Flash-Black - Chapitre 1

Juliet

-Il est vivant.

Il y eut une débandade. La nouvelle a été l'éclair, l'agitation le tonnerre, et dans un seul et même mouvement, quarante adolescents se levaient. Dans un grondement assourdissant, la vague d'émotions a déferlé, roulé en trombe pour engloutir profondément le seul. Celui qui se tenait en face d'eux ; le seul qui versait des larmes. Des larmes disparues dans la vague d'agitation qui en contenait un nombre infini.
L'eau a traversé sa gorge, empli ses poumons, et suffocant, haletant, se débattant contre la violence d'une joie que rien ne retenait plus, il a refait surface.
Sa bouche s'est grande ouverte, il a inspiré l'air à pleins poumons et quelques secondes plus tard à peine, les battements de son cœur retrouvaient un rythme inoffensif. Mais ces quelques secondes semblaient maquiller une éternité trop pesante pour l'assemblée qui lui faisait face.
Il était déjà trop tard. Avant qu'il n'ait pu prononcer le moindre mot, le calme qu'il avait l'instant d'avant espéré n'était plus qu'un rêve lointain et de toutes parts, des voix fusaient, missiles fatals, pour le percuter au cœur et au corps de questions auxquelles il n'avait pas les réponses.
« Il est vivant ».
Tels avaient été seuls ses mots car seuls ces mots il eût été capable de dire. « Il est vivant », ou le résumé en trois mots de tout ce qu'il savait alors, et de la seule chose qui lui importait en ce temps-là de savoir.
 
 
 
 


 
 

-Je ne peux pas le voir ?
Désolation. L'angoisse qui vous tient lieu d'essence vitale, l'horreur qui vous tient lieu de gènes : l'idée lui a traversé l'esprit que c'était une erreur, un chaotique malentendu. Il était mort. Il avait mal compris, on l'avait mal informé, il s'agissait d'une autre personne, c'était une erreur. Il était mort. Ou bien était-il entre la vie et la mort ; il l'ignorait, mais ce qu'il comprit alors, c'est qu'il n'était pas vivant.
Le monde luxuriant qui avait repoussé autour de lui comme par magie s'est évanoui d'un seul coup. Toute trace de vie a fané sous ses yeux aveuglés par les larmes.
-Pourquoi, dites ? Vous m'aviez dit qu'il était vivant ! Pourquoi ne puis-je pas le voir ?
-Je t'en prie, reste calme... Il est vivant. 
-Alors, je veux le voir ! explosa-t-il, au bord de la crise de nerfs.
-T'énerver n'arrangera rien, petit. Il a besoin de calme, aussi les visites lui ont été interdites. Tu n'es pas le premier à avoir cette réaction ; et bien que je comprenne que ses proches soient infiniment soulagés et pressés de le voir, il vous faudra patienter quelques jours. Il doit se reposer, bien qu'il ait encore des examens à passer.
-Ce n'est pas possible, comment osez-vous me demander une chose pareille ? J'ai attendu tout ce temps, vous comprenez ? Tous ces longs mois vécus dans l'angoisse constante et dévorante que jamais il ne se réveille, et à présent qu'est survenu un miracle, vous m'empêchez de le voir ?! 
-Votre impatience et votre colère ne servent qu'à me dissuader plus encore de vous accorder une faveur. Bien, il faut que vous respectiez le protocole. Si vous tenez sincèrement à votre ami, alors tenez en compte le fait qu'il n'est pas en état de recevoir de la visite.
-Mon ami ? Mais il n'est pas...


Silence. Une confrontation silencieuse, deux regards qui ne se quittent plus, qui semblent se dévorer et qui, en même temps, se vomissent. Un dégoût latent et secret qui flotte dans l'atmosphère, lourd, écrasant et pourtant, insaisissable. L'adulte et l'adolescent, l'autorité et la rébellion. Deux entités que la nature a faites rivales et qui se rencontrent.
Il n'y a qu'un pas entre eux et pourtant, c'est un univers entier qui les sépare.
La guerre a été froide. Sans bombe, sans bataille. Une guerre silencieuse. La rébellion réprimée par l'autorité infaillible, l'adolescent a baissé les yeux.

-Quand pourrai-je le voir ? murmura-t-il.
-Il m'a demandé de t'avertir le premier dès lors que ce sera possible.
L'adolescent a relevé les yeux. Il est naïf. Il pense que les larmes dissimulent la nature de son regard, mais elles sont comme un morceau de verre tendu sous le soleil : elles renvoient ses éclats avec bien plus d'intensité encore. L'homme en face de lui est une statue faite de marbre. À l'extérieur, du moins. Mais l'extérieur n'est qu'une gangue qui renferme un métal aussi pur et merveilleux qu'il n'est inaltérable. L'or fond. Et face à la reconnaissance infinie qu'il découvre dans le regard qui l'observe, son cœur n'est plus qu'une masse d'or liquéfié par cette chaleur. La chaleur humaine.
-Merci.
-Il est mon neveu. Je ne fais qu'obéir à ses souhaits.
L'adolescent a hoché la tête. Pour l'autre, c'était juste évident d'obéir aux souhaits de celui dont il avait la charge. 
Mais pour lui, c'était bien plus que l'amour aveugle d'un oncle envers son neveu.
Pour lui, c'était l'amour lucide d'un être humain envers un ange. Pour cette raison, lorsque Kohara Kazamasa a quitté la pièce, il a fait volte-face et, sans crier gare, est venu serrer dans ses bras ce corps si grand et robuste qui, vu de l'extérieur, n'était rien d'autre qu'une forteresse intombable.
 
 
 


 

Saegami Tsuzuku. C'était son nom. Lycéen sans problèmes, aimé et respecté de tous, et si tel n'était pas le cas, alors il avait le pouvoir que certains qualifiaient en riant de « démoniaque » de retourner la situation. Saegami Tsuzuku, lorsque les circonstances ne lui étaient guère favorables, était son propre deus ex machina, et d'aucun prétendait que c'était là la raison pour laquelle il s'était réveillé.
N'importe qui d'autre qui ne connaissait pas Saegami Tsuzuku eût simplement appelé ça un « sacré coup de chance », ou pour les plus mystiques, c'eût été incontestablement un miracle. Mais eux connaissaient Saegami Tsuzuku. Ils savaient que si ce jeune garçon de dix-huit ans avait gagné contre la mort, ce n'est pas parce qu'il lui avait échappé. C'est parce qu'il s'était battu contre elle. Et qu'il avait gagné. Saegami Tsuzuku, alors même qu'il était immobile, les yeux clos dans ce lit d'hôpital, était venu à sa propre rescousse. Autrement dit, il n'y avait pour Saegami Tsuzuku d'autre héros que lui-même.
Et ce depuis toujours.
 
 

Il n'était pas seulement son propre héros, à vrai dire. Il pouvait être celui des autres, du moins lorsqu'à son cœur noble la cause en valait la peine. 
C'était la raison pour laquelle il était aimé. C'est que Saegami Tsuzuku utilisait sa force pour détruire des barrières là où, plutôt que d'entraver le passage du mal, elles entravaient la liberté du bien. La force de Saegami Tsuzuku se devait de servir à chacun et jamais il n'a pensé à la mettre au service de lui-même. Et même lorsque Saegami Tsuzuku mettait sa force à son propre service, il ne le faisait jamais sans l'optique des autres. L'on eût pu dire que Saegami Tsuzuku était un fat imbu de sa personne ; car c'est vrai, lorsqu'il prenait soin de lui, lorsqu'il sauvait sa propre mise, c'est parce qu'il pensait que l'on pourrait avoir besoin de lui. Alors il prenait soin de lui pour pouvoir prendre soin des autres.
Saegami Tsuzuku avait acquis naturellement et spontanément une telle responsabilité. Mais Saegami Tsuzuku n'avait jamais décrété de lui-même qu'il était indispensable. Il n'y avait en lui nul orgueil, et ceux-là qui l'en soupçonnaient étaient des aveugles, car la vérité était que Saegami Tsuzuku était simplement attentif. Il écoutait ce qu'on lui disait, et jamais il ne devait l'oublier.
Ne pas oublier, c'était la règle première que s'imposait Tsuzuku en toutes circonstances, et à dire vrai, il n'avait jamais besoin de s'en forcer ; sa mémoire accueillait les aveux de chacun comme un amant accueille l'être aimé au creux de ses bras. La mémoire de Saegami Tsuzuku, telle était son arme secrète.
Et si Saegami Tsuzuku se pensait utile aux yeux des autres, c'était tout simplement
parce que les autres le lui avaient dit.
 
 


 
 
 

-Comment te sens-tu ?
Tsuzuku a mal au ventre. Il est là, assis en face de son oncle, et il a mal au ventre. Tsuzuku a envie de vomir, il hait les hôpitaux mais il n'a jamais osé le dire à son oncle, qui est le directeur du plus grand hôpital de Tôkyô. Cette peur, pourtant, Atsushi Sakurai la sent. Il la devine mais il ne la lui dit pas, de peur de plonger dans le malaise son neveu bien trop précieux pour que lui soit infligée une torture supplémentaire. Tsuzuku a vécu trop de malheurs, enduré trop de douleurs. Alors que son regard noir plonge dans le ciel bleu des yeux de son neveu, Atsushi Sakurai songe.
Il songe que c'est bien, que Tsuzuku n'ait pu se rendre compte de rien durant ces longs mois où il est demeuré endormi. Tsuzuku a souffert, il était vrai ; et pourtant, il a fallu attendre que Tsuzuku ne sorte de son coma pour s'en rendre compte. Alors, au fond de lui, et il s'en veut pour cela, Atsushi Sakurai pense que c'était mieux ainsi, d'être endormi. Au moins la souffrance est là sans qu'on ne le sache. Mais en ce moment même, Tsuzuku souffre. Une douleur insoutenable lui traverse l'abdomen : il sait ce qui l'attend, et il a peur.
-Je vais bien.
-Ce n'est pas l'impression que tu donnes. 
-Je ne suis pas malade.
-Tu sais bien que ce n'est pas ce dont je parlais.

Saegami Tsuzuku fait une grimace. Elle était trop spontanée pour qu'il ne la retienne, mais il a prié aussitôt pour que son oncle ne l'ait pas vue. Évidemment, il l'avait vue.
-Pourquoi es-tu venu me voir dans mon bureau ? Toi qui, d'ordinaire, ne te déplaces jamais...
-Je voulais te demander quand est-ce que je pourrais retourner au lycée.
-Il me semble que je t'ai dit que ce n'était pas avant une dizaine de jours.
-Je me souviens que tu l'as dit. Mais j'espérais qu'aujourd'hui, tu me dises autre chose. Je veux dire... une espèce de dérogation, tu vois...
-Hors de question. Tu n'iras pas au lycée tant que je ne t'en aurai donné la permission.
-Agaçant, s'impatiente Tsuzuku. Si seulement je pouvais demander la permission à quelqu'un de plus conciliant...
-Le fait est que je suis le seul à pouvoir t'y autoriser.
-Tu l'as vu, n'est-ce pas ?
-Pardon ?
-Kazamasa. Il a voulu me voir, mais tu l'en as empêché. Tu lui as dit que les visites étaient interdites, et malgré ses protestations, tu l'as évincé comme un vulgaire colporteur.
-Comment l'as-tu su ?
-J'ai reçu des dizaines de messages sur mon téléphone. Enfin, sur le téléphone de...


Soupir. Tsuzuku renverse la tête en arrière. Laissant ses prunelles absorber la lumière blanche et froide des néons, il ferme les paupières et garde enfermés derrière elles ces ronds pâles qui flottent dans les ténèbres. Lorsqu'il rouvre les yeux, le visage d'Atsushi n'est qu'une tache sombre et floue.
-Ils sont nombreux à être venus dans l'espoir de te voir.
-Et ils ne me verront pas. Du moins, pas dans cet hôpital : cela est impensable. Ils ne me reverront que lorsque je serai au lycée, et c'est pourquoi, mon oncle, je te demande cette faveur.
-Tu ne le peux pas.
-Je vais on ne peut mieux.
-Et ce n'est pas normal d'aller bien lorsque l'on sait ce par quoi tu es passé !


Atsushi avait crié. Bien qu'il n'en ait rien laissé paraître, ça a impressionné Tsuzuku qui, en dix-huit années d'existence, n'avait jamais entendu s'élever la voix de son oncle. Une voix grave qui tonitruait dans un raz-de-marée de colère, et ces yeux sombres qui l'enveloppaient dans un monde où tout n'était que ténèbres. Tsuzuku se souvient. Ah, oui, les ténèbres...
La douleur qui sourdait dans son abdomen s'est concentrée en un seul et même point. Une boule de nerfs électriques née dans son ventre et propulsée avec violence en plein dans son cœur. Tsuzuku serre sa main contre sa poitrine.
-Tu sais parfaitement pourquoi tu ne peux pas encore y aller.
Tsuzuku hoche la tête. Oui, il le sait depuis le début. N'empêche, il a hâte. Il a peur mais il a hâte. Parce qu'il espère juste voir partir cette douleur qui exécute à présent ses tortures dans sa cage thoracique. Une nouvelle salle de supplices. Son cœur a retrouvé les battements effrénés de la panique et de l'impatience.
-D'accord.
-Ne me regarde pas comme ça, pas comme si j'étais un bourreau. Je le fais pour ton bien. Lorsque... Lorsque l'on a subi un tel accident et que l'on sort à peine de quatre mois de coma, alors, l'on ne peut pas aller aussi bien que cela. Tu comprends, Tsuzuku ?
-Oui, mon oncle. Je comprends. Je ne vais pas bien, c'est toi qui as raison. Je ne vais pas bien.

Atsushi se redresse. Il sait la souffrance de Tsuzuku, mais envers et contre tout il se refusera à en parler. Parce que sous forme de mots, cette souffrance pourrait lui être comme des balles tirées en plein cœur. Lorsque Tsuzuku s'est retrouvé au creux de ces bras forts mais tendres, il n'a plus retenu ses larmes. Il ne pouvait pas les voir, Atsushi, parce que le garçon avait le visage appuyé contre sa poitrine mais, parce qu'il sentait les tremblements légers sous ses mains, l'homme a su. Contrit, il a posé sa joue contre le crâne baissé de son neveu.
-Je le sais, Tsuzuku. Je le sais, combien tu vas mal.
Tsuzuku rit. C'est un rire teinté de nervosité, niellé d'ironie et pourtant, au fond de lui, il a comme un éclat d'espoir. Lorsque Tsuzuku lève la tête, deux saphirs étincelants incrustés dans un visage d'albâtre sondent le regard de cet homme. Troublé, Atsushi recule d'un pas et sans le vouloir, desserre son étreinte.
-Tu as raison, Tonton. Je vais mal, très mal. Après tout, comment pourrait aller bien une personne qui a vécu ce que j'ai vécu ? Ah, oui, tonton, il est rationnel de penser que je vais très mal. D'ailleurs...
Tsuzuku a tendu la main. Son regard a imploré, timide, mais toute son assurance fut retrouvée lorsque cette main fut prise dans la chaleur délicate des paumes d'Atsushi. Tsuzuku n'était pas seul. Avec Atsushi, Tsuzuku et sa douleur qui vivait en lui comme un être à part entière, ils étaient trois. Alors, tout irait bien.
-D'ailleurs, ils seront les premiers à s'en rendre compte.

Atsushi aurait voulu garder plus longtemps sa main au creux des siennes. Mais de tendresse Tsuzuku ne voulait plus recevoir : ou plutôt de faiblesse ne voulait-il plus montrer. Tsuzuku, ou le héros de lui-même.
Dans les traits de Tsuzuku ne perdurait plus la moindre notion de douleur, d'appréhension ou d'impatience. Sa sérénité frôlait la folie, et Atsushi s'est demandé, comme ça, ce qui pouvait bien être le pire entre dissimuler ses souffrances ou les anéantir, tout simplement. Lequel des deux son neveu avait fait, Atsushi n'aurait su le dire et en cet instant où le jeune homme le dévisageait avec profondeur, il n'aurait voulu le savoir.
-Une semaine, mon oncle. Dans une semaine, j'irai. Pas un jour de plus.
 












Bien sûr, ça a fait des émeutes. Oh, au début, ce n'étaient que des murmures. Des souffles qu'il attrapait de temps à autre au vol, sur son passage, venant de ceux qui sur son chemin s'écartaient et le fixaient de cet œil abasourdi, comme si sa présence était un phénomène auquel nul n'eût pu croire sans le voir.
On avait raconté son arrivée, on l'avait anticipée, préparée, appréhendée ; mais la vivre, voilà qui révélait inutile toute l'agitation qui avait précédé ce moment tant attendu. Alors, oui, l'on murmurait sur son passage, certains jetant quelques regards furtifs comme s'ils avaient craint de brûler leurs yeux s'ils les laissaient trop longtemps rivés sur cette personne. Les brûler, oui, car alors Tsuzuku irradiait d'une aura qui lui était comme une auréole autour de son entière personne.


Elle était éblouissante, la lumière, presque aveuglante si l'on s'y laissait trop captiver, et certains détournaient leurs regards de celui dont ils avaient pourtant attendu l'arrivée avec tant d'impatience. L'annonce de son rétablissement avait été cause d'agitations et d'euphories incontrôlées, mais personne encore n'avait pleinement réalisé ce miracle qu'ils n'avaient pu voir jusqu'alors de leurs propres yeux. À l'hôpital, d'aucun avait été refoulé, aussi la véracité de son état prétendu stable et hors de danger avait été l'objet d'un doute : l'on avait même soupçonné une rechute que nul n'avait eu le courage de leur annoncer. Alors, oui, les appréhensions étaient nombreuses, les craintes de la déception mais surtout, l'angoisse du désespoir.
Le retour de Saegami Tsuzuku ? Pour certains, c'était devenu un doux espoir.
Pour d'autres, c'était devenu une légende.
Mais il était revenu et les consciences se sont crashées face à l'évidence. Saegami Tsuzuku était vivant. Mieux encore, il était réveillé. Et plus beau qu'ils ne pouvaient l'espérer : Saegami Tsuzuku marchait à nouveau au milieu de cette cour, plus radieux, plus allègre et majestueux que jamais.
Comme si rien ne s'était passé. Comme si pour lui frôler la mort n'avait eu pour seul effet que de l'en éloigner un peu plus.


Et après les murmures réservés et cérémonieux que l'on laissait sur son passage -murmures qu'il saisissait par bribes et confiait à sa mémoire- ce fut l'explosion. Ce que l'on avait gardé pour soi, ce que l'on avait pensé tout bas ou même ce que l'on s'était retenu de penser, tout s'est concentré en une seule et même boule d'énergie qui a explosé. Comme si toutes les consciences subitement avaient été traversées en chœur par un même éclair de lucidité, la réalité leur est apparue comme un déluge d'évidence. Saegami Tsuzuku était de retour.
Et demeurera, telle une histoire merveilleuse immortalisée dans un grimoire, gravés dans la mémoire de Tsuzuku toutes les larmes, les émotions, tous les cris, les rires, les sourires et les assauts de tendresse qui accueillirent sa personne en ce jour. Et si la mémoire de Tsuzuku avait depuis longtemps retenu le besoin que l'on pouvait avoir de lui, jamais pourtant elle n'avait pu se souvenir de toute l'affection qui lui était portée. 
Mais peut-être ne l'avait-elle simplement jamais su.


Il n'y en avait eu qu'un seul. Un seul qui n'était pas venu à lui. Un seul qui n'avait esquissé le moindre geste, prononcé le moindre mot, qui n'avait ni ri, ni pleuré. À l'instant même où Tsuzuku avait pénétré dans la salle de classe, ils avaient été tous là à se redresser et, dans un concert d'agitations, s'étaient attroupés autour de lui, chacun se disputant les bras et l'attention du jeune homme. Combien d'étreintes et d'éclats de rire y avait-il eu, alors ! Combien de mots d'admiration, d'encouragement, de reconnaissance surtout ! La reconnaissance d'être en vie, la reconnaissance d'être là, et la reconnaissance plus grande encore de Tsuzuku pour tous ces égards que même sa lucidité n'eût jamais imaginés. Ils s'étaient tous rassemblés en une orgie de joie et de fête, ces adolescents que l'autorité de leur professeur ne pouvait réprimer. Tous, sauf un.
Lorsque les yeux de Tsuzuku ont glissé sur la salle qu'il croyait vide, il a vu ce garçon, au milieu.
Assis sagement à son bureau, il regardait Tsuzuku d'un œil qui ne semblait pas le voir.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Ils m'ont tous demandé ce qui s'était passé entre nous.
Tsuzuku a eu un sursaut. Il a fait volte-face et, le cœur battant, a observé ce garçon qui le dépassait de plusieurs centimètres et qui, pourtant, présentait un visage si candide que même la colère évidente qu'il exprimait ne pouvait être prise au sérieux. Un visage enfantin que des mèches rousses en bataille égayaient à leur manière abstraite. Sans même rien savoir, Tsuzuku déjà s'amusait en secret de cette colère qu'il savait déjà inoffensive.
-Pardon ? s'excuse-t-il. J'ai peur de ne pas comprendre.
-Ne fais pas l'innocent, persifle l'autre. Comment as-tu osé me faire ça ?
-Je ne vois absolument pas ce que je t'ai fait et je compte bien ne pas me prendre la tête pour tes histoires.
-Mes histoires ?!
L'indignation fronce ses sourcils et creuse des rides au milieu de son front. Ses yeux noisette lancent des éclairs d'abomination, n'amusant que plus encore Tsuzuku qui dissimule à peine son envie de rire. Décidément, les griefs de certains peuvent perdre toute crédibilité avec un tel visage. 
-Tu m'as ignoré toute la matinée, Tsuzuku. Pour cette raison, ils sont tous venus me demander s'il s'était passé quelque chose entre nous.
-Et alors ?
-Et alors ?! Tu oses me le demander ?! Que crois-tu que j'aie pu leur dire ? Je ne comprenais pas ton attitude, je n'avais rien à leur répondre ! Est-ce l'accident qui t'a rendu ainsi ?! Tu m'as humilié !
-Humilié ? Parce que je ne t'ai pas prêté attention de la journée ?

Cette fois, Saegami Tsuzuku était énervé. Lui d'ordinaire qui savait maîtriser ses accès de colère et préserver son sang-froid en toutes circonstances voyait d'un très mauvais œil cette attitude qu'il jugeait irrespectueuse.
-Je reviens seulement de quatre mois enfermé dans un hôpital, je ne fais rien de mal, et tu oses m'accuser de la sorte de fautes que je n'ai pas commises ? Que me reproches-tu, au juste ? De ne pas être venu te voir ? Pauvre imbécile, est-ce que tu te moques de moi ? Il semblerait que, lorsqu'ils sont tous venus m'accueillir, tu aies été le seul à être tranquillement demeuré assis à ta place sans daigner m'adresser le moindre mot.
-Et que voulais-tu que je fasse ? Ils t'ont tous assailli comme les membres d'une secte autour d'un gourou, c'était... Répugnant, Tsuzuku, c'était répugnant. Alors que tu prétendais toujours haïr la moindre marque d'affection à ton égard, alors que tu prétendais ne pouvoir supporter les contacts physiques, tu les laisses te toucher comme si tu n'étais qu'une bête de foire !


Haïr la moindre marque d'affection ? Les contacts physiques ? Cela était chose que la mémoire infaillible de Tsuzuku n'avait retenue, et ce fut à son plus grand étonnement qu'il fut forcé d'admettre la véracité de ces propos.
-Écoute-moi, petit, provoqua-t-il en pointant son index sur le front de ce garçon si grand. Il est peut-être vrai que j'ai prétendu pareille chose auparavant, mais il faut croire, comme tu dis, que l'accident m'a changé. Tu es peut-être trop égoïste pour cela, mais tu ne sais pas à quel point une personne peut se sentir seule lorsqu'elle passe ses journées enfermée dans une même chambre où jamais, jamais personne ne vient la voir.
-Personne ne pouvait venir te voir, protesta le garçon qui sentait les larmes lui monter aux yeux. Si tu savais combien de fois j'ai tenté, j'ai voulu te voir, mais jamais ils ne me laissaient, je...

Il détourne la tête. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il pleure ? Pourquoi est-ce qu'il est en colère ? Pourquoi cette tristesse, cette vexation, cette amertume tandis que ce jour où son vœu le plus cher a été exaucé, seul le bonheur devrait avoir sur lui étendu son emprise ? Il a honte. Il sent le regard teinté de surprise et de méfiance de Tsuzuku planer sur lui, et il a honte. Pourquoi ? Pourquoi alors que la seule chose qu'il voudrait, c'était venir se réfugier dans ses bras ?
-Ne pleure pas. Je n'aime pas les gens qui pleurent.
-J'avais tellement envie de te voir...
Silence. Tsuzuku ne sait pas vraiment la nature de ces larmes. Est-ce parce qu'il s'est mis en colère ? Est-ce parce que, comme il lui en avait fait le reproche, il l'avait ignoré durant la matinée ? Ou bien était-ce le trop plein d'émotions jusqu'ici retenues et qui à présent débordaient, la joie de le revoir ? Il n'aurait su le dire. Ce que Tsuzuku savait en ce moment-même était qu'en face de lui, un jeune homme pleurait et qu'il avait eu tort, oui, grandement tort de ne pas être venu lui parler plus tôt. 
Tout simplement, Tsuzuku s'était trompé. Ou plutôt il n'avait pas su. Il ne s'était pas souvenu.
Que ce garçon qui lui faisait face, c'était son meilleur ami.
Alors, oui, l'ignorer, comment avait-il pu ?
-Shou.

Kohara Kazamasa redresse la tête. Il a les yeux écarquillés, des rivières de larmes irriguant ses joues et alors, dans la plus tendre des candeurs, la plus fébrile des hébétudes, il est venu se protéger au creux de ces bras qui lui étaient offerts.


-Comment les choses se déroulent-elles ?
Tsuzuku a un tic nerveux. Ses paupières se plissent, sa bouche se tord, et il passe une main sur son visage que la fatigue a pâli. Une fatigue intérieure. Il a les mains moites, le cœur lourd, et des nerfs qui se tendent comme une corde raide prête à lâcher. Ses yeux cernés, son teint pâle, son visage émacié : Tsuzuku ressemblait à un intoxiqué en plein sevrage forcé et alors qu'il levait les yeux sur Atsushi, ses pupilles papillotaient malgré lui dans tous les sens. Incapable de fixer son regard sur un point précis, Tsuzuku était en proie à des flots de pensées qui lui surgissaient de toutes parts.
-Que veux-tu dire par « les choses » ?

Son ton est nerveux. Impatient même, teinté d'irritation. C'est comme si être là était un supplice pour Tsuzuku qui était pourtant venu de lui-même. Déboussolé par la question qui venait de lui être non pas posée, mais plutôt crachée, Atsushi a eu une moue dubitative. Le regard dans le vague, il a semblé réfléchir à une réponse appropriée. Mais il avait le net sentiment que quelle que fût sa réponse, elle ne ferait qu'attiser la nervosité palpable du garçon.
-Je ne sais pas, moi. Tout. Tes camarades... Ton intégration dans cette classe.
-Je n'ai pas besoin de m'intégrer dans une classe qui est déjà la mienne depuis longtemps, rétorque Tsuzuku dans un venin acide.
-Tu sais très bien de quoi je parle.
-Il faut que tu apprennes à penser comme moi. C'est un réflexe que tu devrais d'ores et déjà avoir, mon oncle : moi, Saegami Tsuzuku, suis l'élève le plus populaire du lycée. Je te prie de ne plus l'oublier.
-Je l'ai compris au moment où tous ces garçons ont surgi en masse dans l'hôpital, espérant te voir. L'effervescence de ta résurrection...
-Je n'ai jamais été mort.
-L'effervescence de ton réveil a été chaotique. Nous avons eu des plaintes de certains malades, pour le bruit et la gêne occasionnés... Ta popularité, Tsuzuku, est à la hauteur de ta personne.
-Il me peine qu'un troupeau de fanatiques excités ait été nécessaire pour t'ouvrir les yeux.
-J'ai juste été impressionné par l'ampleur de cette popularité, voilà tout.
-Mon oncle, je suis venu te demander de l'aide.
-De l'aide ?
Atsushi Sakurai se demandait bien comment diable serait-il capable d'apporter de l'aide à son neveu, quand bien même il le voulait de toutes ses forces. À ses yeux, cette étape de la vie de son neveu était sa bataille seule et nul allié ne pouvait aider Tsuzuku à vaincre le monstre contre lequel il luttait. Le monstre noir de ses pensées.
-Tu sais, ce garçon... Kohara Kazamasa. Enfin, ils l'appellent Shou, va savoir pourquoi, mais c'est Kazamasa qu'il semble s'appeler.
-Kohara Kazamasa... murmure Atsushi qui étrécit les yeux, cherchant dans sa mémoire la personnalité ou le visage qui pouvaient être rattachés à ce nom. Kohara Kazamasa, attends... Oh, je vois. Tu me parles de ton meilleur ami.

Tsuzuku a un sourire en coin. Il secoue la tête de gauche à droite, les yeux au ciel, comme il semble signifier à Atsushi l'exaspération quelque peu amusée de son étourderie.
-Lui-même, mon oncle. Il me semble que ce n'est pas la première fois que tu entends parler de lui.
-Non, s'excusa Atsushi, sincèrement désolé. Bien sûr que non... Tu as un problème avec ce garçon ?
-Je voulais simplement savoir s'il t'avait parlé de lui.
-Pardon ? Mais... Je n'ai rencontré ce garçon que ce jour où il est venu dans l'espoir de te voir, comment aurait-il pu me parler de lui ?
-Je ne te parle pas de Kohara Kazamasa, mon oncle ! 

Silence. Atsushi a les lèvres entrouvertes, des mots derrière elles qui hésitent à sortir, et les yeux qui se voilent d'une brume maussade. Atsushi est devenu pâle, tout à coup, et face au regard empli de reproches de son neveu, il baisse les yeux.
-Je vois... Tu veux me demander si « lui » m'a déjà parlé de Kohara Kazamasa.
-Tout à fait.
-Mais pourquoi ?
-Comment peux-tu me poser la question ? J'ai besoin de savoir quels rapports entretenaient-ils. J'ai besoin de savoir... pour aborder la chose avec Kohara Kazamasa, j'ai besoin de savoir.
-Alors, il ne t'en a jamais parlé non plus ? Tu ignores la nature de leurs rapports ?
-Pas leur nature ; ce qu'ils ont vécu ensemble. Leurs joies, leurs peines, leurs délires, leurs expériences, leurs espoirs, leurs déceptions, leurs réussites, leur complicité, leurs goûts communs... J'ai besoin de connaître tout cela.
-Mais j'eusse auguré qu'il t'en ait parlé.
-Il n'en a pas eu le temps, imbécile.

Tsuzuku est amer. Il baisse la tête et des mèches noires tombent le rideau devant ses yeux. Invisible. Tout le concentré de ses émotions est dissimulé derrière ce noir d'encre.
-Tsuzuku...
-Comment je vais faire, si je ne sais rien de ce qu'ils ont vécu ensemble ?
Atsushi se sent désolé. La détresse de Tsuzuku, tapie là derrière la forteresse de sa colère, sous le toit de sa fierté, il la sent aussi fort que ses propres battements de cœur dans sa poitrine. Des battements qui ont perdu toute leur sérénité. Atsushi veut aider Tsuzuku. C'est la seule chose qui lui importe en ce monde.
-Je croyais que tu le savais déjà, Tsuzuku.

Le jeune homme relève la tête. Les saphirs incrustés dans ses yeux scintillent de mille éclats ; c'est le fin rideau de larmes qui agit comme un tesson de verre incliné sous les rayons du soleil. Ses incisives s'enfoncent dans la chair tendre et rose de ses lèvres, et Tsuzuku secoue la tête, penaud. Montrer son propre chagrin face à cet air abattu, Atsushi pense que cela ne le conforterait que plus encore dans son mal-être. Alors, Atsushi veut être fort, parce que c'est ce qu'il doit être pour présenter à son neveu un semblant de sécurité.
-C'est pourtant simple, non ? La dernière fois, c'est toi qui as dit que tu allais très mal
et qu'ils seraient les premiers à s'en rendre compte.

Tsuzuku ne répond pas. Il demeure immobile, les yeux écarquillés, ses dents blanches enfoncées plus encore dans sa lèvre, et il attend. Il attend que l'on lui dise quoi comprendre.
Atsushi pousse un soupir, et cette fois, dans un discret sourire qui creuse une ombre au coin de ses lèvres, c'est lui qui se moque gentiment du garçon.
-Que l'accident t'ait affecté bien plus qu'ils ne le croient, Tsuzuku, ce garçon, Kohara Kazamasa, devra être le premier à s'en apercevoir.


Alors, Tsuzuku a compris. L'évidence lui est apparue aussi claire que ces paroles étaient absconses, et dans le ciel de ses yeux l'instant plus tôt chargé de pluie, un rayon de soleil a filtré, percé le mauvais temps pour venir se répandre sur le monde. Lorsqu'il s'est redressé en sursaut, Tsuzuku n'était plus le même.
-Je t'aime, mon oncle.
Et sans laisser le temps à Atsushi de s'émouvoir, sans lui laisser le temps d'esquisser le moindre geste ou de prononcer le moindre mot, Tsuzuku s'en est allé, allègre. Le cœur aussi léger que la tête était pleine.


-Comment vous sentez-vous ?
Lumière blafarde, rétines brûlantes. Des yeux qui se plissent, s'entrouvrent, se referment, des mains qui les cachent, une bouche qui se tord, des canines, blanches, on dirait les dents d'un vampire. Sous les draps aussi blancs que l'humeur est noire, linceul de la faiblesse et de l'impuissance, un corps se cambre. Il se raidit, s'immobilise : un arc d'os et de chair figé sur ce lit porteur de souffrances. La lumière est la violence.
Sur un front de fièvre des mèches couleur miel s'éparpillent, s'ébattent et se battent pour trouver leur place, c'est le désordre, un entremêlements de cascades ondulées qui tombent dans une seule et même débandade. Des doigts se crispent dans ses cheveux, des ongles s'enfoncent dans le crâne à l'intérieur duquel s'avivent les braises incandescentes d'une conscience brusquement réveillée et alors, dans un seul sursaut, l'adolescent se redresse.

Deux grands yeux bruns fixent avec haine celui qui vient de pénétrer dans le sanctuaire sacré. La pièce de son malheur.
-Je hais les infirmières qui se permettent de me réveiller en plein rêve, mais vous... Vous, vous êtes le pire. Vous n'êtes pas même une infirmière. Que faites-vous dans ma chambre ?
-Je suis simplement venu voir comment vous alliez. Je suis désolé, si vous faisiez la sieste.
Et Atsushi de venir d'un pas assuré jusqu'à hauteur du patient et, le dévisageant avec une insistance emplie de défiance, il s'est assis sur le rebord du lit sous les yeux interdits de ce dernier.
-Comment osez-vous... Je ne vous permets pas !
-Vous n'étiez pas aussi désagréable, la dernière fois.
-La dernière fois, j'étais bien trop engourdi par les médicaments pour pouvoir réagir ! Allez vous-en ! Je sais pourquoi vous êtes ici !
-Sauf votre respect, mon cher Monsieur Takeshima, je jurerais que vous ne le savez pas.
-Je vous interdis de m'appeler par mon nom ! Cela est bien trop familier !
-Comment devrais-je vous appeler, alors ?
-Ne m'appelez pas. 
-Cela est un peu difficile, lorsque je m'adresse à vous, répondit Atsushi dans un rire embarrassé.
-Le fait est que vous ne devez plus jamais vous adresser à moi.
Atsushi lève les yeux au ciel, réprimant le soupir de lassitude qui lui vient au seuil des lèvres.
-Que je vous dérange, soit, je peux le comprendre. Mais me manifester une telle haine...
-Vous n'y êtes pas. Ce que je hais, ce n'est pas vous, ce sont vos manières.
-Mes manières ? s'étonne sincèrement Atsushi qui ne comprend pas quelles manières a-t-il qui pourraient offusquer son interlocuteur.
-Vous, depuis que je suis dans cet hôpital... Vous faites semblant de vous soucier de moi et de vouloir prendre de mes nouvelles, seulement, vous pensez que je suis dupe ? Aussi profondément que vous êtes hypocrite, je suis lucide.
-Vous vous permettez de traiter d'hypocrite un homme qui a la bonté de s'inquiéter pour vous. Soit. J'avoue que cela m'irrite, et je ne comprends pas. Certains malades se plaignent que l'on ne leur porte pas assez d'attention, mais vous, vous agissez comme si vous en aviez toujours trop.
-Qui aurait besoin de l'attention d'un manipulateur comme vous ?
-Manipul... s'offusqua Atshushi qui en demeurait coi. Non, je ne peux accepter de pareilles accusations. Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez, et en tant que directeur de cet hôpital, vous me devez un minimum de respect tout comme je vous dois le mien.
-Et si le moindre respect vous méritez alors, effectivement, il est dû à votre statut de directeur d'hôpital. Quant au respect que vous méritez en tant qu'homme, il est inexistant.
-Et je pourrais savoir, persifla Atsushi qui contenait péniblement sa colère, ce qui me vaut cette accusation infondée et injustifiable ?
-Et voilà que vous faites de nouveau l'innocent, rit l'autre à gorge déployée. Mon Dieu, si vous n'étiez pas aussi exécrable, je vous en trouverais comique. Votre crédibilité fait autant défaut que votre morale ; sachez que votre petit jeu ne marche pas avec moi.
-Je pourrais mettre un terme à ce que vous appelez petit jeu, espèce d'impertinent, lorsque vous m'aurez expliqué enfin à quoi vous faites allusion en me traitant de manipulateur.
-Vous pensez que j'ignore que si vous feignez vous soucier de moi, c'est par peur des représailles ?


Silence. Atsushi le dévisage, et son visage s'est fait tableau d'un tel déconcertement que la chose eût presque été une drôlerie si seulement ne bouillait pas la rancœur au fond de ses yeux. Mais cette rancœur-là, peut-être n'était-elle que le reflet de celle qui se montrait au grand jour dans le regard de son interlocuteur. En silence, Takeshima Atsuaki perçait Atsushi du regard, et sur ses lèvres s'était ancré le goût amer et écoeurant de la haine.
Atsushi ne comprenait pas, non, il ne comprenait rien si ce n'était qu'il s'était fait un ennemi qu'il n'avait jamais voulu comme tel. Désabusé, oui, c'était un parfait désenchantement qui abattit le cœur d'Atsushi alors, et blême, l'homme a secoué la tête.
-Des représailles, a-t-il balbutié faiblement. Mais... de quelles représailles parlez-vous ?
-De celles que vous me soupçonnez susceptible de vous infliger, imbécile.
-Vous soupçonner, moi ? Mais... de quoi ? Des représailles, enfin, vous ai-je fait quelque chose de mal qui justifierait des représailles ?
-Comment ? Vous osez encore faire l'ignorant ? Comme si je ne le savais pas, dites. Comme si vous ne vous sentiez pas responsable du fait que le garçon que vous avez élevé
est celui qui m'a mis dans cet état.

Il n'a pas pu, Atsushi. Bien sûr, il avait tenu bon et n'avait cessé de se raisonner dès lors qu'il ne s'agissait que de lui-même. Il aurait pu être injustement accusé de tous les maux, Atsushi, toujours pourtant il aurait tenu bon face à la colère, toujours il aurait réprimé la violence latente en lui qui menaçait d'exploser à chaque instant.
Mais c'était Tsuzuku. En face de lui, un homme peut-être aussi beau qu'il était blasphémateur était en train de cracher sur un être qui valait plus que sa propre vie.
-Tsuzuku n'est pour rien dans votre accident et de plus, Monsieur, jamais en moi n'est venue l'idée que vous pourriez m'en vouloir pour cette raison. Car sachez, Monsieur, que si vous m'aviez réellement tenu responsable de ce dont vous l'accusez alors, je n'aurais pas peur de vos « représailles », quelles qu'elles pussent être !
-Calmez-vous, calmez-vous, apaisa l'autre dans un rire teinté de plaisanterie. Vous m'appelez « Monsieur », maintenant ? Vous devez ignorer mon âge.
-Comment pouvez-vous prendre cela à la légère tandis que vous venez, à l'instant même, d'accuser un être innocent et, qui plus est, est...
-Vous ne réagiriez pas ainsi, si ce garçon était innocent. Votre agressivité prouve que...
-Mon agressivité ?!
Atsushi s'était redressé. Toisant du haut de son mètre quatre-vingt le jeune homme prisonnier de son lit, il l'a couvert d'un ciel aussi sombre que son regard. Le ciel noir de la haine et du mépris à leur état le plus sauvage. Et petit, oui, faible aussi, c'est ainsi que s'est senti Takeshima Atsuaki lorsqu'il s'est vu assiégé par cette menace planant au-dessus de lui. Une épée de Damoclès prête à s'abattre sur son crâne.
-Mon agressivité, comme vous dites, n'est en rien comparable à celle que je vous ferais subir si je me donnais la liberté de la défouler sur celui qui l'a éveillée. Mais parce que je ne veux en rien salir mes mains sur une ordure comme vous, Monsieur, je m'en vais plutôt que de prendre un tel risque.
Sur ces mots crachés comme autant de missiles, Atsushi a tourné les talons. Broyant du noir, rêvant de rouge. Ce même rouge qu'il avait vu sur Tsuzuku et qu'il aurait voulu voir, en cet instant-même, sur celui qui avait osé proférer de telles accusations.
-De toute façon, vous avez déjà été puni.


Atsushi serre ses doigts autour de la poignée. Il ne se retourne pas ; il n'avance pas non plus. Atsushi est immobile, et il attend. S'il attend, lui qui n'avait eu que la hâte de fuir cette ambiance méphitique, c'est parce que la voix qui s'était à lui adressée semblait ne plus appartenir à la même personne.
Ou bien était-ce cette personne qui n'appartenait plus à elle-même. Derrière lui, Takeshima Atsuaki a continué :
-Je ne vous reproche rien, Directeur. J'avais seulement l'impression que vous vous méfiiez de moi depuis ce jour où vous m'avez par inadvertance avoué que ce garçon est votre neveu. Votre soudaine attention... oui, je l'ai prise pour de l'hypocrisie, une tentative de m'amadouer dans l'espoir que je ne ternisse pas la réputation de votre hôpital, et peut-être est-ce bien le cas. Malgré tout, Directeur, bien que vous soyez son oncle et seul parent, moi, je ne vous reproche rien.

Silence. Atsushi ne s'en rend pas compte, mais sa vue s'est brouillée. Mais sa conscience l'était aussi, et Atsushi ne s'est rendu compte de rien. Atsushi était ailleurs, un ailleurs que lui seul pouvait atteindre.
Lorsqu'Atsushi a baissé les yeux sur cette main resserrée autour de la poignée, il l'a retirée aussitôt.
Du sang. Sa main était couverte de sang. Le sang de Tsuzuku.
« Lorsque l'on a les mains souillées de sang, il est si facile de faire croire qu'il vient de nos propres blessures . »
Atsushi se rappelle. Ces mots, il les avait entendus de Tsuzuku, dans une vie jadis, il y a longtemps, longtemps... Une vie lointaine qui devait ne jamais revenir. Atsushi pleure. 
Takeshima Atsuaki l'ignore.
-Alors, je vous en prie, Directeur. Moi, ce que je veux, c'est juste votre sincérité.


Les pas s'étaient précipités, la porte avait claqué.
Même lorsqu'il se retrouva seul dans la pièce, Takeshima Atsuaki a continué à regarder cette porte close encore longtemps, longtemps, mais elle ne devait pas se rouvrir.


-Monsieur Sugihara... Excusez-moi, Monsieur Sugihara.
Il y eut un tressautement, des lèvres qui s'entrouvrent sur un petit cri mort-né, et dans un volte-face subit, deux yeux en amande qui s'écarquillent sur un visage. En face de l'homme, une jeune femme vêtue d'une blouse blanche sent à ses joues monter le rose de l'embarras.
-Je suis désolée, bafouilla-t-elle, confuse. Vous êtes bien Monsieur Sugihara ?
-En personne, dit-il d'une voix enrouée. Il y a un problème ?
-Oui, il me semblait bien que c'était vous. Je... Comment dire, je suis désolée, mais si vous venez voir ce garçon, alors vous ne pouvez pas.
-Comment ?
-Takeshima Atsuaki... Il a demandé à ne plus recevoir de visites.

Le dénommé Sugihara a longuement fixé cette jeune femme qui ne savait plus que faire de cet embarras grandissant. Mais face à la gêne visiblement occasionnée, l'homme continuait à la fixer de cet air pensif qui semblait signaler qu'il la voyait sans la voir. Lorsqu'elle s'est décalée sur le côté, son regard n'a pas changé de ligne de mire. Monsieur Sugihara réfléchissait murement, et c'est à peine s'il se souvenait être dans un couloir d'hôpital.
-Monsieur Sugihara ?
Il est sorti de sa torpeur aussi vite qu'il s'y était plongé. Son cœur a battu la chamade, et lorsqu'il a réalisé où se trouvait-il en ce moment-même, la honte l'a envahi.
-Pardonnez-moi, je...
-Il vous faut partir, Monsieur Sugihara. Il refuse catégoriquement toute visite. Je suis navrée.
-S'il vous plaît, ne voudriez-vous pas être sincère ?
Instinctivement, elle a regardé autour d'elle comme si elle s'attendait à n'être pas seule avec lui. Comme si ce n'était pas à elle que son interlocuteur avait vraiment pu s'adresser. Mais bien sûr, ils étaient seuls dans ce couloir, et lorsqu'elle a relevé le regard sur lui, elle était blême.
-Pardon ?
-Ce garçon, insista l'homme avec patience. Vous dites qu'il n'accepte aucune visite, mais la réalité est que c'est moi qu'il refuse de voir, n'est-ce pas ?
Sa surprise, son silence, son regard qui se détournait : elle avait sans le vouloir donné la réponse. 
Elle a eu un serrement au cœur à la vue de cet homme qui, sans colère, passait ses mains sur son visage. Un visage que son regard d'infirmière trouvait bien trop pâli et creusé d'épuisement.
-C'est d'accord, alors.
Monsieur Sugihara avait prononcé ces mots dans un sourire qui, s'il se voulait rassurant et compréhensif, était bien trop faible pour montrer la moindre conviction. Mais avant qu'elle n'ait pu dire quoi que ce fût, Monsieur Sugihara s'en était retourné et déjà, ses talons martelaient le sol sur lequel se brouillait son reflet.
-Monsieur Sugihara, la sortie est beaucoup plus proche par ici, vous...
-La sortie ? répéta-t-il comme il se retourna. Quelle sortie ? Mademoiselle, je suis désolé mais, si ce garçon refuse de me voir, alors il est évident qu'il doit me le dire de lui-même.


Et elle courait après lui depuis quelques secondes à peine que déjà, Sugihara Yasuhiro, né le 8 juillet 1969, âgé de trente-trois ans, ouvrait la porte que l'interdit avait cru sceller.


-Uruha-chan.
Le murmure qui provoqua le cri, la brise légère et caressante qui provoqua la tempête dévastatrice. Parce qu'il avait cru à la tranquillité et avait trouvé le chaos, Takeshima Atsuaki a poussé un hurlement aussi strident que vain. De sa surprise et sa terreur il ne restait plus que deux grands yeux humides qui imploraient pitoyablement, et une bouche impuissante dont les sons mourraient contre la barrière de cette main sur elle plaquée. Le moindre de ses nerfs était tendu à l'extrême, et il semblait que ses muscles pouvaient se déchirer à tout moment. Ça a quelque peu amusé Sugihara Yasuhiro qui s'est fait un malin plaisir d'approcher son visage du sien. Son sourire était aussi jubilatoire que le regard d'Atsuaki était suppliant, et lorsque son front a touché celui du garçon, Atsuaki a laissé échapper une plainte étouffée. 
-Suis-je bête, minauda Sugizo qui ne cachait pas sa délectation. Si je t'empêche de parler, comment pourrais-je entendre de ta bouche les mots que je veux entendre ?
Lorsqu'enfin il le libéra, Atsuaki n'était plus pour lui que haine et abomination.
-Une ordure, une épave, bon à jeter, un malotru, un dépravé, un dégueulasse : ce sont bien les mots que vous vouliez entendre de ma bouche, n'est-ce pas ? Parce que laissez-moi vous dire, Sugizo, que si vous espériez autre chose, alors vous pouvez toujours mourir.
-Ce que tu es adorable.
Et comme s'il n'y avait eu nulle ironie dans sa voix, Sugizo s'est penché et avant que l'autre n'ait pu réaliser, il posait déjà un baiser sur sa joue.
-Arrêtez !
De la colère ? C'était bien plus de cela. La violence avec laquelle Atsuaki l'avait repoussé n'avait plus rien à voir avec du dégoût ou de la colère. Essuyant son visage d'un revers de manche, Atsuaki dévisageait Sugihara Yasuhiro comme l'agneau paralysé de terreur fixe le loup qui s'apprête à le dévorer. De la terreur, c'était cela et rien d'autre : une terreur au fond de laquelle Sugihara Yasuhiro croyait déceler un fond d'espoir, même infime. Une supplication désenchantée qui ne vit qu'à travers un fantôme de foi.
Dans la poitrine de Sugihara Yasuhiro, une douleur circule, libre comme l'air dans sa cage thoracique.
-Ce que je voulais entendre de ta bouche, Uruha... est que tu ne voulais tout simplement pas me voir.
-Ne m'appelez pas Uruha. Je vous interdis encore une fois de prononcer ce nom devant moi. Vous et moi... Nous n'avons jamais été proches.
Sugizo soupire. Il avait seulement voulu le taquiner, seulement ça. C'est vrai, d'accord : il avait désiré au fond se venger de sa lâcheté, de son manque d'honnêteté. S'il ne voulait plus le voir, pourquoi ne lui avait-il pas dit ?
-Je viens simplement voir comment tu vas, Uruha.
-Je vais bien ! éructa le garçon hors de lui. Je vais bien, très bien, du moins est-ce ainsi que j'allais jusqu'à ce que vous ne veniez semer le désordre dans ma petite vie paisible. Allez-vous-en.
-Dis-moi au moins seulement pourquoi.
-Pourquoi ?! Vous osez me demander pourquoi ?! Mais je suis celui qui devrait vous poser la question, moi, Monsieur Sugihara... Contrairement à vous, je n'ai rien fait de mal.
-Alors, plutôt que de ne pas avoir exactement ce que tu veux, tu préfères ne rien avoir ?

L'indignation a raidi les traits d'Uruha dont la vie ne se manifestait plus alors que par ces lueurs rutilantes qui faisaient violence aux ténèbres de son regard. Il était raide et figé dans son indignation, Uruha, et il aurait tout aussi bien pu être fait de marbre si ses yeux n'étaient pas là pour y concentrer toute la vie contenue en lui. Le silence était sa seule arme, oui, le silence. Car si jamais mots avaient échappé à la volonté guerrière d'Uruha alors, peut-être eussent-ils été si puissants 
qu'au final il en eût été blessé lui-même.
-Ce que je veux dire, reprend sereinement le dénommé Sugizo, est que tu es bien immature à refuser ce que l'on te donne simplement parce que l'on ne peut t'offrir mieux. En somme, ce que tu es, ce n'est qu'un gamin capricieux.
-Le gamin capricieux n'a jamais demandé à vous voir ! éructa le garçon hors de lui. Vous êtes celui qui est allé contre ma volonté en pénétrant dans cette chambre alors même que vous saviez que je ne voulais pas de vous !
-Tu retournes bien vite ta veste, le gosse, ironisa Sugizo dans un tranchant d'amertume. Car il me semble qu'il n'y a pas si longtemps encore, tu voulais de moi.
-Cela était avant de réaliser à quel point vous êtes grossier et sans scrupules et...
-Alors, je ne me trompais pas, coupa froidement Sugihara Yasuhiro. Toi...

Sugizo s'est levé, le toisant de toute sa hauteur, il s'est approché de lui, menaçant, et plus il avançait, plus Uruha reculait sur son lit, impuissant, et Uruha écarquillait ses yeux brillants, Uruha entrouvrait des lèvres tremblantes, et Uruha aurait voulu crier, pleurer, supplier, fuir, mais rien de tout cela il n'avait la force d'accomplir. Et si Uruha voulait devenir la haine, c'est parce que sans cela, il ne se sentait pas capable de faire le poids face à elle. Elle qui, en la personne de Sugihara Yasuhiro, écrasait tout sur son passage.
L'index pointé comme une lame sur le front fiévreux d'Uruha, Sugizo s'est penché. Et ses lèvres sur lesquelles flottait ce sourire taquin un instant plus tôt se tordaient en une grimace de dégoût.
-Toi, élève indigne, tu ne veux plus de moi tout simplement parce que ton orgueil démesuré n'accepte pas les mots que j'ai prononcés la dernière fois.
-Professeur, je...
-Je ne suis plus ton professeur.


Silence. Dans son lit, à moitié caché sous les draps, Uruha n'est qu'un oisillon voletant au-dessus d'une mer trop vaste. Un oisillon qui n'a pas encore bien appris à utiliser ses ailes. Elles semblent battre l'air, désespérément, mais en vain. L'oisillon s'effondrera dans la mer.
-Pourquoi me regardes-tu comme ça ? susurra Sugizo. Moi, si j'ai été renvoyé... C'est de ta faute.
La mer l'a avalé. Sous les draps, Uruha était si petit que c'en était désolant. Il avait arrêté de respirer, Uruha, et il n'en avait pas même conscience. Tout son être, et son esprit le premier, était en apnée lorsque Sugizo est venu s'asseoir au bord du lit. Tendant la main vers l'oisillon qui le regardait sans comprendre, il a saisi une plume.
Par elle il a attiré l'être fragile et vidé de toute volonté dans ses bras.
-Alors, si vraiment tu ne veux plus de moi, Uruha, à quoi a-t-il servi que je subisse ça ?
 
 
Takeshima Atsuaki ne répondra pas. L'homme le sait. Mais comme les doigts fins de Sugizo s'emmêlent délicatement dans la couleur miel de ses cheveux, Uruha sanglote. Il sanglote, enfonce son visage dans cette poitrine battante et, tout contre la vie qui sourd avec force contre la chaleur d'un cœur, Uruha pense. Il pense à la mort.
Uruha ne pleure plus. Uruha à nouveau ne respire plus. Et quelque part, à quelques kilomètres d'ici, un adolescent de son âge
a cessé de respirer aussi.

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