Extrait Bouloiron

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Il n'y avait plus un bruit dans le village, même le vacarme du barrage se faisait oublier et n'était devenu plus qu'un ronronnement apaisant. Les seuls bruits que je pouvais percevoir étaient ceux du vieux parquet grommelant et grinçant, ou des boiseries se lamentant de temps en temps ; et d'autres plaintes encore, venues tout droit des entrailles de cette vieille demeure qui débordait de souvenirs.

Je me souvenais de toutes les histoires que l'on s'inventait avec mes sœurs lorsque l'on était enfant : des histoires de sorcières, de fantômes ou d'amants maudits, alimentées par les légendes réelles parfois.

Dans le Grand Salon, les interrupteurs ne marchaient qu'en alternance. Si l'on avait éteint la lumière avec celui du bout de la pièce, le premier ne pouvait plus rien allumer. Le soir je me trouvais donc souvent coincée devant cette pièce immense baignée dans un noir inquiétant, et mon imagination voyait un ballet de formes effrayantes se mouvoir dans les recoins les plus sombres. Je tentais de regarder mes pieds, et je courais alors le plus vite possible jusqu'au bout de la pièce, le cœur battant à tout rompre. C'était l'aventure quotidienne avant d'aller se coucher pour rejoindre ma chambre. Ma petite sœur Charlotte avait inventé un savant jeu de glissades sur le parquet ciré pour le traverser plus vite encore, sans se cogner au mobilier.

J'avoue que ce soir encore, en le traversant vingt ans plus tard, je ne m'y sentais pas plus à l'aise, et si mon orgueil ne me l'avait pas interdit, je l'aurais traversé au pas de course !

La chambre où je me trouvais avait pour nom la Chambre Bleue, et des deux lits de la pièce j'avais choisi celui sous l'ancien baldaquin. C'était étrange de voir ce petit lit simple Ikea sous la tenture imposante du baldaquin, mais ca avait toujours été ma place. Par esprit de nostalgie encore, j'avais allumé la lumière du petit cabinet de toilette. Charlotte qui dormait à l'époque dans la même chambre, ne pouvait s'endormir si je n'acceptais de laisser le rayon de lumière jaune rassurante filtrer à travers la porte entrouverte. Elle trouvait particulièrement effrayants les ornements sculptés du grand miroir en face de son lit, et ne pouvait s'endormir si la lumière ne venait pas tuer ces petits démons en leur rendant leur immobile réalité.

J'étais proche de ma petite sœur, nous partagions absolument tout : nos peurs, nos rêves, nos jeux, nos secrets… Quand nous étions ici, à Bouloiron, nous inventions donc et vivions ces histoires à deux, et les souvenirs que j'y garde sont étroitement liés à elle, comme à ma grand-mère qui habitait le château avec ma tante. Ma tante s'était donnée corps et âme à Bouloiron, ce qui constitue bien plus qu'un emploi à plein temps, l'avait bichonné, soigné ; l'avait fait vivre.

Elle m'impressionnait beaucoup, femme un tantinet dure, d'une culture épatante, brillante, qui nous écrasait parfois d'un sentiment d'infériorité, et qui pouvait laisser comprendre que nous n'étions pas à la hauteur. A la hauteur de quoi : je ne sais pas trop, certainement de ses espérances.

Elle gérait à la fois la restauration du château, l'entretien du parc et du sobre mais élégant jardin à la française, double casquette de forestière accomplie pour gérer les forets de résineux du domaine, et gérante financière de l'ensemble. Elle parlait avec éloquence aussi bien d'épicéas, de charmes ou de frênes, que de Charles Quint, ou du prince Henri de Bourbon-Condé… En bonne Franc-Comtoise, elle connaissait en effet l'histoire de son pays sur le bout des doigts, et avait parfois le snobisme attendrissant de continuer à dire que la Franche Comté n'était pas française. Elle racontait la conquête ardue de la région par Louis XIV* (*Guerre des Dix Ans), les histoires des grands de l'époque, avec de la fierté plein les yeux et la voix pour ses ancêtres. Elle nous remplissait le cœur de patriotisme et de l'orgueil des Franc-Comtois, et si aujourd'hui je sens des racines s'étirer au bout de mes doigts et pieds de parisienne, c'est qu'elle a semé en nous l'amour de nos terres.

Je me suis réveillée loin des résonances citadines, des klaxons et des sirènes, loin du paysage trop construit et de la proximité étouffante des voisins. La lumière même était différente : sans avoir à zigzaguer entre l'architecture pleine de pièges, elle parvenait plus entière, à la fois douce et forte. Malgré les volets qui la filtraient, les rayons têtus du soleil avaient eu raison de moi, frappant directement mon visage de manière répétée et aléatoire en fonction de la lente marche des nuages.

Ce réveil prématuré en morse lumineux m'offrirait le temps de ma balader un peu avant l'arrivée de mes sœurs pour le déjeuner.

En repassant dans le Grand Salon, la lumière pâle cette fois, faisait danser la poussière piégée dans ses rayons. Danse lente et infinie d'une myriade de petit rien qui se moque du temps, de l'espace ou de la gravité, qui roule et se mêle en se réchauffant dans la caresse lumineuse. Je profitais de ce spectacle avec la facilité d'émerveillement d'un enfant qui n'a pas encore le regard pollué de banalités.

Un pas équivalait à un souvenir. J'avais ouvert mon esprit coupable à la punition terrible de toutes ces douces madeleines qui alimentait mes remords.

Je pris soin également de faire jouer les interrupteurs afin que je puisse anéantir l'obscurité en traversant la pièce ce soir. 

Le café fut salvateur, fort, à la rondeur étoffé qui tapisse le palais, j'avais besoin de cette générosité de corps, car plus les souvenirs m'assaillait plus je réalisait la difficulté que j'aurait à participer à cette réunion sororale pour la mise en vente de Bouloiron.

Un frisson me parcourut l ‘échine. J'avais le sentiment de ne pas être autorisée à développer de telles pensées tant que je serais entre ces murs, comme si je réalisais la plus infidèle des trahisons. Après une hésitation, j'avais décidé de poursuivre ce pèlerinage, en refaisant une courte promenade que nous faisions souvent lors de nos séjours à Bouloiron. C'était en fait un aller-retour sans véritable intérêt paysager, mais qui avait pour but d'atteindre la Vierge Dorée, statue qui accueillait toutes mes prières et mes souhaits de petite fille.

Le chemin était encombré par une végétation qui avait pris beaucoup de liberté et de désinvolture, et la rosée l'avait rendu par ailleurs glissant, mais je prenais plaisir à cette ascension qui me purgeait de toutes mes interrogations. Enfin je voyais devant moi le mur de buisson savamment entretenu qui entourait la statue. Elle n'avait plus rien de doré, était très simple mais jolie, grand santon gardien d'un petit chemin peu emprunté. Assise sur les marches du piédestal,  je m'autorisais enfin à laisser courir mes pensées, et brusquement je su. Jamais je ne pourrais concevoir l'abandon de tout ca, de ces souvenirs. Ce que plusieurs générations avaient réussi tant bien que mal à conserver et à entretenir, nous ne pouvions nous en délester, accepter si rapidement l'échec. C'était un héritage dont nos ancêtres avaient pris soin dans l'idée de nous le transmettre avec toute la continuité de son histoire, et en baissant les bras pour des raisons aussi futiles que pécuniaires nous ne remplissions pas notre rôle; nous n'étions pas à la hauteur.

Je me suis tournée vers la Vierge, majestueuse et à la fois si modeste, au regard baissé humble et doux, les bras ouvert en position d'accueil, prête à écouter tout les secrets, les promesses et les prières d'une oreille bienveillante et attentive ; et j'ai promis. Je me suis promis que je me battrai pour sauver notre héritage, comme les Franc-Comtois s'étaient battu pour leur terre.

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