FIL ROUGE

adriatique

 

Au point du jour, elle marche déjà dans la ville déserte.

Ses pas légers sur la pierre encore froide  des rues qui brulera bientôt comme mille miroirs étincelants.

Elle  vole presque, petite tache rouge insouciante, petit accident dans la ville sérieuse et endormie.

 

 

Au point du jour dans la ville, il se réveille à peine.

Elle a besoin de lui, la grande ville.

Il le sait, alors se lève et doucement et s'étire, minutieusement, à petit bruit. Chaque muscle de son corps se remet peu à peu d'un doux engourdissement, de l'étreinte de la ville.  Alors vite un café, un costume, un métro.

Caresse du métal au métal. Que faut-il en attendre ?

Et le ciel bleu ce matin.

 

A petits pas dans la ville, l'air des rues joue sur sa peau pâle. Il murmure à ses oreilles : c'est le chant d'un oiseau, le crissement d'un pneu dedans l'air vif. Peut-être qu'ils ne savent pas eux, qu'il y a la ville. Elle marche, silhouette frêle et les passants, ombres grises, ne la voient pas.

La robe rouge s'étire, se fend, se délie dans la ville.

Elle veut montrer, laisser une trace. Eh, tu vois, je suis passée par là, je suis allée ici !

Je connais ces rues, tu vois! Eh, psst ! Tu vois, toi l'ombre ?

Petit bruit du fil, doucement.

 

La rame s'arrête, enfin, dans un bruit métallique et froid, qu'il aime bien, oui.

Les gens sur le quai, si nombreux.

Chevauchements de vies sur le trottoir. Mélanges.

Et il sort enfin au grand jour.

Dehors  il y a la guerre.

Partout des moteurs qui font résonner ses poumons dans un bruit sourd, des odeurs qui l'envahissent. La ville.

Et le fil rouge.

Petite fibre tressée si délicate, si fragile. Seule.

« Tu t'es perdu ici, non ? » Dit-il.

« Nous, nous marchons vite, nous attendons la nuit pour fuir , et toi immobile. »

Il se mit à le suivre.

 

Elle longe le mur de l'école. Immaculé, blanc.

Goute avec joie les éclats de rire, le bonheur d'être ce matin.

 

Il sera en retard aujourd'hui.

Il tient le fil dans sa main, pour ne pas qu'il file, qu'il se perde. Quelqu'un d'autre pourra-il jamais le trouver ?

Petit bruit dans sa veste, petite chose qui vibre, il n'entend pas.

 

Elle savoure la fraicheur de l'herbe, hume l'ombre. Le parc désert ce matin. Plein de ce qu'elle aime tant.

Il attend juste un signe, un battement de paupière, pour s'animer de merveilles. Pour elle, il pourra tout devenir.

Alors, elle voit la mer dans le ciel, les vagues dans les feuilles, le sable dans l'herbe,  les poissons sur les balançoires, puis s'en va. Sans laisser de traces, qu'un fil rouge.

Et son sourire.

 

Il arrive devant le mur blanc, un peu essoufflé, mais il n'a pas couru. Un peu apeuré mais il n'a rien à craindre. Il connait cet endroit. Le petit fil dans sa main.

Toute petite trame de vie,  dedans la ville.

Il respire, écoute et des images s'invitent dans son esprit, d'un coup. On les appelle  souvenirs mais cela il l'a oublié.

 

L'école, les camarades, la joie, les jeux dans la cour sous le soleil de plomb de juin.

Les confidences sous le préau. Les billes sur le goudron. Les sourires sur son visage.

 

Elle est assise sur le trottoir, devant la maison. Les passants l'effleurent mais ne la voient pas. Elle est bien. Elle est seule.

Ici c'est la limite de la ville, mais elle ne sait plus comment elle y est arrivée.

 Alors, elle repart, se met à courir.

 

Il court maintenant. Il arrive au parc, ôte sa veste, dénoue sa cravate, respire.

Le fil rouge s'enroule autour des arbres, se mêle aux branches, se perd dans l'herbe, se cache sous les balançoires.

Espiègle. Vivant. Beau.

Depuis quand n'était-il plus venu ? Il n'a pas le temps de répondre, le fil tressaute dans sa main, danse dans l'air.  Il veux lui montrer autre chose. Vite !

Le bonheur n'attend pas.

 

Elle ne bouge plus maintenant, elle est arrivée. Elle regarde le ciel puis enjambe la balustrade  et s'assoit au bord du pont.  Le regard dans l'air,  les pieds dans le vide.

 Le cœur dans ses rêves.

 

Il est à la limite de la ville, devant la maison.

Il habitait ici avant qu'elle ne le happe, ne l'attire à elle, la Ville.  Muse moderne et possessive.

Il s'assoit sur un bout de trottoir.

Le portail, le toit. Branlants. Le jardin et les hautes herbes. Les années.

Les souvenirs et les joies.

 Ici.

Avant.

C'est une belle journée.

Il caresse la maison du regard,  lui promet de ne plus l'oublier, Jamais.

 

Elle respire doucement l'air pesant de la ville. Ses doigts fins froissent le tissu de la robe rouge.  La robe rouge se délie en un fil très fin lui aussi.

Ses yeux sont rouges, comme la robe.  Ses joues humides.

 

Son cœur bat maintenant à tout rompre, le fil dans le creux  de sa main a cessé de remuer. Il doit faire vite.

 

Elle étend ses bras.

 

Il arrive au milieu du pont, la rejoint, la prend par la taille pour l'empêcher de sauter.

« «Qui est-tu ? », demande t-il

« Je m'appelle Innocence. Dit la jeune fille

« Et je me suis perdue…»

 

 

FIN

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