bouclé à double tour dans sa propre réalité, et on ne rencontre jamais personne pour de vrai ? »

Il soupire. 

«  En quelque sorte. Mais vous pouvez ajouter quelques fenêtres et un beau tapis à votre intérieur. Accepter d'être... ce que vous êtes. Et de ne pouvoir changer le passé. Cessez de trainer vos souvenirs comme une ancre au pied.

– Ou est Amélie, Doc ? Qui est cette Madame Claude ? Que s'est-il passé le soir de notre rupture ?

– Vous seul connaissez la réponse, Georges. Je n'étais pas présent quand ça s'est produit. »

Une lame de rasoir émoussée reliée directement au le nerf de la souffrance traverse mon pied. Ma vue se brouille et mon corps est plongé dans un bain de glace. Je fais un effort pour maintenir ma tête droite.

Reste conscient.

Reste conscient.

«  Il me faut un antidouleur, Doc. N'importe quoi. Une pilule du bonheur. Maintenant. »

Et cette vision extra corporelle que j'ai de moi à ce moment, vautré là, à moitié mort, avec mes cheveux mouillés dans les yeux, braquant le canon de ma Diana 180 sur le visage blême de mon psychiatre, je trouve ça tellement tragico-cool esthétisant façon film de gangster Honk-Kongais que je souris malgré la douleur. Je domine mon petit monde. Je fais joujou avec les autres. Comme Amélie. Est-ce cela que ressentent des gens comme mon ex-patron, Victor ? 

«  Je dois avoir du Xanax quelque part, dit Pipot en s'agrippant à l'accoudoir du canapé. Je vais en chercher. »

Je pointe la silhouette haute perchée de mon psychiatre avec le canon de la carabine jusqu'à ce qu'il passe une porte au fond de la pièce. Puis je ferme les yeux. Repose-toi. Juste quelques secondes. Ne t'endors pas. Et, dans l'obscurité, derrière mes paupières, comme un flash venu du tréfond de mes souvenirs, ce que je vois est le viseur chromé du flingue d'Amélie. Le flingue trouvé sous mon oreiller le matin de mon amnésie. Je vois ma main maigre et blanche et tremblante serrée autour de la crosse. Le visage de mademoiselle, mon amour, la traitresse est au bout du canon. Quand je rouvre les yeux, Pipot n'est pas reparut dans le salon. Provenant de la pièce adjacente, derrière la cloison, j'entends des pchhipchhipchii.

Des chuchotements.

Foutue petite crotte, t'essayes de me baiser.

Je m'extirpe du fauteuil club, ma tête tourne et ce qui me maintient conscient est la douleur venant de mon orteil déchiqueté. Je parviens à rejoindre la porte au fond de la pièce à cloche pied, renversant une pile de disques vinyles de Iran Maiden au passage. J'appuie sur la poignée. Derrière la porte, Pipot se tient debout dans la pénombre, le téléphone portable collé à l'oreille. Son visage pétrifié de trouille, c'est celui de toutes ces midinettes blondes américaines à grosses poitrines à la télé qui s'apprêtent à se faire taillader la panse par le tueur fou au masque de Hockey. Mon visage d'avant. 

Une voix de femme provenant de l'écouteur du téléphone de mon psychiatre demande en sourdine :

«  Quelle votre adresse, Monsieur ? »

Et Monsieur le psychiatre décolle le téléphone de son oreille et bredouille :

«  Georges, je suis désolé... Vous avez besoin d'aide... Tenez, prenez votre Xanax. »

Désolé.

Oh, je suis désolé.

Mais il fallait que je vous trahisse, pour votre bien.

En toute cordialité.

Veuillez agréer, Monsieur, à ma cordiale enculade.

Ma vue se brouille. J'ai froid, froid, froid. Banquise et ours polaire. Le cul dans la glace. Sueur à l'azote liquide.

Reste conscient.

La voix au téléphone continue :

«  Monsieur ? Votre adresse ? Monsieur ? »

La paluche de yéti tremblante de mon psychiatre s'ouvre sur une petite pilule rose. Je cale la crosse de la carabine contre ma hanche sans cesser de le tenir en joue, je saisis la pilule, la gobe et dis :

«  N'y voyez rien de personnel, Doc. Mais je suis réveillé. Merveilleusement réveillé. »

Et par le biais de cette merveilleuse coïncidence qu'on appelle le destin ou la chance ou la baraka, le coup de feu atteint l'œil droit de Pipot. Sa lourde carcasse s'effondre en ballot de linge sale sur le sol dans un grand boum. Ce qui reste de mon psychiatre est une longue flaque de chair, de poils et de cheveux blonds étalée sur le Lino. Juste le temps de compter jusqu'à 1. Clic et boum. C'est juste ça la mort ?

«  Doc ? »

Mon dieu, j'ai tué un homme.

Un homme.

Mon téléphone portable vibre. Je le tire de ma poche d'imperméable trempée et c'est pas croyable, c'est Amélie. Amélie. Amélie. Amélie Richard. Richard. Un message qui dit :

«  Amélie, speaking. Je suis chez Goran. Au pacha club, petit gangster. Il faut qu'on cause. »

Une deuxième vibration. Un autre message qui dit :

«  MAINTENANT. »

Je boite fissa vers la porte d'entrée et les escaliers, les dents serrées, et j'entends le téléphone portable, serrée dans la main de mon psychiatre dire :

«  Nous vous avons géolocalisé, nous envoyons une voiture. »


 

  • Fou mais attachant le bonhomme ! On aimerait en savoir plus
    (…faits d'hiver sanglants ou faits divers ?… Est-cela là la leçon ou Est-ce là la leçon ou Est-ce cela la leçon,…)

    · Il y a presque 7 ans ·
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    nyckie-alause

    • Merci Nyckie ! Le roman est presque fini, patience. Mais il y a plusieurs extraits sur le site. Merci d'avoir relevé ces affreuses coquilles. :)

      · Il y a presque 7 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

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