Ferment

Christian Lemoine

Voyez-vous cette ville ? cette rue ? Ici ce sont des pavillons parsemés sur des tapis de pelouses rases derrière la garde alignée des boîtes à lettres ; ils se montent du col pour regarder au-dessus des grilles si au-delà de leurs homologues d'en face, s'aperçoit un moutonnement de forêt, un patchwork de prairies. En vain. Ces maisons-là n'ont guère d'horizon, aucune échappée du regard pour supposer la courbe du sol. Peut-être seulement d'autres bric-à-brac de toits et de terrasses. Plus probablement des à-plats grisâtres collés contre le ciel peint, si fixes qu'on croirait la toile de fond de scène d'un théâtre, masquant les poulies et les câbles, les tentures plombées tombant droit des cintres. Vous la voyez cette rue ? sans trop savoir si la campagne est loin. Oh oui ! elle l'est, de kilomètres distante, d'années emportée. Quelque mur cependant, un peu plus haut, vient rompre la litanie des clôtures vertes, clôtures rouillées, clôtures de palissade, des haies de troènes ou de thuyas. Un mur haut, de pierres scellées, appuyant contre son faîtage les saluts lents et graves d'arbres vénérables. Une propriété ancienne, qui se permet encore en des zones urbaines à faible densité d'étaler hors les vues indiscrètes plusieurs arpents de pré ou de jardin. Cette ville n'omet pas d'associer sur son territoire les amoncellements de tours en villages verticaux et les horizontales des possessions patrimoniales de demeures ancestrales. La diversité sociale des constructions anarchiques. C'est ainsi, dans le soir des arbres mordorés qui s'éteignent peu à peu, que vous ressentez le trouble léger et gracieux d'un déséquilibre de vos sens, touchés de ce désordre d'exhalaisons. C'est une odeur un peu aigre, comme une verdure qui fermente, un peu ; qui mêle l'acide et le sucré, insinuée et feutrée d'abord, puis, jouant d'assurance, qui s'affirme et s'impose, étrangère à ce lieu. L'incongruité de cette odeur un peu gênante venue d'un hors la ville déplacé. Comme une caresse rude, comme un baiser âpre, pas vraiment plaisante ni tout à fait désagréable. Car dans ces effluves de quelque décomposition végétale flottent des réminiscences confuses. Voilà qu'ils réveillent certain écho vague, quelque chose d'enfoui, un frisson à l'alphabet crypté dans ces nuances de gaz d'échappement. Bien sûr, vous le savez, ça vous revient d'enfance, des étés fourmillant de poussières de paille, quand parfois le soleil secouait l'air sur les pas griffés des éteules, entre les cloisons buissonneuses des mûriers éclatants sous l'ombre des saules et des noisetiers, au contour des cellules irrégulières des pâtures et des champs. Ça vous revient d'un recoin humide et égaré d'une cour de ferme, contre le mur pesant d'une étable, où mijotait sans urgence un ensilage de grossières betteraves pour nourrir les trois cochons livides vautrés dans leur soue. L'odeur dépaysée vous murmure des campagnes et vous vous délectez, quand des urbains acariâtres, dédaigneux des rouages physiologiques prétendraient que ça pue.
  • J'aime beaucoup aussi. Langage soutenu et nostalgie vivante à travers les odeurs. Proustien tiens !

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    Al Prubray

  • ...et que ces gens là, se bouchent les oreilles au coq trop matinal, à la cloche qui résonne...
    Très beau texte, aux mots ciselés comme toujours.

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

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