Flash-Black - Chapitre 10

Juliet

-Le lui avez-vous repris ?
Il avait senti venir la gravité, la solennité annoncée sur ce visage figé dans son expression. La gravité à propos de quoi, d'ailleurs, il n'en avait rien deviné, mais aussitôt en voyant le garçon traîner des pieds tandis que tous ses camarades se précipitaient vers la sortie sur fond de sonnerie stridente, il avait su. Su qu'il finirait par s'arrêter et que vers lui ce visage miné de gravité serait tourné. Et lorsque, la tête baissée sur sa serviette de cuir qu'il feignait de ranger, il a senti cette présence approcher avec son aura sentencieuse, Sugizo avait senti venir les problèmes.
Lorsqu'il a fini par lever la tête, il eut l'impression que lui était fait un reproche. Mais peut-être n'était-ce pas la volonté de Shou de reprocher quoi que ce fût à ce malheureux qui ne voyait rien dont il pût se reprocher.
-Pardon ? Je ne te suis pas.
Sécheresse inconsciente que Shou reçut comme une hermétique fermeture au dialogue. Comme si d'ores et déjà Sugizo savait le sujet qui le taraudait. Agacé par ce qu'il prenait pour de l'impatience et de la lâcheté, Shou a levé les yeux au plafond, exaspéré.
-Je vous parle de Mahiro. L'argent qu'il vous a volé, le lui avez-vous repris ?
-Je ne vois pas de quoi tu parles. Ce garçon ne m'a rien volé.
-Il a usé de stratagèmes pour vous voler, c'est la même chose.
-J'étais consentant.
-Parce que vous croyiez à ses mensonges. À présent que vous savez ce qu'il en est en réalité, vous pouvez revenir le voir et lui dire que vous savez tout. Il n'aura pas d'autre choix que de vous rendre votre argent.
-D'une certaine manière, même en sachant avoir été trompé... Je ne crois pas que je doive lui reprendre cet argent.
-Vous êtes fou, contra Shou avec une colère réprimée. Ou bien n'avez-vous aucun honneur ?
-J'en ai suffisamment pour t'interdire de me parler sur ce ton. Jeune homme, cette affaire ne te regarde, il me semble, en rien.
-Mahiro est un voleur. Cela ne vous fait rien ? En tant que professeur, j'eusse aimé que vous ayez un sens minimum de la justice. Mais les fourberies d'une gueule d'ange vous laissent de marbre, je crois.
-Mahiro est peut-être un voleur, très habile de surcroît, néanmoins, il me semble que le voleur qu'il est ne l'est pas sans raison.
-En d'autres termes ?
-Qui s'appliquerait à dérober de l'argent, si d'argent il n'a pas besoin ?
-C'est stupide. Mahiro n'a jamais eu besoin d'argent.
-Je n'ai pas non plus besoin de cet argent qu'il m'a volé - si tant est que l'on puisse vraiment parler de vol.
-Vous êtes un lâche effrayé par les problèmes qui se cache sous le masque d'un saint.
-Je suis seulement intimement persuadé, sans preuve fondée il est vrai, que Mahiro a bien mieux à faire de cet argent que moi.
-Vous avez une double personnalité ?
-Pardon ? rit nerveusement Sugizo qui ne voyait aucunement le rapport.
-Je veux dire... Un peu comme un homme qui serait un employé commun le jour et un agent secret la nuit. Vous, le jour, vous êtes un professeur, mais la nuit ? Vous exercez des activités criminelles.
-Je préfère me dire que tu n'es pas sérieux dans tes propos. De telles accusations gratuites, Kazamasa, tu ne peux te permettre de les faire sans savoir à qui tu t'adresses, car cela risquerait de te retomber dessus.
-Vous me menacez parce que vous vous sentez menacé ? provoqua le garçon, infaillible.
-Je ne te menace pas ; je te dis simplement qu'un autre que moi aurait pu accueillir tes affirmations péremptoires avec beaucoup moins d'indulgence.
-Ne faites pas semblant. Vous dites que vous n'avez pas besoin d'argent alors, cela signifie que de l'argent, vous en avez bien plus que nécessaire, n'est-ce pas ? Sans doute en avez-vous à n'en plus savoir que faire. Pour cette raison, je pense que seules des activités illicites peuvent vous faire jouir de revenus... supplémentaires.
-Je n'ai jamais rien entendu d'aussi absurde. Pour ta gouverne, je ne suis ni riche, ni pauvre. Malgré tout, je peux aider un enfant dans le besoin s'il s'avère qu'il n'y a pas d'autre choix.
-Vous pensez à Mahiro, en parlant d'enfant dans le besoin ?

Shou grimaçait à cette seule idée. Utiliser une telle appellation pour définir Mahiro relevait pour lui d'une bêtise qu'il n'était plus possible de pardonner. Un enfant dans le besoin, cette définition posée sur le visage de Mahiro lui procurait une désagréable sensation de dissonance.
-Qu'importe ce que vous pensez, finit par lâcher Shou en balayant l'air de sa main. Ce que je veux que vous fassiez, professeur, est reprendre tout cet argent à Mahiro. De gré... ou de force bien sûr.
-Et pourquoi devrais-je obéir à ce que toi, tu veux ?
-Si vous pensiez sincèrement au bien de Mahiro, alors vous le feriez.
-Ce garçon a des ennuis, c'est là un fait que je ne peux pas nier. J'espère un jour pouvoir lui faire avouer d'où lui vient ce besoin impérieux d'argent. Je veux pouvoir l'aider alors, en attendant s'il le faut, de l'argent, je lui en donnerai.
-Mahiro n'a aucun ennui, gronda Shou qui perdait patience. Aveugle, vous êtes aveugle, vous croyez vraiment qu'il a besoin d'argent ?
-S'il n'en a pas besoin, je ne crois pas ce garçon capable de voler pour son simple plaisir. D'une manière ou d'une autre, je suis convaincu que...
-Il n'a jamais gardé dans ses mains l'argent qu'il dérobait.


« Qu'est-ce que tu veux dire ? » C'est la question que Kazamasa a cru lire dans les yeux alors emplis de doute et d'inquiétude de Sugizo. Mais à cette question que son professeur n'avait pas pris la peine de formuler, Kazamasa a cru inutile de prendre la peine de répondre. Parce que peut-être que cette question, il l'avait simplement fabulée au milieu d'une possible indifférence.
Mais si de poser de question Sugizo s'était abstenu, c'était peut-être parce qu'il était déjà certain de connaître la réponse. « Il n'a jamais gardé dans ses mains l'argent qu'il dérobait. » Au final, quand Sugizo s'apprêta à prononcer quelque chose, Kazamasa le retint. Et il y avait dans sa voix quelque chose qui ne laissait plus d'espoir à l'homme.
-Acculez-le, professeur. Ne laissez plus le choix à Mahiro. Faites en sorte qu'il se retrouve dans ses derniers retranchements et lorsqu'il se saura découvert et surveillé, lorsqu'il n'aura plus la liberté d'agir, alors tout sera fini. Oui, c'est lorsque le voleur qu'il est sera emprisonné que l'humain qu'il est sera libéré de sa prison. Acculez-le, Sugizo, ou mieux, tuez le voleur. Car c'est lorsqu'enfin le voleur n'existera plus que Tora l'abandonnera et alors, Mahiro enfin réalisera que jamais, au grand jamais, il n'a été sincèrement aimé de ce vampire qui se nourrit à même ses veines.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je ne comprends pas ce que vous essayez de faire.
C'était encore et toujours la même rengaine. Comme une chanson qui nous reste une journée durant dans la tête sans que l'on puisse s'en débarrasser malgré toutes nos tentatives désespérées, cette rengaine-là revenait hanter son quotidien sans qu'il ne pût rien y faire. Entendre en boucle se répéter les mêmes plaintes, voilà qui accablait Sugizo d'une fatigue qui pesait trop lourd sur ses épaules.
Plus lourd même que le corps d'Uruha appuyé contre son dos et qui avait posé sa tête au creux de son épaule. Quiconque les eût surpris alors eût vu deux amants en désaccord, l'un qui semblait las et désireux de s'en aller, tandis que l'autre demeurait collé à l'homme sans vouloir le laisser partir. L'un qui a besoin de l'autre, et l'autre qui veut se libérer du premier. Voilà ce que l'on aurait cru si quiconque avait vu Uruha assis derrière Sugizo ainsi avachi contre son dos.
-Je n'essaie de rien faire, Uruha, si ce n'est de te dire la vérité.
Tout de suite et maintenant, Sugizo voudrait sentir s'emplir ses poumons d'une fumée malodorante. Que derrière son odeur prégnante, celle du quotidien, écoeurante à force d'usure, ne disparaisse. Respirer un air qui n'était pas celui de la vie.
-Tu t'es allié avec cet homme, n'est-ce pas ? Vous deux cherchez à me tromper.
-Tu fabules.
Le ton ne laissait pas la place à la discussion. Un autre air, Seigneur, apportez-moi l'air vicié et goudronné d'une cigarette, qu'il s'imprègne jusque dans la dernière molécule d'air de cette chambre qui circule dans mes poumons.
Il suffirait de sortir d'ici, lance une voix nasillarde à l'oreille gauche de Sugizo. Sors, respire l'air du dehors, ce garçon va t'étouffer.
Tu es fou, répond une voix qui souffle dans le conduit auditif de l'oreille droite. Quitter Atsuaki, jamais, jamais, tu entends ? Je ne peux pas faire ça. Tu ne sais même pas pourquoi as-tu à ce point besoin d'une cigarette. Tu n'as jamais fumé.

Sugizo se redresse et, par-là même, il met fin à cette étreinte épuisée et sans passion qu'Uruha lui donnait. Une étreinte qui ressemblait plus à un repos, en réalité.
-Je n'ai jamais rencontré cet Atsushi dont tu parles.
-Vous l'avez rencontré, répond Uruha de son air le plus sage qui soit, dans la mesure où vous vous êtes donné le mot pour me faire croire que Saegami Tsuzuku est vivant.
-L'on ne te fait pas croire que Saegami Tsuzuku est vivant, Atsuaki, l'on te « dit » qu'il est vivant.
-C'est la même chose.
-Sauf que ce n'est pas un mensonge ! explosa l'homme qui ne savait plus comment le convaincre.
-Vous savez, répondit Uruha dans une moue bougonne, Atsushi, je lui pardonnais. Disons que je m'étais mis à penser qu'il n'était qu'un homme fou de chagrin à l'idée d'avoir perdu son neveu, et qui avait fini par en perdre la raison jusqu'à finir par se persuader qu'il était toujours en vie... Mais vous ? Vous, ce garçon, vous ne le connaissiez même pas. Vous n'avez aucune excuse à vous donner. Vous pensez que me faire croire que ce garçon est en vie me serait bénéfique, pour moi qui ai tant culpabilisé de sa mort, mais il n'en est rien. Que vous le vouliez ou non, je sais sa mort réelle et vous voir vous démener dans vos mensonges ne me rend que plus malheureux.
-Que faut-il que je fasse pour que tu ne me croies ?
Sugizo était au bord de la crise de nerfs, au bord du gouffre, au bord du désespoir, et il s'en fallait de peu pour qu'il ne se retrouvât au bord de la fenêtre. C'est comme si quelque part en lui le boulon qui rattachait son corps à sa conscience s'était dévissé et alors, son être ne devenait plus qu'une entité en pièces détachées. Il s'effondrait. À l'intérieur de lui-même, Sugizo s'effondrait.
-Il n'y a rien à faire, Sugizo. Moi, j'ai touché le cadavre de Tsuzuku. Je suis désolé.
 
 
 

 


Et désolé, Uruha l'était sincèrement. Il l'était tant que cette désolation mêlée de déréliction débordait à travers son regard qui faisait de lui une personne qu'il était impossible d'attaquer. La faiblesse et la fragilité d'Uruha, voilà son armure, et Sugizo ne savait plus comment ménager cet être de cristal.
Uruha était-il désolé de devoir ainsi traiter Sugizo de fieffé menteur ? Était-il désolé à l'idée de briser ses illusions dans l'hypothèse que Sugizo ne crût réellement à ce qu'il disait ? Ou bien était-il seulement désolé au souvenir -souvenir qui ne pouvait qu'être inventé de toutes pièces- d'avoir touché le cadavre désespérément froid d'un adolescent portant le nom de Saegami Tsuzuku ?
-Vous êtes fou, Sugizo. Si vous croyez à ce que vous dites alors, vous aussi, vous êtes fou.
-Tu es le seul fou à t'imaginer avoir touché un mort qui ne l'a jamais été.
Sugizo a regretté d'avoir prononcé ces mots. Alors même qu'en lui la conviction de ses croyances brûlait encore d'une flamme intarissable, Sugizo s'est mis à culpabiliser par-devers lui d'avoir raison.
Car s'il avait raison, et si Uruha contait seulement ce qu'il avait cru vivre, alors, sans doute, oui, sans doute Uruha était-il réellement fou, mais de folie en cet être qui émanait tant d'innocence, Sugizo ne voulait pas reconnaître. Dans les yeux perdus dans le vague d'Uruha rutilait la lueur lucide de celui qui voit les choses invisibles.
-Il n'y a qu'une seule solution, finit par dire Uruha après un instant de silence. Il s'agit d'un homonyme.
-Un homonyme avec le même visage ?
-Vous n'aviez pas vu son visage.
-Il m'a bien fallu le voir, que je l'eusse voulu ou non, lorsque je venais te rendre visite en ce temps où il était encore dans le coma.
-Cela n'a aucun sens. Le visage d'un accidenté ? Ne me faites pas rire. Bien que je n'aie jamais connu ce garçon antérieurement, il était facile de deviner que ce visage qu'il présentait inconscient n'était pas celui que d'autres avaient pu lui connaître dans la vie de tous les jours. Il devait être méconnaissable. Rendu macabre par sa maigreur, fantomatique par sa pâleur, et défiguré par les ecchymoses violacées qui parsemaient son visage. À quoi ressemblait ce garçon en temps normal ? Ce n'est ni vous ni moi qui aurions pu le dire.
-Tu as peut-être raison, Uruha... Mais moi, ce garçon dans ma classe, je sais que c'est lui. Pas un homonyme, Uruha, pas un homonyme... Ce visage, je suis certain de le reconnaître malgré tout.
-Reste-t-il seulement des traces de l'accident sur ce visage ?

C'était la question fatale. Un petit détail, si infime que jamais à l'esprit de Sugizo il n'eût pu venir. Un fait d'une importance capitale, un titan d'indice à l'énigme, pire : un fait indéniable.
Le jour où Sugihara Yasuhiro avait pour la première fois posé les yeux sur l'élève Saegami Tsuzuku, il avait vu un visage aussi lisse et pur que l'idée que l'on se fait du visage d'un ange.
Un peu comme le visage d'un immortel céleste que rien dans ce monde matériel et éphémère d'humains ne pouvait entamer.
De moindre trace d'un éventuel accident sur le visage de Saegami Tsuzuku, il n'y avait pas. Parce que Tsuzuku avait ce visage, mais cette aura aussi, l'aura unique et troublante de celui qui vient d'un monde dans lequel l'on ne pouvait pénétrer sans danger. Un peu comme si, en rentrant dans le monde trop pur et précieux de Tsuzuku, un monde interdit au commun des mortels, l'on violait un sanctuaire sacré.
Rentrer dans le monde de Tsuzuku autour duquel semblait s'élever une forteresse invisible, c'était entrer dans un monde qu'il était impossible de comprendre, duquel il était impossible de ressortir.
Un peu comme si Tsuzuku venait purement et simplement de nulle part.
Et le seul nulle part possible dans la conscience étriquée de Sugizo était une mort à laquelle Tsuzuku aurait miraculeusement échappé.
-Non, Atsuaki, a déclaré Sugizo d'une voix qu'il ne reconnaissait pas. Il n'existe sur le visage de Saegami Tsuzuku aucune trace de la souffrance que ce garçon dans le coma a dû endurer.
Alors, il était réellement mort. Ce garçon qui, sans le savoir, avait partagé le quotidien douloureux et éprouvant de Takeshima Atsuaki dans cette chambre d'hôpital pareille à une prison, il était mort. Mort, bel et bien mort, et la souffrance d'Atsuaki lorsqu'il disait avoir posé ses mains sur son cadavre avait une raison d'être. Il était mort.
Et consoler Atsuaki semblait être devenu un rêve irrattrapable.
Sous les yeux embués de Sugizo, la silhouette d'Uruha s'était recroquevillée.
-Parce que cette souffrance n'a jamais existé pour cette personne, Sugizo. Professeur, je vois là la seule explication.







-Sans même le connaître, j'en finis par haïr cet homme.

Uruha a lâché un cri. Horrifié, il s'est précipité vers Atsushi qui portait une main à son front dans une grimace de désagrément. C'est avec inquiétude que le garçon a délicatement retiré la main de l'homme pour venir observer l'endroit même où il s'était cogné. Au-dessus de son sourcil droit, un bleu apparaissait, et Uruha a administré une tape punitive sur le crâne d'Atsushi.

-Cela vous apprendra à vous cogner la tête contre le mur. L'on n'a pas idée d'agir pareillement à votre âge.
-C'est quelque chose que je fais lorsque je suis énervé, commenta l'homme qui le repoussa.
-Vous n'avez aucune raison d'être énervé.
Parce qu'Uruha insistait et le maintenait par les épaules en se dressant sur la pointe des pieds pour mieux observer l'ecchymose qui virait au mauve, Atsushi l'a tiré par le bras sans ménagement pour le forcer à se rasseoir sur le lit. Là, il s'est penché et, les mains fermement appuyées sur les épaules du garçon, il a plongé ses yeux dans les siens.
-Que ce soit clair. N'écoute plus cet homme qui n'a rien d'un professeur.
-Je ne vois pas le rapport avec le fait d'être professeur, bougonna Uruha.
-Il n'est pas censé te raconter des mensonges.
-Des mensonges ? Parce qu'il a enfin reconnu que ce Saegami Tsuzuku dans sa classe ne pouvait être qu'un homonyme de celui que j'ai vu inconscient à mes côtés durant des mois ?
-Il ne t'a dit que ce que tu voulais entendre ! Uruha, tu ne veux pas te dire que Tsuzuku est vivant, parce que tu es persuadé de l'avoir vu mort, et que le fait qu'il soit en vie révélerait que tu es un fou, mais il est vivant ! Il n'y a qu'un Saegami Tsuzuku, Uruha, et c'est lui.
-Je crois plutôt que c'est vous qui dites ce que vous voudriez entendre, Atsushi. La réalité est que j'ai de la peine pour vous.

Ça a blessé Atsushi qui, sur le coup, s'est senti insulté. Et s'il pouvait croire dur comme fer qu'Uruha n'était en rien un fou bien qu'il ait vu le corps mort de Saegami Tsuzuku, il était moins capable encore de penser cela de lui-même. La folie était étrangère à Atsushi Sakurai sans doute comme la bonté l'était du Diable.
-Je peux te montrer une photo de lui, Uruha.
-Vous vous moquez de moi, docteur. À votre stade, cela devient de la mythomanie. Comment pourrais-je avoir la preuve que ladite photo date d'après l'accident ?
-Il est mon neveu et vit chez moi, insistait Atsushi qui commençait à rudoyer le garçon en le secouant. Alors, si seulement tu le voulais, il suffirait que tu viennes de toi-même chez moi et...
-Si vous voulez que je vous croie, Atsushi, alors, dites-moi seulement qui était ce garçon que j'ai vu dormir durant des mois pour qu'au final, l'on comprenne qu'il ne se réveillerait jamais.


Atsushi s'est redressé. Les épaules d'Uruha libérées enfin de cette emprise qui menaçait de devenir violente, le garçon les a massées avec soulagement. Il a baissé la tête et ses yeux noisette furent cachés derrière le miel de ses cheveux. Quelque part au fond de lui, il existait une honte dont Uruha ignorait toute la nature.
Comme si inconsciemment, il se savait en train d'acculer Atsushi dans ses derniers retranchements. Faire du mal à un homme pour qui il ne voulait que du bien. Lorsqu'Uruha s'est remis à parler, sa voix était si basse qu'elle semblait ne pas vouloir être entendue.
-Parce que ce garçon-là, Atsushi, qu'il s'appelât Saegami Tsuzuku ou non, il est bel et bien mort.
Uruha a eu peur. Juste parce qu'il avait senti la main d'Atsushi se poser sur son crâne baissé, les battements sans force de son cœur ont pris de la dopamine et Uruha a senti dans sa poitrine les coups tambouriner de toute leur énergie qui semblait être celle du désespoir.
Mais dans ce simple geste effectué par Atsushi, il n'y avait que de la tendresse.
-Moi, Uruha, je peux te mener à lui. Ce garçon que tu crois mort, je peux te conduire le voir.
Mais, a pensé Uruha, mélancolique, je ne saurais dire à quoi ressemblait naturellement ce visage rendu méconnaissable par l'accident. Ce visage accidenté, voilà tout ce que j'ai connu de la personne de Saegami Tsuzuku. Alors, à moi qui ne peux le dire, il serait facile de me faire croire qu'est Saegami Tsuzuku un individu qui se contente simplement de porter son nom.


Mais Uruha, il n'a rien dit. Juste, il a gardé la tête baissée et, venant poser sa main sur celle qui était restée sur son crâne, il s'est mis à pleurer, doucement.







-Comment va ta cicatrice ?
Tsuzuku a ouvert les yeux. Un soupir lui a tenu lieu de réponse et, ignorant ostensiblement son oncle qui venait de commettre le crime de l'extirper de ses pensées, Tsuzuku a saisi un coussin et y a caché son visage. Il est resté comme ça durant une minute, allongé sur le canapé de cuir noir avec son coussin qu'il tenait fermement appuyé contre son visage, et Atsushi qui l'observait, mi-agacé, mi-désolé.
Tsuzuku a poussé un cri de surprise lorsqu'il sentit sa chemise se soulever.
-Tu es malade ?! hurla-t-il comme il se redressait subitement, assassinant son oncle de ses yeux comme des missiles de glace.
-Je regardais simplement comment allait ta cicatrice, contra Atsushi.
-Parce que tu ne crois pas être plus important de savoir comment je vais, moi ?
Atsushi a rabaissé la chemise du garçon et, se redressant, il a toisé celui-ci d'un regard torve.
-Tu es ridicule, Tsuzuku.
-Une blessure est destinée à guérir, mon oncle, alors, plutôt que de te soucier de ma cicatrice, demande-moi plutôt comment je me porte.
-Comment te portes-tu, Tsuzuku ?
-Oh, non. J'étais plus tranquille sans toi.
Sur ces mots, Tsuzuku s'est relevé et, ravissant sans le savoir le coussin qu'il tenait encore fermement, le jeune homme s'éloigna d'un pas martelant en direction de sa chambre.
-Il y a quelqu'un qui souhaite te rencontrer.
Tsuzuku s'est figé net. Il n'eut aucune autre réaction, et a attendu qu'Atsushi ne le rejoigne et qu'il ne sente sa main forte et tendre sur son épaule pour daigner enfin lever les yeux. L'oncle et le neveu se dévisagèrent, le second attendant la suite comme un accidenté attend le sang qui viendra le sauver.
-Qui ça ?
Tsuzuku avait chevroté. Ça ne lui ressemblait pas, non, et face à son oncle qui pourtant ne cillait pas, Tsuzuku a ressenti une honte suprême. Idiot, tu n'es qu'un idiot, se reproche Tsuzuku. Si tu as l'air d'avoir peur alors, il pensera que tu as des choses à te reprocher. Des personnes à craindre... Ai-je seulement des personnes à craindre ?
-Tu ne le connais pas, a simplement répondu Atsushi.
C'était absurde. C'était un piège. Pourquoi vouloir rencontrer une personne que l'on ne connaît pas si celle-ci est on ne peut plus commune ? Il est vrai, Tsuzuku avait ardemment désiré rencontrer Hiroki tandis qu'il ne le connaissait pas. Mais Hiroki, c'était différent. Il était un acteur célèbre. N'importe quel fan devait mourir de désir de faire sa connaissance sans même avoir une seule idée juste de ce qu'il pouvait être en tant qu'être humain. En tant que fan, Tsuzuku avait toutes les raisons de vouloir voir Hiroki. Enfin, cela, c'était la raison officielle.
En tant que fils, Tsuzuku avait eu toutes les raisons de vouloir rencontrer l'homme qui avait causé la mort de son père. Mais qu'un individu quelconque voulût voir Tsuzuku sans le connaître, à quoi bon ?
-Enfin, lorsque je parle de rencontre... déglutit Atsushi. En quelque sorte, ce garçon t'a déjà vu.

La réponse l'a traversé comme un éclair. Si vif et aveuglant qu'il lui fallut fermer les yeux de sa conscience pour s'en protéger. Rester dans le noir. Volontairement, éteindre la lumière et prétendre ne rien voir que parce que l'on est aveugle. Faire semblant de ne rien pouvoir y faire.
Mais Tsuzuku savait, et Atsushi ne pouvait pas l'ignorer. D'un geste paternel, l'homme a déposé un baiser sur le crâne de son neveu.
-Il... était triste, Tsuzuku. Ce garçon était si triste lorsqu'il t'a cru mort que j'ai fini par ne plus le supporter. Je suis désolé. Tsuzuku, je suis désolé, mais ce garçon qui partageait ta chambre d'hôpital, il faut que tu le rencontres.
-Alors tu préfères le bonheur d'un de tes patients plutôt que le mien ?
 

 

Bien sûr, Tsuzuku allait pleurer. C'était inévitable. Être insensible, bien sûr, c'était sa façon tout comme sa raison d'être, c'était à la fois sa nature et son but, et si Tsuzuku touchait ce but enfin du bout des doigts lorsqu'il tendait la main, il n'y avait qu'une seule personne en ce monde encore capable de retenir son geste. De l'emprisonner dans ses bras trop puissants et de l'empêcher de toucher le but ultime. La seule personne capable, ou la seule personne qui comptait en ce monde pour Tsuzuku, et cette personne qui pouvait encore priver Tsuzuku de la pure insensibilité, c'était Atsushi.
Alors, oui, Tsuzuku allait peut-être en pleurer, mais est-ce qu'il pouvait se le reprocher ? Conscient de la nature de ses larmes, Atsushi a posé ses mains sur les joues du garçon, contrit.
-Au bonheur de quiconque je préfère le tien, Tsuzuku, mais il n'y a lieu de croire que le rencontrer puisse nuire à ce bonheur que je souhaite pour toi.
-Et d'après toi, que vais-je lui dire ?
Il s'est détaché de lui et, contre sa poitrine, Tsuzuku serrait ce coussin si fort qu'il semblait devoir lui tenir lieu de rempart devant le souverain qui régnait sur son propre monde qu'était son cœur.
-Tsuzuku...
-Je suis mort, mon oncle, cracha-t-il. Ou du moins c'est là ce que ce garçon a cru voir. Alors d'après toi, que se passera-t-il lorsque, de ses propres yeux, il me verra vivant, en chair et en os ? Une fausse mort, mon oncle, une simulation, une mascarade, un coup monté, une supercherie ; voilà les mots qui surgiront aussitôt à son esprit lorsqu'il lui sera démontré que ce qu'il croyait n'était que mensonge.
Et comment crois-tu qu'il réagira ? Ce garçon n'est sans doute pas fou, et il est certain qu'il le sait. Ce ne sont pas ses propres certitudes qu'il remettra en cause, mon oncle, ce n'est pas sur sa santé mentale qu'il s'interrogera. Ce garçon est persuadé d'avoir vu mon cadavre car, d'une certaine manière, cela est vrai, non ? Alors, il me posera des questions. À qui ai-je voulu faire croire ma mort, dans quel but a été montée toute cette mascarade, et si je ne risque pas d'être découvert à tout moment... Ce sont tout autant de questions dont il m'assaillira à juste titre et auxquelles je ne saurais répondre sans risquer d'être découvert. Simuler une mort, mon oncle... est un acte purement illégal face auquel il ne restera sans doute pas de marbre. As-tu seulement pensé un instant, mon oncle, à ce qu'il adviendrait si cet individu décidait en bon citoyen d'avertir la police ?


Atsushi a soupiré. C'était bien vrai, après tout. Voir là une machination destinée à se faire passer pour mort, un macabre plan digne d'un criminel forcé de se cacher de ses poursuivants... C'était là sans doute la première et la seule chose que Takeshima Atsuaki verrait alors, lorsque la preuve lui sera faite que Saegami Tsuzuku est en vie. Et faudrait-il le lui reprocher s'il les accusait ? Bien sûr que non. Des trois individus, Uruha était le seul à être innocent. Risquer la liberté d'agir déjà si compromise de Tsuzuku pouvait-il être justifié par le soulagement d'Uruha ? Pour que son patient puisse se libérer du poids de la culpabilité d'avoir souhaité la mort d'un être si fort que ce dernier décédât, fallait-il payer du prix de la sécurité de Tsuzuku ?
Non, ce n'était pas possible. Pas possible qu'Uruha prenne tant d'importance dans cette vie.
Parce qu'il y avait en ce monde un être qu'il lui fallait protéger envers et contre tout, et en dépit de tous.
-Mais, Atsushi, c'est d'accord.

C'était la première fois qu'il l'appelait par son nom. La première fois depuis si longtemps, et lorsqu'Atsushi a tenté de se remémorer la dernière fois où il avait entendu cette voix si douce l'appeler par un nom qui semblait les rapprocher, il a été incapable de s'en souvenir. Sous les yeux baissés d'Atsushi, ceux levés de son neveu brillaient d'un amour presque irréel.
-Oui, Atsushi, susurre Tsuzuku du bout des lèvres. Si le poids sur la conscience de ce garçon te pèse aussi alors, pour toi, j'accepte de prendre ce risque.

Le baiser soyeux de Tsuzuku sur sa joue a fini de plonger Atsushi dans un monde sinueux entre rêve et réalité. Dédale inextricable duquel ne pouvait le sortir qu'une explosion qui détruirait les murs du labyrinthe. Mais dans une telle explosion, sans doute Atsushi ne pourrait-il pas survivre. Alors, si seulement sa main pouvait saisir un être qui pût le guider vers la sortie...
Lorsqu'Atsushi s'éveilla de sa torpeur, les mains de Tsuzuku avaient emprisonné la sienne. Et d'un seul regard étaient sortis mille mots que l'homme ne put comprendre, exactement comme si Tsuzuku communiquait du regard dans une langue étrangère.
-Bonne nuit, mon oncle.
Il a lâché sa main et Atsushi se sentit plonger dans le vide. Déjà, il s'éloignait vers sa chambre et les pas de Tsuzuku résonnaient sur le carrelage comme les échos lugubres d'un chant de deuil.
-Tsuzuku, ta cicatrice, je crois qu'elle est...

Mais la porte s'était refermée et à la voix de son oncle, Tsuzuku était devenu sourd.
 


 
La nuit avait couvert le monde d'un manteau noir, et il suffisait de quitter les artifices lumineux de la vie nocturne de la ville pour se rendre compte que Tôkyô n'avait pas d'étoiles. Au revoir la vie mondaine dans les néons, les lustres ou les projecteurs ; bonsoir nuit impénétrable d'une ruelle isolée loin de l'agitation.
Tôkyô n'a pas d'étoiles. Et le ciel est un Dieu omniprésent qui règne, mais il règne vide. Avec personne en son sein, personne en son cœur, le ciel règne dans la solitude.
Et peut-être un jour ce ciel vide mourra d'absence de raison de vivre.
Si le ciel meurt, alors cela veut dire que n'existe pas le Paradis. Car le Paradis existant, le vide du ciel ne serait qu'un cauchemar irréel, et la réalité serait que des anges l'habiteraient. La solitude du Ciel jamais ne serait à craindre car jamais elle ne serait possible. Tant qu'il y aura des morts, il y aura un Paradis. Et des morts, il y en aura toujours.
Alors, le Ciel aura toujours une raison d'être et jamais ne mourra.
Mais ça, c'était si le ciel avait un Paradis.
Et les yeux levés vers ce Ciel sans étoiles, Mizuki pense que le Paradis n'est toujours rien qu'une légende.
Il est ivre. Il croit l'être, du moins. Sa conscience est anesthésiée et le fil de ses pensées s'est divisé pour devenir une ramification inextricable d'idées sans queue ni tête, des réflexions qui partaient d'un point pour se perdre dans le labyrinthe infini du non-sens, incapables de suivre la ligne droite et courte de la logique. Toutes ces pensées se heurtaient à des croisements, s'accidentaient comme elles circulaient à contresens et, dans sa tête, tout n'était plus que carambolages et cadavres méconnaissables de réflexions dont il était impossible de deviner l'identité originelle. Ça s'entremêlait et se confondait et Mizuki avait la tête qui tournait et plus ça tournait, moins ça tournait rond.
Il aurait pu devenir fou, oui. Lui, il pensait simplement qu'il était ivre. C'est qu'il ne voyait pas d'autres explications, Mizuki. Et si Mizuki ne voyait pas d'autres explications, c'était tout simplement parce que la douleur avait entamé jusqu'à sa mémoire.
Mais dans le sang qui restait dans les veines de Mizuki, il n'existait nulle trace d'alcool.
-J'ai comme l'impression qu'il t'est arrivé quelque chose.
La voix était grave et un son aigu sifflait dans les tympans de Mizuki. Incapable de se mouvoir, il a grimacé à ce son dont il ne pouvait pas se défaire. C'était comme un ballon percé qui se dégonfle lentement. Juste un infime filet d'air qui s'échappe et bientôt, privera de souffle le ballon complètement rétréci. Privé de souffle, voilà ce qu'allait devenir Mizuki si ainsi les choses continuaient.
Voilà ce qu'allait devenir Mizuki tout court, en réalité. Que les choses n'allassent continuer, c'était une évidence à laquelle Mizuki avait déjà accepté de tendre la main.
La voix avait dit « il t'est arrivé quelque chose ». De toutes ses forces, Mizuki tente de rouvrir la porte de sa mémoire, mais elle est si lourde...
Une présence anonyme s'approche de lui. C'est une silhouette sans contours définis qui s'agenouille et, juste à côté de son corps, Mizuki sent une odeur de soufre. Alors, c'est ça, l'aura du Diable ? Juste l'odeur de l'enfer ? Un instinct de survie restant au fond de lui, il a voulu protéger son visage de ses mains mais lorsqu'il se mit à esquisser un mouvement, Mizuki a échappé un cri de douleur.
« C'est ma voix, ça ? »
-Si tu te voyais, tu n'essaierais même pas de bouger.

Mais qui es-tu, bon sang ? Qui es-tu ? Je suis ivre, je t'en prie, je suis devenu une loque incapable même de bouger. Mon cerveau est en pleine déficience, l'alcool est en train de le noyer, aide-moi, je t'en prie, que vais-je faire ?
-Tu vas sans doute mourir.
Ne te contente pas de déblatérer des évidences avec un ton si détaché. Si détaché... Pourquoi devrais-je te faire ce reproche, après tout ? Tu ne me connais sans doute pas, du moins, moi, je ne reconnais pas ta voix. Alors en tant qu'inconnu, il est normal que ma mort te soit indifférente. Et moi... moi ? Est-ce que je veux mourir, moi ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je ne peux pas réfléchir et toute cohérence a quitté ma perception du monde. À présent, la seule chose que je sais, c'est que je ne veux plus avoir mal. Et tu as raison, dis. Sans doute que le seul moyen de ne plus souffrir est de mourir alors, pour cette raison, je vais sans doute mourir.
-J'espère que tu ne leur en veux pas.
Il lui avait fallu entendre ces mots pour qu'en la conscience anesthésiée de Mizuki, une étincelle ne se fasse éclair. De sa mémoire qu'il croyait à l'état de cadavre lui est venu un signe de vie qui ne trompait plus : un souvenir. Imperceptiblement, Mizuki a entrouvert les yeux.
-Ils m'ont...
-Ne t'en fais pas, le coupe la voix qui semble ne pas vouloir l'écouter. Ce n'était pas spécialement contre toi, tu sais. Ils font ça à n'importe qui, sans distinction. Tu n'étais pas très prudent, aussi, de te balader seul dans ce quartier à cette heure du soir...
« C'est la seule excuse que tu leur trouves ? D'ailleurs, ces hommes, pourquoi les défendrais-tu ? »
-Enfin, je dis ça mais... Je suppose que la responsabilité me revient, dis...

« Même là, tu as tout faux. La responsabilité, c'est la leur. Qu'importe la raison qui les a poussés à faire ça ; elle était mauvaise. »
-C'est moi qui les ai éduqués comme ça. Ce sont mes hommes, tu sais, et au final, ils ne sont que des moutons qui se contentent d'obéir à mes ordres, même lorsque je ne suis pas là... Même en ces moments où ils pourraient s'abstenir, tu vois, ils m'obéissent. Il faut dire, je ne le leur laisse pas vraiment le choix. Ils savent qu'une seule erreur suffit à me rendre incontrôlable. Je suppose que, d'une certaine manière, ils sont obligés de prendre leurs précautions. Alors, dès qu'ils voient une occasion, ils lui sautent dessus, même si je ne suis pas là pour savoir que cette occasion existait. En l'occurrence, ce soir-là, l'occasion, c'était toi. Tu vois, petit garçon, l'on peut tout faire pour de l'argent.


De l'argent... Ah, oui, l'argent. Entre les lèvres en sang de Mizuki s'échappe un râle. Toute la douleur qui paralyse ses membres, siffle dans son crâne et écrase son abdomen, c'était pour de l'argent. Ils le lui ont pris, tout pris. Combien ? Ce n'était pas grand-chose, mais assez pour justifier qu'ils ne le mettent hors-service comme ça.
N'empêche, ils auraient pu le laisser tranquille après l'avoir volé. Mais non, pour être sûrs, il fallait qu'ils le tabassent. Pour être sûrs de quoi, au fait ? De l'empêcher de parler ? S'ils l'avaient vraiment voulu alors, ne l'auraient-ils pas simplement tué ? Ah, après tout... Rendu si misérable, qui oserait parler encore ? Lorsque ce que l'on est à ce point rabaissé et humilié, mieux vaut se cacher et se taire plutôt que de se faire remarquer.
-Alors, dis, ne leur en veux pas, le gosse. Ne leur en veux pas.
« Tu l'as dit pourtant, non ? Tu n'étais pas là à cet instant. Tu n'avais aucun moyen de le savoir. Alors, cette occasion que tu ne pouvais pas connaître, ils auraient pu la laisser passer, non ?
Alors pourquoi me demandes-tu de leur pardonner ? »
-Enfin, je t'appelle le gosse mais si tu avais été un gosse, ils ne s'en seraient pas pris à toi comme ça, dis. Du moins j'espère... J'espère.
« Parce que ne plus être un gosse signifie que l'on n'a plus aucune valeur ? Tu plaisantes, dis ? Tu plaisantes. Toi, tu sembles penser ça, mais ce sont les gens comme toi qui n'ont vraiment aucune valeur. »
-Enfin, tu ne ressembles pas vraiment à un gosse, de toute façon. Non, bien sûr que tu n'es pas un gosse. Mais, malgré tout...

« Seigneur, j'ai mal. Je veux mourir, je vous en prie. Je me moque du vide du Ciel, je me moque de l'absence de Paradis parce qu'à l'absence de Paradis, tout humain est habitué en vivant dans ce monde. L'absence de Paradis, qu'est-ce que ça changera ? Ce sera encore et toujours la même chose à la seule différence que, mort, je ne me rendrai plus compte
qu'il n'existe pas de Paradis. »
-Ton argent, c'est moi qui l'ai à présent. Ils me l'ont remis. Alors, forcément, lorsque je suis parti et que j'ai croisé au beau milieu de ma route une masse molle vaguement humaine, j'ai aussitôt deviné que c'était toi. Pour te dire la vérité, c'est la première fois qu'ils frappent si fort.
« Tu es en train de me dire que je devrais penser que c'est de ma faute ? »
-Je peux te le rendre, si tu veux. L'argent que j'ai pris, pour une fois, je veux bien le rendre.
Mizuki l'aurait étranglé, s'il l'avait pu. Parce qu'à ce moment-là, la seule chose qu'il a ressentie était l'amertume d'une rage et d'une humiliation sans fin. L'humiliation de se dire que l'autre se moquait ouvertement de lui du ton le plus sérieux, et la rage mordante d'une cruauté si bien dissimulée et pourtant si flagrante. Cet homme était en train de se gausser ouvertement de l'agonisant qu'il était et le pire de tout était qu'il arrivait à rire sans rire.
La sérénité et le sérieux de celui qui n'a vraiment aucun remords.
-Alors, reprend cette voix devenue insupportable, si tu restes silencieux, je garde cet argent pour...
-Parce que tu crois vraiment que l'argent, c'est ce dont a urgemment besoin quelqu'un qui est juste en train de mourir ?


Et puis, il y a eu un silence.
Mizuki n'avait pas même conscience qu'il avait parlé. Le lui aurait-on dit qu'il ne l'aurait pas cru, car étalé sur le sol, les yeux clos, avec la douleur qui prenait sauvagement son corps entier comme un viol commis de l'intérieur, parler, Mizuki s'en croyait incapable. Mais c'était son inconscient qui avait parlé par-devers lui. C'était cet instinct de survie que le garçon qui n'attendait plus que les ténèbres de l'absence de Paradis ne savait pas avoir. C'était son désir profondément enfoui, comme un cœur battant faiblement sous une montagne de débris d'âme, de vivre. Encore un peu.
Alors, Mizuki avait parlé mais il était le seul à l'ignorer.
Et lorsque Mizuki a senti autour de son corps meurtri des bras l'envelopper, lorsqu'il a senti que son corps comme par magie se soulevait dans les airs, pour la première fois depuis le début, Mizuki a entièrement ouvert les yeux.
Et ce qu'il a cru voir, à travers la brume épaisse de sa léthargie, ne ressemblait pas à l'absence de Paradis.
 







-Non, pas vous. Je veux que ce soit lui qui me serve.
Sans répondre, l'host s'est redressé et, la bouteille dans la main, a dirigé son regard vers l'homme que son client désignait. Un moment de flottement l'a statufié sur place comme il mettait en doute ce qu'il voyait. Pourtant, c'était bel et bien son propre compagnon que son client venait de désigner. En somme, celui qu'il venait de désigner était un autre client.
Et qu'un client ne serve d'host dans un bar d'hosts était sans doute la dernière chose qu'il pouvait s'attendre à voir dans ce métier.
-Vous êtes sourd, ou quoi ? Donnez-nous cette bouteille ; je vous dis que c'est lui qui servira. Vous, contentez-vous de rester assis à côté de nous.
La panique l'a tiré de sa torpeur et l'host ne s'est pas fait prier pour tendre la bouteille à l'homme que son premier client désignait. Ce dernier dans un sourire gêné a saisi la bouteille tendue et, invitant l'host à prendre place à ses côtés sur le canapé de cuir rouge qui entourait la table sur laquelle trônait un immense plateau de fruits, il a versé le liquide d'or pétillant dans la flûte que le jeune homme contre lui vautré lui tendait.
-Ce n'est pas trop tôt.
-Tu devrais ne pas t'adresser de cette manière aux gens, tu sais.
-Et alors, ce n'est qu'un host, non ?
-Cela ne justifie pas la manière dont lui parles. Monsieur, je suis vraiment désolé pour le comportement de mon ami.
-Non, il n'y a aucun problème, s'empressa de répondre l'host, bien trop gêné de voir son client s'incliner devant lui.
Il avait crainte aussi de voir son patron venir s'enquérir de la raison d'une scène si étrange, et si jamais le plus jeune des deux clients venait à lui dire qu'il ne l'appréciait pas, il pourrait être renvoyé.
« Me faire renvoyer, alors que ce n'est que mon deuxième soir ici... Une telle chose ne doit pas arriver», pensait l'host, le cœur battant tandis qu'il suppliait son client repentant de se redresser.
-Pourquoi t'excuses-tu, idiot ? Le client est roi, ce mec n'a rien à dire.
-Tu es celui qui voulait se rendre au host-club, alors si tu veux que je serve d'host, nous aurions pu...
-Tu ne comprends rien, Tsukasa.
Sur ces mots, Mizuki a libéré Tsukasa de son étreinte alanguie et, dans un soupir exaspéré, s'est penché pour saisir une grappe de raisin. Son butin dans la main, il s'est relevé pour venir se planter en face de l'host qui, depuis une minute, demeurait assis aux côtés de Tsukasa sans oser entreprendre quoi que ce fût. Mizuki l'a toisé, l'host a levé sur lui un visage déconfit. Un sourire de victoire a privé les lèvres de Mizuki de leur tendresse première.
Lorsque Mizuki s'est retrouvé assis à califourchon sur les genoux de l'host, Tsukasa a passé une main sur son visage empreint de fatigue. Et à côté de lui le pauvre individu semblait se ratatiner. De toute évidence, Mizuki prenait un malin plaisir à intimider celui qui avait tout l'air d'être un novice.
Effleurant les lèvres hébétées de l'host de la chair tendre des raisins, Mizuki a mêlé ses doigts au col blanc entrouvert du jeune homme. Le délice de la luxure et la jubilation de la domination animaient le regard de Mizuki de lueurs lascives.
-Vous n'êtes peut-être pas très expérimenté, rit Mizuki, mais vous êtes plutôt mignon.
C'est lorsque Mizuki allait se pencher pour capturer les lèvres impuissantes de l'homme qu'il s'est passé quelque chose. Sentant une force invisible le tirer vers l'arrière, Mizuki s'est retrouvé face à face avec Aoi. Si d'abord la surprise le priva de ses moyens, c'est ensuite la menace qu'exprimait le visage de Joyama qui força Mizuki au silence.
-Que vous veniez dans ce club expressément pour m'espionner, Mizuki, passe encore ; mais que tu t'amuses avec l'un de mes collègues qui vient seulement d'arriver, je ne le tolère pas.
Tsukasa sentit alors que Joyama allait commettre l'irréparable, et il allait arrêter le garçon lorsque le corps de Mizuki fut propulsé sur le sol. Trop tard. Affolé, Tsukasa se précipitait pour venir en aide à son ami étalé sur le carrelage.
-Salaud, pesta Mizuki que Tsukasa empêchait fermement d'en venir aux mains à l'égard de Joyama. Toi, sale putain, tu oses t'en prendre à un client, sais-tu seulement ce que tu risques, espèce de...
-C'est dommage, ironisa Aoi dans un sourire en coin. Le patron vient justement de s'absenter pour une urgence aussi, il n'a pu voir ce que je viens de faire. D'ailleurs, je n'appelle pas « client » un simple fauteur de troubles.
-Lorsque j'irai lui apprendre ce que tu as fait, ordure, tu...
-Parce que tu crois qu'il virera un host en costume blanc qui lui rapporte autant d'argent ?
C'est le teint de Mizuki qui a été viré. Passant du blafard au rouge de colère, il a senti en lui la rage tendre ses muscles et il forçait de tout son être l'emprise de Tsukasa qui luttait pour ne pas laisser le garçon s'échapper. Face à cette impuissance vécue dans l'amertume, Joyama a ri.
-Croire que l'on préfère un mauvais client à l'argent ; Mizuki, mon pauvre garçon, mais tu vis dans un autre monde.
Passant une caresse narquoise sur le crâne d'un Mizuki hors de lui, Joyama a dirigé son attention vers le pauvre host qui, depuis le début, n'avait osé interférer dans l'affaire dont il se sentait coupable. Sentant le regard insistant de son aîné posé sur lui, l'host a baissé les yeux, penaud.
-Pardonne-moi, Suguru, je...
-Tu as été demandé à la table numéro quatre.
Il a relevé les yeux. Sentant ses joues rosir face au regard étrangement tendre de Joyama, il a ouvert les lèvres sur des mots qui ne purent sortir. Empli de reconnaissance et soulagé de quitter ce client qui lui avait fait des avances, l'host s'est fervemment incliné face à Joyama et, sans plus demander son reste, tourna précipitamment les talons.
-Tu plaisantes, j'espère ? rageait Mizuki tandis qu'ils étaient assis tous trois autour du plateau de fruits. Nous n'avons jamais demandé un host comme toi.
-Le patron m'a confié la gestion du club durant son absence, répondit posément Aoi qui se mit à servir d'un geste naturel une coupe de champagne à Tsukasa. Aussi, je suis celui qui décide de qui voient mes clients lorsque l'host qu'ils ont sélectionné est pour le moment indisponible. Pour cette raison, je resterai avec vous jusqu'à ce que mon collègue qui vient de partir puisse vous revenir.
-Merci, Suguru.
Joyama a levé un regard étonné sur Tsukasa.
-Pourquoi lui dis-tu merci, toi ? gronda Mizuki.
-Parce qu'il vient de me servir une coupe de champagne. N'est-ce pas la moindre des politesses ?
-Tsukasa, tu es fou ? Ce garçon, il...
-S'il vous plaît, ne venez plus dans ce club.
Joyama venait de s'exprimer d'une voix claire et solennelle. Regardant tour à tour Tsukasa et Mizuki droit dans les yeux, il avait sur son front des ridules qui semblaient cacher de l'inquiétude.
-Vous rendre sur mon lieu de travail pour m'espionner et me tourmenter, reprit Aoi piteusement, je vous en prie, ne faites plus cela.

Quelle ne fut pas la stupéfaction des deux hommes lorsqu'ils virent se mettre à genoux Aoi qui plaqua son front contre le sol. Ahuris, oui, et privés de leurs moyens, ils ne purent qu'observer l'idole du club les supplier comme si sa vie en dépendait.
-Je vous en supplie, répétait Aoi. Je ne sais ce que vous préparez, je ne sais ce que vous comptez me faire mais si vraiment c'est vous venger que vous voulez alors, faites-le en dehors de cet endroit. Je vous en supplie. Je vous en supplie, ne créez pas le désordre sur mon lieu de travail.
-Mince, riait Mizuki, nerveux. Tu es parano, que crois-tu que...
-Joyama, maintenant, relève-toi.
Joyama ? Aoi s'est redressé mais il est demeuré agenouillé. Alors qu'il l'avait appelé « Suguru » un instant plus tôt, Tsukasa s'était mis à l'appeler par son prénom. Sans émotion particulière, il l'avait fait, sur le ton pur de la banalité. Comme si entre eux il n'y avait jamais eu rien d'autre que de l'amitié.
-Tsukasa, s'indignait vainement Mizuki, pourquoi donc devrais-tu...
-Il faut que tu saches que notre présence ici tient avant tout du fait que Mizuki aime par-dessus tout fréquenter les hosts-clubs. Et malheureusement pour toi, il aime celui-ci en particulier.

Mizuki a vrillé sur Tsukasa un regard assassin. Était-ce parce que son compagnon commettait l'impolitesse de parler de lui à la troisième personne en sa présence ? Ou bien parce qu'il avait le mauvais goût conscient et assumé de raconter ses vices -si du moins « vice » était le terme qui pouvait qualifier l'intérêt poussé que l'on portait aux hosts-clubs ? Mais au regard empli de reproches qui lui était lancé, Tsukasa ne prenait pas garde.
-Si c'est là ce que tu crains, Joyama, alors sache qu'il n'y a en nous aucune intention de te faire du mal.
-Pourtant, répartit aussitôt Aoi, la dernière fois, c'est bien moi que vous êtes venus voir, n'est-ce pas ? Cette fois-là, Tsukasa, c'est bien toi qui m'as menacé pour me défendre de m'attaquer à Tsuzuku.
-J'ai eu tort de te menacer cette fois-là, Joyama, je le reconnais. Toutefois, je ne retire pas le fait que je ne te le pardonnerais pas si tu venais à faire du mal à Tsuzuku.
-Cette personne a commis sur moi des violences que je ne méritais pas, Tsukasa, crachait Aoi avec amertume. Et tu penses que je supporte de me taire ?
-Il me semble pourtant que tu t'es déjà vengé de lui il y a deux ans, Joyama.
-Mais ce garçon continue à faire du mal aux autres, et cela, je ne peux le tolérer. Tsuzuku est en train de manipuler tous ceux qui l'entourent, et plus particulièrement celui qu'il prétend être son meilleur ami. Que ce manipulateur profite d'une telle personne, je ne le supporte pas.
-Si cette personne t'est chère, Joyama, alors choisis de la protéger plutôt que d'attaquer Tsuzuku. Si réellement Tsuzuku est dangereux pour cette personne, alors éloigne-la de lui et...
-Je l'aurais fait depuis bien longtemps si seulement cette personne avait voulu m'écouter, trancha Joyama. Mais cette personne a déjà bien trop souffert par la faute de Tsuzuku, et puisque je ne peux pas la protéger, alors je dois empêcher Tsuzuku d'agir.
-Ne lui fais pas de mal, Joyama. Je n'ai pas autant de patience que j'en ai l'air.
-Les voilà, rit Joyama d'un rire tranchant. Les menaces étaient après tout destinées à venir, n'est-ce pas ? Vas-y, Tsukasa. Menace-moi autant que tu le voudras, mais tu ne m'ôteras pas à l'esprit que Tsuzuku doit payer pour...
-Tsuzuku a payé bien assez pour le restant de sa vie !

Même Mizuki avait sursauté. Effrayé par cette perte de contrôle à laquelle Tsukasa ne l'avait jamais habitué, le garçon s'est détaché de lui, effrayé. Ses yeux trop clairs se confrontaient à ceux, définitivement trop noirs, de Joyama qui demeurait impassible.
-Tsuzuku souffre bien plus que tu ne le penses, s'écria Tsukasa, emporté par la colère. Et d'ailleurs, la cicatrice que tu lui as faite il y a deux ans, Joyama, c'était...


Et puis, ce fut tout. L'on ne prononça plus aucun mot après cela. Il ne se passa rien.
Joyama demeurait immobile, les mains sagement posées sur ses jambes repliées sous lui, et sans un mot observait la scène. Il ne se passa rien, non. Même Tsukasa n'eut aucune réaction.
Était-ce parce qu'il était trop surpris et déstabilisé pour réagir ? Ou bien parce qu'au fond de lui, Tsukasa ne le voulait pas ? Tsukasa lui-même eût été moins capable de le dire que Joyama, et la seule chose que l'on pût dire alors de ce qu'il se passa à cet instant était qu'il ne se passa justement rien.
Stupeur, impuissance, indifférence ou délice, quelle qu'en fût la raison, il n'y eut aucune réaction lorsque, dans un élan effréné, Mizuki avait subitement privé Tsukasa de parole en emprisonnant ses lèvres des siennes.
Et si illusion il y eut, elle devait être aussitôt brisée.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je veux que ce soit bien clair, trancha Mizuki sans ménagement. Si je l'ai fait, c'était pour faire taire ta bouche un peu trop bavarde.
Ils venaient de quitter le host-club sur un coup de tête de Mizuki et, à présent, ils marchaient sous la nuit tiède de mai. Tsukasa, les mains dans les poches, se laissait devancer par son ami qui marchait d'un pas pressé, comme s'il voulait au plus vite s'éloigner de cet endroit dans lequel il avait commis un geste dont il se sentait honteux.
-Alors, Tsukasa, ne pense pas que j'aie fait cela par envie.
Mizuki s'était arrêté mais gardait le dos tourné à Tsukasa. Alors que le garçon s'était mis à taper du pied sur le sol dans un geste d'impatience, ce dernier ne daignait accélérer le pas, peut-être trop plongé dans ses réflexions pour remarquer les états d'âme de Mizuki.
-Et ce Joyama Suguru, que comptes-tu lui faire, au juste ?
Enfin Mizuki s'était retourné et Tsukasa, qui demeurait les yeux rivés sur l'asphalte, les a levés sur ce visage qui présentait trop de douceur. Du moins si l'on ne remarquait pas la violence contenue dans ces grands yeux scintillants. Instinctivement, Tsukasa s'était arrêté à son tour. Peut-être parce qu'il sentait entre Mizuki et lui une barrière psychique qu'il ne savait pas comment détruire, car si cette barrière réellement existait, alors ce n'était pas Tsukasa qui l'avait érigée.
-Je ne compte rien faire de Joyama Suguru.
-Écoute-moi, Tsukasa, crachait Mizuki entre ses dents. Ce Tsuzuku, moi, je le connais à peine, et à vrai dire je me contrefiche de son sort. Mais toi, il était l'un de tes hommes, non ? Pour ton honneur, tu dois empêcher ce Joyama de faire du mal à l'un de ceux qui étaient tes fidèles.
-Ne parle pas de moi comme d'un gourou, je te prie.
-Tu sais très bien à quoi je fais allusion, s'impatienta Mizuki.
-Je ne crois pas que Joyama ait vraiment le cœur à faire grand mal à Tsuzuku. Toutefois, s'il le faisait, alors il va sans dire que je ne resterais pas sans rien faire.
-Ce Joyama Suguru ne sert à rien, Tsukasa, ne le vois-tu pas ? Juste parce qu'à son âge il a réussi à mettre le grappin sur des aveugles en mal d'affection et qu'il porte un costume blanc, il se permet de regarder les autres de haut. Mais cette personne ne sert à rien, Tsukasa, et elle ne vaut rien. Lui... Il suffirait que j'aille dire un mot à la police pour qu'il se retrouve dans une cellule.
-Mais tu pourrais faire la même chose avec moi, Mizuki.
-Tu es foncièrement différent, cracha-t-il.
Tsukasa a levé les yeux au ciel. La nuit n'avait pas d'étoiles et ils avaient pour seul éclairage les lumières artificielles et froides des néons criards. Une lumière que ne donnait pas le jour, et qui ne lui ressemblait pas non plus.
Cette nuit sans étoiles, ça a fait faire des remous à la surface du lac de la mémoire de Tsukasa.
-En somme, tu voudrais seulement que je m'en prenne gratuitement à Aoi, soupira Tsukasa.
-Ce mec te regarde de haut et tu ne fais rien, Tsukasa. Pour finir, je vais croire que tu n'as en réalité aucun honneur.
-Je n'ai aucune raison de lui faire quoi que ce soit si lui ne fait rien.
-Avant, tu n'aurais jamais laissé en vie un individu qui se serait opposé à toi ou à l'un de tes hommes.

Tsukasa a baissé la tête. Même sur l'asphalte, il a cru voir en transparence le visage de Mizuki. Un visage d'enfant. Ah, oui, d'enfant... « Le gosse », c'est bien ainsi qu'il l'avait spontanément appelé ce soir-là. Mizuki avait un visage de gosse, malgré tout, il n'en avait que le visage.
Autrement dit, c'est comme s'il n'en avait absolument rien.
Bien sûr, Mizuki savait ce qu'il disait lorsqu'il parlait de « ne jamais laisser en vie un individu qui se serait opposé à lui où à l'un des siens ». Tsukasa n'avait jamais tué et Mizuki le savait parfaitement. Du moins, tuer, il ne l'avait pas fait au sens propre, mais il était si facile de tuer des personnes tout en laissant leurs cœurs battre dans leurs poitrines.
-Alors, Mizuki, tu préfères le moi d'avant, n'est-ce pas ?
-Ne dis pas cela, Tsukasa. Le toi d'avant n'existe pas, car le toi d'avant est celui d'aujourd'hui. N'est-ce pas, Tsukasa ? Tu n'as pas changé, toi, tu es toujours le même. Suguru Joyama est un être inutile en ce monde. Au mieux, il continuera à vivre sans nuire autour de lui mais sans jamais servir à rien non plus. Au pire, il commettra des dégâts irréversibles. Pour cette raison, Tsukasa, tu dois détruire Joyama.

Tsukasa s'est demandé d'où lui venait ce besoin pressant de mettre Joyama hors d'état de nuire, ni même d'agir. Car là où Mizuki semblait n'exprimer qu'un caprice, c'était en réalité un besoin, oui, un besoin dévorant qui s'emparait de la conscience de Mizuki pour en faire sa marionnette. Puisque Joyama était un presque étranger pour Mizuki, pourquoi ce dernier désirait-il à ce point sa mort ?
-C'est vrai, admit Tsukasa avec résignation. Tuer les personnes inutiles ou nocives, c'est ce que je dois faire. C'est ce que j'ai toujours fait.
-Alors tue-le ! s'écriait Mizuki comme il s'avançait d'un air menaçant vers son compagnon.
-Et tu n'as jamais pensé à ce que je te ferais, Mizuki, si un jour tu venais à me devenir inutile ?


Mizuki a stoppé sa marche. Il ne reflétait aucune émotion sur son visage, pourtant. Ou du moins, plutôt que de ne rien refléter, son visage n'avait pas changé d'expression. Il avait toujours cette colère injustifiée qui lui donnait cet air fauve prêt à bondir sur tout ce qui vivait.
Mais rien d'autre qui pût faire penser que Mizuki avait saisi le sens des paroles de Tsukasa. Rien, si ce n'était qu'il s'était juste arrêté de marcher.
-Pour l'instant, reprend Tsukasa, je te trouve plaisant à regarder, alors, j'aime bien te garder auprès de moi. Ça me détend, ça me distrait, mais si le jour devait venir où je ne trouve plus aucun intérêt à te garder auprès de moi, Mizuki, si vient le jour où je ne trouve plus aucun intérêt à te garder en vie, alors, tu n'as jamais anticipé ce qui se passerait ?
-Tu crois que je ne le sais pas ?


Tsukasa lève à nouveau les yeux au ciel. Pour la deuxième fois depuis tout à l'heure, il n'y a pas d'étoiles. Tsukasa pense « pour la deuxième fois », mais en réalité, il ne s'agit que de la continuité d'une seule et même fois. Décidément, Tokyo semble condamnée à ne jamais avoir d'étoiles. Peut-être parce que les lumières artificielles ont remplacé ces dernières devenues inutiles. Supprimer tout ce qui est devenu inutile, telle semble être la loi instaurée par la nature elle-même. C'est pourtant elle qui a créé ces choses destinées à devenir inutiles.
Tsukasa reporte son regard sur le visage de Mizuki et là, il voit des étoiles. Elles sont infimes, mais elles semblent mettre toutes leurs forces pour briller dans les yeux de Mizuki.
-Tu ne veux même pas coucher avec moi, Tsukasa. Tu dis que tu me trouves beau à regarder, mais malgré ça, tu ne trouves rien de tentant à mon corps, n'est-ce pas ? Pour cette raison, j'ai depuis longtemps deviné que tôt ou tard, tu te débarrasseras de moi. Parce que depuis longtemps, je sais que tu ne gardes l'inutile que je suis que par compassion. Mais ça, c'est jusqu'à ce que ta patience ne cède. Et lorsque ta patience cède, Tsukasa, je sais ce qu'il se passe.


Mizuki pense que Tsukasa lui a sauvé la vie. Enfin, ça, c'est la version officielle.
La version officieuse, c'est que Tsukasa n'a fait que remettre en ordre une vie qui allait lui être brisée par sa faute. Au final, plutôt que de donner quelque chose à Mizuki, Tsukasa s'est contenté de lui rendre ce qui lui avait été volé. Et juste parce qu'il a commis un geste pourtant si naturel, Tsukasa se sent comme un super-héros. Du moins, est-ce ainsi qu'il se voyait lorsqu'il observait son reflet dans les yeux de Mizuki. Mais seul devant son propre miroir, Tsukasa ne voit rien d'autre que Tsukasa. Et au fond, « Tsukasa », Tsukasa ne sait pas vraiment ce que cela veut dire, comme s'il n'avait pas vraiment de définition lorsqu'il se regardait dans un miroir. De définition, Tsukasa avait le sentiment d'en avoir une en ces rares instants où Mizuki le regardait en souriant. Mais ces instants étaient si rares que Tsukasa ne peut pas se souvenir de la dernière fois où une telle chose est arrivée.
Tsukasa se demande si Mizuki pense encore sincèrement qu'il lui a sauvé la vie. Mais ces pensées ont aussitôt déserté son esprit à l'instant où la voix de Mizuki s'est infiltrée en lui.
-Mais ça, Tsukasa, est une chose dont je me contrefiche. Alors, en attendant, emmène-moi dans un autre host-club.

Mizuki est venu saisir la main de Tsukasa sans plus attendre et, le second tiré par le premier, ils ont déambulé à travers les rues larges où de toutes parts les enseignes clignotantes des bars, hôtels et restaurants semblaient les appeler. Le visage de profil de Mizuki dissimulé par les mèches ondoyantes de sa chevelure, étaient devenues invisibles à Tsukasa les étoiles uniques qui brillaient encore dans Tokyo.

Signaler ce texte