FANON CLUB

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 15 autres textes dans le recueil "Nord sur blanc" chez Lignes Imaginaires en 2016 (ISBN 978-2-9523340-3-7), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.

J'étais heureux. J'étais libre. J'avais mes habitudes, mes préférences, mes marottes. On m'admirait pour ça. On savait où me trouver.

A la belle saison, je regagnais mes quartiers d'été à Hvalfjördur, un lieu de villégiature tranquille et bien exposé. M'y rejoignaient d'autres vacanciers, itinérants le reste de l'année, voyageurs des grands espaces réfugiés dans ce cul-de-sac marin béni des dieux, le temps d'un rayon de soleil.

J'y retrouvais aussi les habitués, masses blanches et bonasses aux ventres arrondis, paisibles et ronronnantes, d'où fusaient des exclamations, des cris admiratifs et des bravos qui saluaient mes apparitions et le moindre de mes mouvements. Je n'étais jamais avare de spectacle. C'était ce qu'ils attendaient, ce qu'ils espéraient, ce pour quoi ils étaient venus de si loin, petits fagots vibrant sur l'écume, brindilles s'agitant nerveusement dans le vent de mer. Je donnais le meilleur de ce qu'ils aimaient voir, c'est-à-dire fort peu en somme. Juste ma vie en surface. Le reste, mon existence, se déroulait à l'écart, dans le ventre bleu et froid de ce monde chargé de vies et de couleurs cachées.

Je les y rencontrais parfois, gauches et empruntés, sombres et incertains, entortillés dans leurs écharpes frémissantes. Ils m'observaient souvent à distance, plus rarement de près, avec un mélange de crainte et de respect, d'admiration aussi. Mais ils ont dû se fatiguer de moi, de mes prouesses, de mes cabotinages, comme le soleil, peut-être, se lasse de réchauffer cette terre de glace et finit par laisser place à l'interminable hiver.

Ce jour-là, ils n'étaient plus les mêmes et leurs vaisseaux, eux aussi, avaient pris les couleurs du deuil. Leurs formes, brutales et agressives déchiraient l'eau dans mon sillage. Je n'ai pas compris pourquoi ils ont fiché dans mon flanc cet éperon de fer, pourquoi ils se sont réjouis de mon agonie, doublant leur tir pour m'empêcher de sonder, de retrouver le Grand Bleu où rien d'humain ne pouvait m'atteindre, hurlant victoire à la vue de mon sang qui colorait les eaux vertes de reflets carmin.

Ils m'ont tiré à eux, m'entortillant dans leurs filins d'acier, raides et durs, entaillant mes chairs pour mieux me prendre, me posséder, me dépecer. Et tandis que ce bateau glacé me tracte à rebours vers la terre, je vis mes derniers instants pour qu'enfin un homme ce soir dise à sa femme : « Je viens de tuer ma première baleine ! ».

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016.


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