Flash-Black - Chapitre 13

Juliet

-Qu'est-ce que tu me chantes ?
Shou a senti qu'il n'était absolument pas le bienvenu. Il s'y était préparé, à vrai dire. Il avait pensé que son indiscrétion mènerait dans l'embarras son interlocuteur qui n'aurait qu'une réaction alors : le rejeter. Du moins devait-il en être ainsi s'il y avait quelque chose à cacher et, sans vraiment savoir sur quoi se fondait cette intuition, Shou avait d'ores et déjà fait de cette hypothèse une réalité ; il y avait quelque chose à cacher. Et c'est parce qu'il était venu dans l'optique de découvrir ce qu'il y avait à cacher qu'il s'était attendu à être reçu comme un fauteur de troubles.
Malgré tout Shou ne voulait pas baisser les bras. Il avait un but à atteindre et il ne voulait pas partir tant que cela ne fût fait ; seule la force peut-être le dissuaderait d'aller jusqu'au bout de sa curiosité. Si l'on pouvait réellement qualifier de simple curiosité un besoin pressant de savoir.

Est-ce qu'Atsushi allait user de la force pour renvoyer le garçon ? Shou ne l'espérait guère, et il pariait simplement sur la conscience professionnelle du docteur ainsi que sur la conscience morale du parent pour que Sakurai Atsushi ne le rejette pas.
Après tout, cette fois où Kazamasa avait insisté pour voir Tsuzuku après qu'il eut appris qu'il s'était enfin réveillé du coma, bien que les visites étaient fortement défendues, Atsushi ne l'avait pas rejeté. Kazamasa n'avait pas pu voir Tsuzuku, certes, mais c'est parce qu'il avait fini par l'accepter dans le seul souci de la condition physique de ce dernier. Pourtant ce jour-là, Kazamasa avait cru sentir qu'Atsushi avait été sur le point de céder face à la détresse et aux supplications du jeune homme. Et peut-être que si Kazamasa s'était montré un peu plus insistant alors, il aurait pu voir Tsuzuku.
En réalité Kazamasa n'aurait pas pu le voir quels qu'eussent été ses efforts mais ça, c'était une chose que le jeune homme ne pouvait pas savoir.


Ce jour-là, Shou avait vu en Atsushi un homme profondément humain qui donnait l'impression d'un corps robuste sans cœur à l'intérieur. Alors, en venant ici, Shou avait eu l'espoir que, malgré la colère et l'impatience de l'homme, ce dernier ne finirait par céder face à sa détresse.
Parce que de la détresse en Shou, il y avait vraiment. Intimidé par le ton grave qu'avait pris Atsushi, Kazamasa avait baissé les yeux. Mais pas les bras.
-Je suis venu jusque dans votre bureau, répéta lentement Kazamasa, pour vous demander si au moins, votre neveu... votre fils se porte bien.
-Tu t'es déplacé jusque dans cet hôpital, Kazamasa, pour me poser cette question ?
Il y avait de la méfiance en Atsushi tandis qu'à travers ses yeux étrécis, il observait le jeune homme complètement penaud. Pour Atsushi, il était clair que la véritable motivation de Shou se cachait derrière une si banale excuse et, par-devers lui, l'homme a pensé qu'il s'était passé quelque chose entre les deux adolescents. Et fatalement, la faute d'une supposée querelle de la nature de laquelle Atsushi n'avait aucune idée devait retomber sur Kazamasa.
-Oui, confirma Kazamasa avec plus d'assurance cette fois. S'il vous plaît, Monsieur Sakurai... Si quelque chose est arrivé à Tsuzuku, dites-le moi.
-Pourquoi est-ce que tu ne lui demandes pas toi-même ?
Atsushi s'était redressé et il a paru soudainement infiniment grand aux yeux de Shou qui se levèrent vers lui. Bien plus grand que cette fois où, de reconnaissance, le garçon était dans un élan venu prendre dans ses bras cet homme qu'il avait découvert être un humain fragile derrière la forteresse intombable.
Mais lorsque Kazamasa observait Atsushi qui le toisait avec rancœur, ces images dans son esprit ont été balayées par une tempête. Comment avait-il pu rêver ainsi d'un homme tendre et sensible tandis qu'il devait se soumettre à ce qui semblait être l'incarnation de la haine ?
-Écoute-moi bien, Kazamasa, menaçait Atsushi comme il se penchait sur lui en appuyant ses mains sur les bras du fauteuil, lui ôtant par-là même tout espoir de fuite. J'ignore ce qu'il s'est passé entre vous mais laisse-moi te dire que si tu te souciais vraiment du bien-être de Tsuzuku, tu ne fuirais pas en avant pour venir demander à moi ce que...
-Mais je le lui demanderais si seulement il était là, Monsieur Sakurai.

Atsushi a eu un mouvement de recul. Déjà, Shou était libéré de ces bras qui lui avaient bloqué le passage et pourtant, c'est une inquiétude plus grande encore qui a animé le garçon. Peut-être parce qu'à ce moment-là, il a lu dans les traits d'Atsushi des vérités qu'il n'avait pas imaginées alors.
-Alors, reprit Shou d'une voix fébrile, je vous en prie, si jamais ces derniers jours Tsuzuku vous a parlé de quoi que ce soit, je voudrais...
-Que veux-tu dire par « si seulement il était là » ?
Shou est demeuré pantois un instant, et l'idée l'a traversé que l'homme en face de lui n'avait plus toutes ses capacités mentales. Idée qui ne lui fut que bien trop éphémère.
-Mais enfin, rit Shou, nerveux, vous devriez le savoir. Tsuzuku n'est pas venu au lycée depuis cinq jours, et cela fait tout autant de temps qu'il est impossible de le joindre.
-Tu veux dire qu'il n'est pas chez toi ?
Le ciel est tombé sur la tête de Kazamasa pour s'y briser en deux morceaux. Assommé, l'adolescent a senti un vertige le prendre, et il ne dut son équilibre qu'à la main secourable d'Atsushi.
-Chez moi ? a répété Kazamasa sans vouloir comprendre. Bien sûr que non, Monsieur Sakurai, Tsuzuku n'est pas chez moi, dites, pourquoi est-ce qu'il serait chez...
-Parce qu'il devait passer la semaine chez toi, c'est du moins ce qu'il m'a dit avant de partir !


Shou s'était mis à pleurer. Passant la manche de son uniforme sur ses lèvres, il s'est mis à verser des rivières salées sur les dunes blanches de ses joues. Ses épaules secouées par la détresse et ses hoquets irrépressibles n'ont que plus tendu les nerfs déjà prêts à céder d'Atsushi. Son poing contre le mur a fait retentir sa hargne, accélérant les battements du cœur éprouvé de Shou.
-Cesse ce manège ! explosa Atsushi comme il s'avançait vers le garçon qui l'implorait du regard, immobile. Si Tsuzuku n'est pas chez toi alors, peux-tu me dire où il se trouve ?
-Je l'ignore, Monsieur Sakurai, sanglotait le garçon qui voulait disparaître. Parce qu'il est absent depuis tout ce temps, j'ai pensé qu'il était sérieusement malade et puis, à tous les messages que chacun lui envoie, Tsuzuku ne répond pas, alors j'ai vraiment cru qu'il lui était arrivé quelque chose de grave, Monsieur Sakurai, c'est pourquoi je suis venu vous retrouver, tout le monde s'inquiète pour lui, vous savez, Tsuzuku... Tsuzuku, je n'aurais jamais dû me disputer avec lui.


Et de nouveau la forteresse intombable révélait qu'elle n'en était pas une. Prouvant à Kazamasa que ce qu'il avait vu ce jour-là n'avait pas été un rêve, l'homme dans toute sa contrition est venu coller contre son corps protecteur celui encore secoué de sanglots de Kazamasa. Comme un père consolant son fils, l'homme a passé sa main sur le dos du garçon et bientôt, Shou referma ses bras autour de la poitrine chaleureuse de l'homme.
-Ce n'est pas de ta faute, Kazamasa, murmurait Atsushi qui posait son menton sur le crâne baissé du jeune homme. Même si je ne sais de quoi était faite votre dispute, il n'est pas du genre de Tsuzuku de fuir pour de telles raisons.
-Alors c'est peut-être plus inquiétant encore.
Shou a relevé le visage et, à la vue de cette frimousse rougie et mouillée de larmes, Atsushi n'a pu réprimer un sourire. Il aurait voulu qu'il ne le console, mais ce sourire contenait malgré lui bien trop de chagrin et trop peu de conviction pour le rassurer.
-N'avez-vous aucune idée de l'endroit où Tsuzuku peut se trouver, Monsieur Sakurai ?
-Il avait prétendu aller chez toi, Kazamasa, alors... Peut-être entretient-il une relation amoureuse dont j'ignore tout et se serait-il rendu chez cette personne.
-Tsuzuku n'a pas de petit ami, Atsushi, il ne me l'aurait jamais caché sinon. Plutôt que l'hypothèse d'une aventure amoureuse, je crois que nous devrions nous inquiéter de ce qui lui est...

Takamasa s'est stoppé net. La tempête de sable que la nouvelle avait provoquée en son esprit s'est apaisée pour laisser derrière elle un désert plat et calme au bout duquel la clarté de la vue laissait entrapercevoir une oasis. Et c'est à cette oasis-là que Shou est venu s'abreuver. À la réponse qui se trouvait à l'intérieur même de l'énigme.
Tsuzuku n'avait pas d'aventure amoureuse ? Rien n'était moins sûr. Et si, comme le supposait Atsushi, c'était bien une aventure amoureuse qui avait causé la disparition de Tsuzuku, le faisant aller même jusqu'à sécher les cours, alors Kazamasa allait peut-être retrouver le garçon.
La main d'Atsushi sur son épaule a forcé l'adolescent à sortir de sa torpeur.
-Kazamasa ? s'inquiétait Atsushi qui craignait d'entendre une mauvaise nouvelle. Tu viens de te souvenir de quelque chose, n'est-ce pas ? Kazamasa, si tu sais quelque chose, dis-le moi.
-Attendez-moi, Monsieur Sakurai.
Il a saisi délicatement la main qu'Atsushi avait laissée sur son épaule pour s'en libérer et, d'un sourire aussi confiant qu'il le pouvait faire, Shou a rassuré l'homme qui, perdu, attendait avec angoisse de comprendre.
-Attendez-moi quelques minutes, Monsieur Sakurai. Laissez-moi quelques instants et, bientôt, je reviendrai vous dire si je sais où se trouve Tsuzuku.
Sans plus laisser le temps au pauvre homme d'en apprendre plus sur les doutes et intentions du garçon, Shou aussitôt déserta, laissant derrière lui la terreur incarnée subir seule sa propre personne.











-Hiroki...
À l'autre bout du fil, le silence respirait. Il avait un souffle faible mais audible, un souffle irrégulier qui trahissait cette angoisse dans l'atmosphère, elle qui traversait le fil et venait peser tout son poids sur les épaules de Kazamasa. Accroupi dans le couloir de l'hôpital contre un mur, Shou avait son front appuyé contre ses genoux et, contre son oreille, il tenait appuyé le téléphone comme par terreur de le voir s'échapper. Ses mains tremblaient, pas autant que sa voix peut-être.
-Hiroki, je t'en supplie, dis-moi que j'ai raison...
Le poids sur ses épaules est trop lourd ; elles cèdent et lui, Kazamasa, d'accroupi il passe à allongé. Il s'est étalé sur le sol et son crâne a émis un craquement sinistre. De l'autre côté, Hiroki a entendu un bruit de frottement ; le téléphone avait glissé sur le sol.
-Kazamasa ? Allô, Kazamasa ?
Il a entendu un gémissement à travers un grésillement. La douleur de la chute n'y était pour rien ; seul le trop plein d'émotions avait conduit Shou à laisser échapper sa terreur. Il s'est redressé avec difficulté, saisissant au passage le téléphone qui lui avait échappé.
-Hiroki, dis-moi que j'ai raison...
-Raison à propos de quoi, Kazamasa ?
-Dis-moi que Tsuzuku est chez toi, Hiroki.
Pas de réponse à l'autre bout du fil. C'est fou de voir que deux détresses si proches peuvent pourtant ne pas se comprendre. Ou plutôt, pourraient-elles peut-être se comprendre si seulement elles pouvaient communiquer. Mais de façon de communiquer, Hiroki et Kazamasa n'en avaient pas pour cela. À l'autre bout du fil, à l'autre bout du monde semble-t-il, Hiroki a les lèvres aussi closes qu'il a le cœur ouvert. La voix de Shou n'est plus rien que le dernier souffle d'un cœur qui se meurt.
-Tsuzuku a disparu depuis des jours, Hiroki...
-Je le sais.
Shou se sent à moitié soulagé, à moitié en colère. Que cela voulait-il dire ? Pourquoi Hiroki se contentait-il de réponses évasives, si ce n'était qu'il se sentait coupable ? Au moins, Shou était certain de l'endroit où se trouvait Tsuzuku alors. Mais Shou n'aurait pas l'esprit serein s'il devait n'en jamais connaître la raison.
-Dis-moi ce qu'il fait chez toi, Hiroki.
Hiroki baisse les yeux. Exactement comme si Shou était en face de lui qui le pointait d'un doigt accusateur. En baissant les yeux, Hiroki semblait émettre des excuses que son filleul ne pouvait pas entendre.
-Je ne sais pas, Kazamasa.
-Tu te moques de moi ? Que se passe-t-il de si bizarre pour que tu ne me le dises pas, hein ? Passe-le-moi, Hiroki, je veux parler à Tsuzuku.
-Tsuzuku dort.
-Comment ? Je... Hiroki, tu penses t'en sortir avec de tels mensonges ? Passe-moi Tsuzuku s'il est vraiment là, immédiatement.
-Je ne peux pas.
-Pardon ? s'enquit Kazamasa qui colle l'appareil contre son oreille.
-Je... ne peux pas, articule Hiroki dans un souffle.
-Pourquoi est-ce que tu parles si bas ?
Hiroki soupire. Ses yeux baissés en signe d'une culpabilité qui n'était pas la sienne, ils avaient atterri sur le visage de Tsuzuku. Un visage dont la paix était si rare et précieuse qu'à aucun prix Hiroki ne voulait la gâcher. Et la main libre de Hiroki est venue mélancoliquement se perdre dans les cheveux de Tsuzuku.
-S'il te plaît... conjure la voix à l'autre bout du fil. Je veux au moins la confirmation qu'il est avec toi.
-Oui, Kazamasa. Tu n'as rien à craindre.
-J'ai quand même peur lorsque je sais que c'est avec toi qu'il se trouve, Hiroki. Pardonne-moi, mais sa présence chez toi, depuis tout ce temps, me semble... étrange, Hiroki, Tsuzuku n'a que dix-sept ans ; il pourrait être ton filleul à ma place.
-Kazamasa, je te le jure, je ne sais même pas pourquoi est-ce qu'il reste ici, je... J'ai essayé de le forcer à aller en cours, Kazamasa, mais rien n'y fait, il...
-Mais il y reviendra demain.
-Pardon ?
Hiroki a le cœur qui bat. Soudainement, une chaleur l'a traversé qui lui a fait tourner la tête et, passant sa main sur son front, Hiroki l'a trouvé brûlant. Moite, aussi. Sur les genoux immobiles de Hiroki, le visage de Tsuzuku est toujours aussi serein. La voix de Hiroki, aussi basse la fît-il, ne l'avait-elle pas réveillé ? Tsuzuku ne faisait-il pas semblant d'être plongé encore dans un monde qui n'appartenait qu'à lui ?
-Demain, déglutit Shou, il... Tsuzuku reviendra demain, Hiroki, parce que demain est le jour de ton départ en Amérique, n'est-ce pas ?

Le silence parfois se révélait être la plus claire des éloquences. Reposant son regard épuisé sur le visage de Tsuzuku, Hiroki s'est mordu la lèvre, inconsciemment. Il était juste en train de penser qu'il aurait donné n'importe quoi pour être à la place de Tsuzuku alors ; à dormir sereinement sur les genoux d'un autre comme si rien ne pouvait se passer...
Comme si rien ne pouvait se passer ? Absurde, pense Hiroki piqué par une pointe de culpabilité. Jamais, au grand jamais Tsuzuku ne pouvait penser qu'il ne pouvait rien se passer. Parce que Tsuzuku était le premier à garder les yeux grand ouverts sur le monde, des yeux aiguisés par un jugement qui ne pardonnait pas, Tsuzuku ne pouvait pas dormir « sereinement comme si rien ne pouvait se passer. »
Pour commencer, si rien ne s'était jamais vraiment passé alors, Tsuzuku ne se retrouverait pas dans cet immense appartement en compagnie d'un acteur adulé en cet instant même. Parce que si Hiroki n'avait pas été capable de soutirer au jeune homme la raison de sa présence continue ici, il pouvait toutefois la supposer : en lui imposant sa présence depuis des jours, Tsuzuku cherchait simplement à pousser Hiroki au bout du rouleau.
-Je ne pars pas, Shou.
Shou a les lèvres qui tremblent. Il se dit qu'il a mal entendu, ou bien qu'il interprète mal le sens caché de ces mots, pourtant en lui la panique se fait déjà. Hiroki avait dit qu'il ne partait pas. Ça ne pouvait vouloir dire qu'une chose.
-Tu t'es défilé, Hiroki. Alors que tu avais accepté ce rôle, tu attends le dernier moment pour...
-Kazamasa, je n'ai pas d'autre choix que de rester à Tokyo.
-C'est pour lui que tu restes ?

« Pour » lui ? Non, ce n'est pas ce que Hiroki aurait dit. Hiroki ne restait pas pour Tsuzuku, il restait à cause de lui. C'était foncièrement différent. Rester à cause de Tsuzuku et non pas pour lui, cela voulait dire que rester ensemble n'était bénéfique ni pour l'un ni pour l'autre. Si Tsuzuku réclamait la présence de Hiroki, ce n'était pas par affection ; et si Hiroki acceptait de rester à ses côtés, ce n'était pas pour ce genre de sentiments non plus.
-Hiroki, tu aimes tant le corps de Tsuzuku à ce point que tu ne peux plus t'en passer ? fait la voix cinglante de Shou à l'autre bout du fil.
-Je ne suis pas un salaud, Shou.
-Oh, non. Mais lui t'aime. Il pourrait t'avoir fait perdre la raison, à trop faire preuve d'amour...
-Kazamasa...
-Tu as vingt ans de plus que lui, Hiroki, tu ne peux pas l'aimer ! Tu ne peux pas l'aimer et si tu le lui fais croire alors, tu n'es qu'une ordure qui ne sait que profiter du corps et du cœur des gens ! Toi... tu n'es qu'un matérialiste qui aime à rendre le sujet objet pour mieux le posséder.
-La ferme, Kazamasa.

Dans l'oreille de Kazamasa, le bip a retenti plusieurs fois. Hiroki avait coupé le pont qui reliait leurs deux mondes ; la communication était devenue impossible.
Bien sûr, il aurait suffi à Kazamasa de se rendre directement chez son parrain pour mettre les choses au clair. Mais alors que Hiroki venait de lui cracher ces mots emplis d'amertume, Kazamasa aurait senti sa présence comme un affront ; pire, comme un danger. Pourtant c'était peut-être Tsuzuku qui était en danger sans le savoir et, à cette idée, Shou a senti des cauchemars étreindre son esprit.



-Pourquoi lui parles-tu si méchamment ?
Hiroki a grimacé. Sur ses genoux, le visage de Tsuzuku présentait deux grands yeux parfaitement éveillés s'arrondissant de surprise.
-Je croyais qu'il était celui que tu aimais plus que tout au monde, Hiroki, et voilà que tu t'adresses à lui de cette manière.
-Ne te moque pas de moi, a craché Hiroki entre ses dents comme il se faisait force pour ne pas faire basculer le garçon du canapé. Alors que c'est moi qui suis manipulé dès le début, cet idiot a d'ores et déjà fait de moi une ordure.
-De toute façon, ce n'est pas en te comportant de cette manière que tu changeras sa vision des choses.
-Je ne connais qu'un moyen de changer sa vision des choses, Tsuzuku ; et c'est de lui dire la vérité.
-Tu penses qu'il te croirait ? ironisa le garçon dans un sourire narquois.
-Lève-toi de mes genoux.
Tsuzuku s'est exécuté en silence, mais il était trop docile pour que cela ne cache quelque chose, et lorsque Tsuzuku est venu coller son front contre celui de Hiroki, ce dernier a vu sur ses lèvres ce sourire inquiétant qui cachait une victoire anonyme.
-Si tu le lui disais, Hiroki, il te prendrait pour un menteur. Tu as déjà presque perdu ta carrière, Hiroki ; tu ne voudrais pas perdre ton filleul en plus de cela, n'est-ce pas ?
-Tu n'es qu'un démon, a soufflé Hiroki du bout des lèvres.
-Au moins je ne mets pas mes crimes sur le compte d'une prétendue volonté de Dieu.
Il allait s'éloigner lorsque la main de Hiroki le retint. C'est calme et posé que Tsuzuku a baissé sur l'homme son regard interrogateur. Une telle sérénité, a pensé Hiroki le cœur battant, ne pouvait pas être celle d'une personne mentalement saine. Au moins, Tsuzuku aurait dû avoir un tout petit peu peur.
Orgueil de celui qui refuse de laisser transparaître ses émotions, ou inconscience totale de celui qui ne peut connaître la crainte, Hiroki l'ignorait mais ce qu'il savait, en cet instant-même, est que la condition humaine de Tsuzuku dût l'amener à se sentir en danger.
Parce que quoi qu'il arrivait, Hiroki avait toujours la force physique d'infliger le plus grand mal à Tsuzuku.
-Toi, Tsuzuku, prononce Hiroki comme son regard le sonde profondément. Tu me détestes... Tu me détestes et pour cette raison, tu devrais souffrir de rester avec moi. Alors, Tsuzuku, ne peux-tu trouver un autre moyen que celui de m'infliger ta présence ?
-C'est parce que je sais ma présence nocive pour vous que je vous l'impose, Hiroki. Bien que je déteste être avec vous, ce désagrément-là n'est rien comparé à la satisfaction de voir votre quotidien pourri par ma présence.
-Alors, il ne te fait rien de souffrir tant que tu peux faire du mal de cette manière, Tsuzuku ?
-Souffrir ? répète Tsuzuku dans un rire lugubre. Mais si ma souffrance peut faire la tienne, Hiroki, alors considère que je suis le plus heureux des masochistes.
-Tu n'as pas pensé que si je te déteste aussi, alors ton sacrifice me rendra satisfaction plutôt que de m'éprouver ?
Tsuzuku ne dit rien, sur le coup. Là, parce qu'il n'est pas certain d'avoir saisi le sens de la question, il toise juste Hiroki comme il l'aurait fait d'un tas de déchets inidentifiables. Avec un mélange de curiosité et de dégoût fasciné.
-Si ton but est vraiment de me faire du mal, insiste Hiroki, alors puisque je te déteste, tu devrais me montrer que tu es capable d'être beaucoup plus heureux que moi.
-Mais tu ne me détestes pas, Hiroki.
La main qui fait mine de l'emprisonner, Tsuzuku s'en libère trop facilement. Elle n'avait aucune force, cette main, et l'espace d'un instant, Tsuzuku s'est demandé comment avait-elle réussi à le retenir.
-Tu n'avais aucune raison de me détester du moins, car moi je n'ai rien fait, et puisque tu ne me détestes pas alors, je n'obtiendrai pas ma vengeance en te montrant que je peux être heureux.
-Mais si je ne te déteste pas, rétorque Hiroki, pourquoi devrais-je souffrir de ta présence ?
-Pas ma présence pour elle-même, imbécile, cracha Tsuzuku. Ce qui te pourrit la vie, ce sont les obligations que je t'inflige, pas ma présence.
-Et qu'en est-il de ma présence pour toi ? s'enquit Hiroki, plus calme que jamais.
-Je la déteste, mais c'est en restant à tes côtés que je peux exercer mon emprise sur toi.
-C'est juste dommage.

Tsuzuku se met à avoir peur, en réalisant. En réalisant qu'il a dormi, pendant une heure ou deux peut-être, sur les genoux de Hiroki. Si seule la culpabilité de Hiroki le poussait à accepter tout ce que lui infligeait Tsuzuku, malgré tout, qu'avait pensé l'homme à le voir ainsi endormi sur ses genoux ? Comme un enfant sur les genoux de son père, exactement comme si ce n'était ni la haine ni la vengeance qui les reliait. Pourquoi est-ce que Tsuzuku s'était endormi sur les genoux de Hiroki, il ne le savait même pas ; juste, alors qu'il la réalisait subitement, la chose lui semblait honteuse et, tandis que Hiroki assis face à lui levait son regard bleu vers le sien, Tsuzuku avait honte.
-C'est juste dommage, Tsuzuku. Toi, alors que tu pourrais me laisser en paix et t'occuper de ta vie, tu préfères te sacrifier dans le seul but de ruiner la mienne. En somme, plutôt que d'essayer de sauver ta personne, tu préfères en tuer deux d'un coup.


Tsuzuku pense que ça n'a aucun sens, ce que dit Hiroki. Ça fait une minute déjà que Tsuzuku a cessé de comprendre quoi que ce soit.
Ça fait une éternité peut-être qu'il comprend juste ce qu'il accepte de comprendre.
-Et ça, Tsuzuku, c'est la chose la plus dommage à laquelle j'ai été confronté.










-Cela doit avoir un rapport avec cette entourloupe.
Petit enfant agité et vif, Uruha trottinait aux côtés d'Atsushi qui marchait à grandes enjambées pour ne pas se faire distancer par le jeune garçon. Agacé, l'homme accélérait au fur et à mesure que le trot d'Uruha se faisait plus rapide, et ce dernier en parallèle se montrait toujours plus empressé.
Ils étaient seuls sous cette allée d'érables qui traversait le parc, et parce que cette intimité apparaissait comme une trop belle opportunité à Uruha pour la gâcher, le garçon sans gêne est venu tenir l'homme par le bras. Ce dernier a continué sa marche, imperturbable.
-Je ne vois pas de quelle entourloupe tu parles.
-Ne faites pas l'innocent, Monsieur Sakurai, rit allégrement le garçon. Vous êtes le complice de votre fils pour avoir fait croire qu'il était mort. Si maintenant, vous dites que Tsuzuku a disparu depuis une semaine, je pense que cela a un rapport avec cette histoire.
-Mon fils n'a pas disparu, rétorqua Atsushi, irritable. Il se fait seulement héberger par... un ami.
-Cela revient au même, Monsieur Sakurai. Vous savez, lorsqu'une jeune personne découche durant tant de jours... cela veut dire qu'elle a des problèmes. Et je ne voudrais pas vous manquer de respect, Monsieur Sakurai, mais votre fils n'aurait peut-être pas eu de problèmes si vous n'aviez pas accepté d'être son complice.

Atsushi n'a pas relevé. Il avait failli, pourtant, mais il eut le sentiment que ses mots allaient dépasser ses pensées et qu'il ne pourrait rien faire pour les rattraper. Alors, Atsushi est demeuré calme, avec sur son visage cette expression de sévérité qui faisait partie de sa nature, et il entraînait à présent le garçon à l'extérieur du parc. Ce fut comme s'ils venaient de franchir la barrière séparant deux mondes parallèles ; tout aussitôt l'agitation citadine de la capitale les entourait. Adieu à notre intimité, a songé Uruha dans une moue chagrine. Le silence d'Atsushi était une torture à laquelle il lui fallait mettre fin inconditionnellement.
-Enfin, je parle de complicité, renchérit le garçon avec véhémence, mais peut-être Tsuzuku est-il le complice et vous, le criminel.
-Je ne vois pas en quoi le fait que mon fils découche signifie que cela ait forcément quelque chose à voir avec ce qu'il... ce que nous avons fait.
-Il a été repéré, il est poursuivi, il est à deux doigts d'être découvert et pour cette raison, il se cache, avança innocemment Uruha.
Atsushi a stoppé net pour plonger son regard noir dans les grands yeux émerveillés du jeune homme. Un émerveillement qui ne prêtait pas du tout aux circonstances et qui eut le don de renforcer l'irritation d'Atsushi, maintenant proche de la colère.
-Tsuzuku m'aurait averti si tel était le cas. Que crois-tu ? Je suis le seul au courant de cette histoire -mis à part toi qui te mêles de tout, bien entendu. Autrement dit, je suis la seule personne en qui Tsuzuku peut avoir confiance, et si mon fils était suspecté par quiconque, alors il n'irait pas se cacher chez un ami car cela ne ferait qu'augmenter les risques de le trahir.
-Si vous vous mettez en colère, Monsieur Sakurai, alors cela veut dire que j'ai raison ?
-Il n'y a de toute façon aucune raison que quelqu'un soupçonne Tsuzuku, petit fouineur, car il n'y a aucune raison pour que quelqu'un sache que mon fils a simulé sa propre mort.
-Ce que vous dites n'a aucun sens, Monsieur Sakurai, car si votre fils a simulé sa propre mort, alors c'est qu'il existe au moins une personne qui devait y croire.

Atsushi a fermé les yeux. La fatigue pesait sur son crâne comme une épée de Damoclès prête à s'abattre. Profitant de ce que l'homme ne pouvait rien voir, Atsuaki s'est hissé sur la pointe des pieds et, lentement, a approché ses lèvres de celles d'Atsushi. Était-ce par peur des remontrances ou du regard que les passants pouvaient lui jeter, Atsuaki s'est résigné à temps et, en lieu de baiser, a posé sa main sur le front de l'homme. Trop chaud. Atsuaki s'en voulut d'avoir accusé Atsushi d'être le coupable. Après tout, que pouvait l'homme face aux agissements absurdes et dangereux de son neveu ?
-C'est vous qui avez raison, Monsieur Sakurai. Je suppose que votre fils éprouve simplement le besoin de passer du temps chez cet... ami.
Atsushi a rouvert les yeux. Il a souri mais il n'y avait aucune conviction dans ce sourire ; Atsushi tant bien que mal tentait de croire les paroles réconfortantes du garçon. D'une caresse dans les cheveux il l'a remercié et, sans plus attendre, a repris le bras du garçon pour reprendre leur marche.
-Atsushi...
À nouveau, il l'appelait par son prénom. Atsushi ne savait s'il devait s'en réjouir ou s'en indigner ; après tout, il n'avait jamais autorisé au garçon pareille familiarité et pourtant, lorsqu'il s'était remis à l'appeler Monsieur Sakurai, l'homme avait eu le pincement au cœur de celui qui croit voir s'éloigner une personne chère.
-Atsushi, vous vous sentez seul, n'est-ce pas ?


Uruha a saisi sa main et Atsushi s'est arrêté. Au milieu des passants, immobiles sur le trottoir, ils étaient deux silhouettes dont les contours détonnaient dans le paysage de béton. Atsuaki s'est hissé sur la pointe des pieds, effrayant Atsushi qui recula instinctivement. Mais il n'y avait eu aucune arrière-pensée en Uruha qui se contenta de poser ses mains sur les épaules de l'homme. Comment de si larges épaules pouvaient-elles sembler écrasées sous un poids invisible ? À quel point ce poids était-il lourd pour que même une telle robustesse ne pût y faire face ? Est-ce que seulement Atsushi avait conscience de la faiblesse qu'il laissait transparaître ? Ou bien la dignité dans son regard était-elle la preuve qu'il refuserait de céder quoi qu'il arrive ? D'abord, contre quoi Atsushi devait-il lutter pour ne pas céder ?
En lui Uruha plongeait des yeux dont la brillance n'avait plus rien à voir avec l'émerveillement ; plus ils scintillaient, ses yeux, plus paradoxalement ils semblaient sombres.
-Il est votre seule famille, Atsushi, et à présent, voilà qu'il fuit sans crier gare pour chercher de la compagnie auprès d'un ami. Dites, Atsushi... à votre place, je me sentirais cruellement seul.
-Pas vraiment, a murmuré l'homme dans un pâle sourire.
-Vous pouvez me le dire, vous savez. Je sais aussi ce que cela fait lorsque ce qui nous sert de famille n'est plus que comme un fantôme.
-Mon fils n'est pas mort, Uruha.
-Mais il vous laisse seul comme s'il l'était.


Non, pense Atsushi. Non. Toi, pour déballer des paroles comme ça, c'est que tu ne sais rien, pas vrai ? La douleur de perdre véritablement un être cher, tu ne l'as jamais connue, n'est-ce pas ? Parce que, Atsuaki, lorsque l'on voit quelqu'un s'éloigner de nous alors, si on l'aime vraiment, on peut tout faire pour le récupérer. Seulement, Atsuaki, tous l'amour et la volonté du monde ne suffiront jamais à ramener un mort. Tu ne peux pas dire ça, toi. Ce n'est pas pareil.
-Il a dix-huit ans, Uruha. Je ne peux pas garder enfermé chez moi un enfant de cet âge qui a besoin de papillonner à travers le monde.
-Le seul fait que vous l'appeliez « enfant » trahit vos véritables sentiments, Atsushi.
« Tu ne comprends pas. » Une personne ne méritait-elle pas le nom d'enfant lorsqu'elle était encore trop fragile pour se prendre en charge ? L'enfant d'un parent ne le restait-il pas toujours même après qu'il ait atteint l'âge mûr ? Un enfant n'était-il pas un être humain ayant besoin de la protection, de l'aide et des conseils de plus forts et plus sages que lui ? Pour toutes ces raisons, Tsuzuku n'était-il pas un enfant, lui qui avait trouvé refuge auprès du seul parent qui lui restait après qu'il ait perdu son père et sa mère ? Tsuzuku... avait besoin de lui. Mais peut-être n'était-ce que jusqu'à ce qu'il ne décide de partir. Car il fallait regarder la réalité en face ; Tsuzuku était parti sans laisser de traces et à présent, Atsushi était incapable de dire s'il comptait revenir un jour. Était-il au moins en sécurité chez cet ami dont Kohara Kazamasa n'avait su donner aucune information ?
-Alors, Atsushi, pour combler cette solitude, pourquoi n'irais-je pas habiter chez vous ?
-C'est absurde, a clamé Atsushi après un long malaise. Atsuaki, que racontes-tu ? Tu ne peux pas sortir de l'hôpital maintenant.
-Vous voulez dire que lorsque tout sera fini, je pourrai vivre chez vous ? s'enquit naïvement le garçon, plein d'espoir.
-Lorsque tout sera fini, Atsuaki, tu retourneras chez tes parents, contra Atsushi avec fermeté. À la fin, est-ce que tu es fou, dis-moi ?
-Pourquoi seule la folie devrait à vos yeux expliquer que je veuille vivre avec vous, Atsushi ?
Uruha était amer. Il avait beau en avoir conscience, ça ne pouvait avoir aucune influence sur l'esprit de l'homme en qui l'impatience menaçait de devenir dangereuse.
-Parce que tu n'es qu'un gamin frivole qui tente de pervertir tout ce qui bouge, Atsuaki, voilà pourquoi ! Que crois-tu que mon fils penserait si je ramenais chez moi un garçon du même âge que lui ?
-Encore faudrait-il que votre prétendu fils soit là pour le voir afin qu'il puisse en penser quoi que ce soit.
-Ce n'est pas comme si mon fils n'allait jamais revenir, petit idiot, grinça Atsushi entre ses dents.
-Avec un salaud comme vous pour père, pourquoi pensez-vous qu'il soit parti, dites ?


Atsushi a retenu le coup à temps. Il avait vraiment cru qu'il allait le faire, pourtant. Mais sa main levée est restée immobile dans les airs avant de s'abaisser, vaincue, et pourtant victorieuse d'elle-même. Uruha n'avait pas cillé en voyant le geste menaçant de l'homme, et il n'eut pas plus de réaction lorsqu'il vit la résignation de celui-ci. Uruha le regardait droit dans les yeux, fier et assuré, même si au bout de ses cils perlaient des larmes.
-Je ne sais pourquoi il a fait cela, Monsieur Sakurai, mais je me dis qu'un garçon qui n'a eu d'autres choix que celui de se faire passer pour mort court un danger duquel le père que vous êtes n'est pas capable de le protéger.
-Rentre à l'hôpital, Atsuaki.
-Vous ne pouvez pas. Nous sommes samedi, et conformément à votre promesse, vous vous devez de me tenir compagnie chaque week-end.
-Je ne veux plus tenir cette promesse. Va-t'en.
-Si vous me laissez rentrer seul et qu'il m'arrive quelque chose en route, Atsushi, alors les conséquences vous retomberont aussitôt dessus. C'est une faute professionnelle, en tant que médecin.
-Et il m'est une faute personnelle que d'avoir pris soin de toi. Uruha, va t'en.


Un papillon est mort juste devant les yeux d'Atsuaki. Lui cachant le regard noir d'Atsushi, deux ailes bleues étaient soudainement apparues devant lui et puis, un battement d'ailes qui le surprit, un second qui l'étourdit et, la seconde d'après, le minuscule corps d'insecte s'écrasait sur le sol. Uruha a baissé les yeux et il a vu une tache floue bleutée au milieu d'un fond gris.
Lorsqu'il a relevé la tête, Uruha ne ressentait plus aucune colère à l'égard d'Atsushi. Juste ce sentiment de vide qui s'est trahi dans son sourire.

« Au revoir ». Il n'a même pas pu articuler ces mots ; là où ses lèvres y mettaient la forme, sa voix n'y mettait pas le fond. Lorsqu'Uruha s'est détourné, il a regretté d'avoir fait passer sur Atsushi une rancœur qui ne devait pas lui être destinée. C'était juste une rancœur détournée de son chemin pour l'empêcher à jamais d'arriver droit à son but. Au final, Uruha s'est dit qu'il n'était rien qu'un lâche, et que peut-être se faire passer pour mort n'était pas la pire des solutions.
-Tes parents sont déjà avertis, Atsuaki. Tu sortiras de l'hôpital la semaine prochaine.
Atsuaki ne s'est pas retourné. Il aurait eu trop honte de les montrer, les sentiments qui s'écoulaient sous forme liquide sur son visage. Pourtant, lorsqu'Uruha a traversé la route et a trébuché sur le trottoir opposé, Atsushi a deviné, alors, que le garçon sans doute n'était plus capable de discerner les contours du monde qui l'entourait. Et parmi tous les mots qu'il lui avait adressés, Atsushi s'est demandé lesquels avaient fait le plus de mal au garçon. Il s'est demandé quelle était l'arme avec laquelle il avait réussi à le blesser. Mais à force de chercher, et à force de ne pas trouver, Atsushi s'est dit que l'arme qui avait blessé le garçon devait exister depuis bien plus longtemps qu'il ne pourrait l'imaginer.







-Mahiro, il n'est plus utile que tu m'attendes ici, tu sais.
Bien sûr, Sugizo s'était exprimé avec cette gentillesse habituelle qui faisait que l'on ne pouvait jamais s'attrister ni se vexer de ses paroles. Toujours parce qu'il semblait le plus désolé lorsqu'il croyait blesser quelqu'un, lui en vouloir était chose impossible. Dans la nuit, la forme recroquevillée sur le banc a esquissé un mouvement.
-Pour Mahiro, ce n'est plus utile, professeur. Mais pour moi, cela pourrait l'être.


Il s'est levé et l'ombre indistincte en avançant a défini ses contours dans la nuit. Reconnaissant ce visage à travers les éclairages lointains des lampadaires, Sugizo a souri.
-Je suis désolé, Kohara. J'ai cru que...
-Vous semblez fatigué, professeur. Je crois avoir mal choisi mon moment pour vous parler.
Sur ces mots, Shou s'inclina bassement et, dans un timide salut de la main à l'attention de Sugizo, il s'éloigna. Il s'y attendait au fond de lui, bien sûr, mais entendre la voix de l'homme l'a fait frissonner.
-Si tu as besoin d'aide, Kohara, je suis ton professeur quoi qu'il arrive, tu sais.
Shou a fait volte-face. Est-ce que Sugizo était capable de voir son sourire dans l'obscurité ? Il ne l'espérait pas et remerciait le ciel de tourner le dos à la seule source de lumière de cette rue.
-Je voulais votre avis, professeur, concernant la relation que peuvent entretenir un adolescent et un adulte.
Sugizo a blêmi. Aussitôt l'innocence apparente du garçon lui est apparue comme la malice cachée derrière le masque de l'ignorance et de la candeur. Une naïveté que Shou voulait laisser voir mais qui n'existait pas dans cette âme qui savait déjà trop de choses. Il s'est senti acculé, Sugizo, en danger comme s'il était l'agneau face au loup qui avait pris son apparence.
-Je n'ai pas... Kohara, en ce qui concerne ces rumeurs qui circulent sur moi...
-Vous avez été renvoyé de votre ancien lycée parce que l'on vous a vu embrasser un élève, professeur. Je sais cela. Mais pour ma part, vous n'avez pas à vous inquiéter ; je ne pense pas que vous soyez celui qui a fait le premier pas.
-Il n'est pourtant pas rationnel de le penser, a ri Sugizo, trahissant son malaise.
-Vous voulez dire que c'est vous qui avez volé un baiser à ce garçon ?
-Non ! Il m'a sauté dessus, je n'ai pas eu le temps de le repousser lorsque quelqu'un...
-Vous vouliez dire que lorsqu'une telle histoire se produit, le coupa Shou avec assurance, est qu'en général, la faute revient à l'adulte qui a forcé une jeune âme sans défense à combler ses désirs.
À cette affirmation qui le troubla de par sa formule, Sugizo a hoché la tête. Il le pensait, oui, il savait avoir raison même, et pourtant, cette fois-là, il avait été la victime. Même s'il n'était pas juste de dire qu'Uruha avait pu être coupable. Ce qui est une faute grave de la part d'un adulte ne l'est pas d'un adolescent ; et à ce baiser que Sugizo n'avait pas désiré, il avait donné l'excuse d'un élan d'amour que la jeunesse insouciante et provocatrice n'avait pas réprimé.
-Cette question... commença Sugizo, hésitant. Pourquoi me la poses-tu ?
-Je ne le sais pas, professeur, avoua Shou avec une pointe de honte. Je veux dire... J'ignore pourquoi est-ce à vous que je la pose. Je sais simplement que j'ai besoin d'avoir une réponse.
-Kazamasa.

Il ne l'appelait plus « Kohara ». Et lorsque Sugizo s'est approché, même si Shou était un peu plus grand que lui, il s'est mis à ressentir de la peur qu'il voulait être irrationnelle. Irrationnelle, elle l'était sans nul doute, malgré l'étrange froideur dans la main qui se posa sur l'épaule nue de l'adolescent.
-Y aurait-il un professeur qui... Toi, Kazamasa, te ferait-il croire que...
-Cela n'a rien à voir avec moi, professeur.
Amer, Shou a délicatement repoussé cette main sagement sur lui posée et, dans la nuit, ses yeux ont fait voir des étoiles.
-Ou plutôt, si, cela a quelque chose à voir avec moi, professeur. Mon meilleur ami... Mon meilleur ami est amoureux d'un homme qui, j'en ai peur, profiterait de cet amour pour l'avoir dans ses filets.
C'est comme si un courant électrique était passé entre leurs deux regards. L'électricité a pénétré à l'intérieur du cerveau de Sugizo et l'illumination se fit, brutale, idée qui affola les battements de cœur jusqu'ici si calmes de l'homme.
-Kazamasa, ton meilleur ami, c'est...
-Je ne sais pas quoi penser, professeur.
Il pleurait presque, Shou. C'est du moins ce que laissait transparaître sa voix, et Sugihara Yasuhiro devina alors que seule la pudeur ou la honte interdisait le garçon de se laisser aller à ses émotions.
-Alors, prononça Sugizo la gorge sèche, la raison pour laquelle Tsuzuku est absent depuis une semaine, Kazamasa, c'est parce que...
-Est-ce que c'est un viol ?
Sugizo a reculé d'un pas. Dans son esprit sont apparues les images d'une scène qu'il espérait n'être que le fruit de son imagination.
-C'en est un assurément, Kazamasa, si Tsuzuku n'est pas consentant...
-Mais le problème est qu'il l'est, professeur ! s'étrangla Shou au bord de la crise de nerfs. Je vous dis qu'il est amoureux de lui, professeur ! Tsuzuku est celui qui a fait le premier pas, et parce qu'il en a toujours rêvé, à présent si cet homme compte profiter de lui alors, il n'a qu'à lui faire miroiter des rêves à coups de belles paroles pour que...
-L'on ne peut peut-être juridiquement pas appeler cela un viol, Kazamasa, mais dans le fond, qu'est-ce, sinon un esprit puissant qui manipule un esprit plus faible pour en tirer profit ? Je te crois lorsque tu dis que Tsuzuku a fait le premier pas et pourtant, si cet homme-là ne raconte que mensonges à ton ami pour l'avoir, alors c'est de la manipulation. Tsuzuku croit sans doute que cet homme l'aime, mais s'il savait la vérité, crois-tu qu'il serait consentant ?
-Vous avez raison, professeur, seulement... Seulement, j'ignore même si cet homme raconte des mensonges à Tsuzuku. Ce qu'il se passe entre eux, professeur, je n'en ai pas la moindre idée, mais tout ce que je sais est qu'il l'aime et qu'à présent, Tsuzuku ne peut plus quitter cet homme.

Sugizo a laissé un long soupir s'évader dans le plus profond silence. Levant les yeux au ciel, il n'y a vu qu'une absence d'étoiles, avant d'en trouver en replongeant son regard dans les yeux larmoyants du garçon.
-S'il n'y a pas eu d'acte forcé, Kazamasa, alors nous ne pouvons malheureusement rien faire. Seulement... Si tu en as la possibilité alors, tu devrais essayer de faire parler Tsuzuku pour en savoir plus. Même s'il y avait une relation consentie entre eux, dans la mesure où Tsuzuku est mineur et influençable de par l'amour qu'il ressent envers cet homme, il pourrait y avoir une manipulation de la part de...
-Il n'est pas envisageable qu'il l'aime réellement, n'est-ce pas ?


Silence. Sur le coup, Sugizo n'avait pas compris le sens réel de la question. Ou plutôt la réponse lui semblait-elle si évidente qu'il a d'ores et déjà décrété que la question n'avait nulle raison d'être.
-Cet homme... continue Shou d'une voix éraillée. Il a vingt ans de plus que lui, professeur... Pour cette raison, est-il certain qu'il ne peut pas l'aimer sincèrement ?
Ah... Les sources du désespoir pouvaient être si nombreuses. Des infinités de rivières qui se jetaient dans une seule et même mer. Une mer dans laquelle certains se noyaient dans l'agonie, une mer dans laquelle d'autres mêlaient l'alcool pour s'y noyer sans le réaliser.
En entendant les mots de Shou, en percevant les tremblements de sa voix, Sugizo avait instinctivement ressenti alors que le désespoir de Shou était nourri par un nombre indéfini de sources. Et que sa crainte apparente, si logique et si légitime, en cachait bien d'autres dont il aurait voulu connaître la nature.
Sugizo voyait, dans le regard trop humide du garçon, qu'il le suppliait. Comme s'il attendait de l'homme une réponse qui pourrait lui être salvatrice, sinon une réponse qui finirait de le condamner.
Et c'est cette dernière réponse qui devait pousser Shou dans les abysses de la mer.
-Non, Kazamasa, murmure Sugizo du bout des lèvres. Ce ne peut pas être de l'amour.
Dans le fond, Shou le savait déjà. Mais il avait misé ses derniers espoirs en Sugizo parce que Sugizo, c'était lui l'adulte, et qu'il l'avait jugé plus à même de répondre aux questions portant sur les possibles sentiments d'une personne de son âge. Au moins, a pensé Kazamasa, il était sincère. Au moins, Sugizo ne pouvait pas jouer avec les sentiments d'un adolescent si l'un d'eux venait à tomber éperdument amoureux de lui. Après tout, c'était la raison pour laquelle Sugihara Yasuhiro avait repoussé le jeune homme qui lui avait volé un baiser.
Alors oui, Sugizo était honnête, et ne cherchait pas à mentir à une âme naïve. Il ne cherchait pas à se mentir à lui-même non plus. Du moins était-ce ce que Shou pensait à ce moment-là, mais à la vérité et à l'honnêteté qui valaient mieux que tout, il existait au moins un inconvénient. C'est que parfois la vérité et l'honnêteté ne laissent plus aucun espoir.


Shou a oublié de lui dire au revoir. Alors qu'il tournait les talons, tournant par-là même le dos à l'homme décontenancé, Shou avait en cet instant-même oublié jusqu'à la présence de celui que, une minute plus tôt à peine, il avait rêvé de tenir dans ses bras.

 









Quand Miyavi a vu débarquer sur son seuil un adolescent bon à ramasser à la petite cuillère, il n'a rien dit. Sous sa veste noire ouverte, sa chemise blanche était déchirée et sur ses souliers de cuir noirs, des traces de souillure que Miyavi devinait organiques. Il y avait la chemise entrouverte laissant apparaître un bout de poitrine, une cravate dénouée, des cheveux en bataille, et un regard si vitreux qu'il eût été plus facile de lire dans celui d'un mort. Il a essayé de parler, ce garçon aux cheveux noirs embroussaillés, mais il y avait dans sa bouche une balle de caoutchouc invisible qui réduisait ses mots à l'état de sons étouffés. Il a regardé derrière lui, Miyavi, car la peur de voir ses parents arriver était grande. Mais parce que la pièce demeurait vide et silencieuse, il s'est approché de ce mort-vivant à peine reconnaissable et, sans un mot, a placé son bras autour de sa taille.
Une fois qu'ils furent arrivés dans sa chambre, après qu'ils aient surmonté le calvaire des marches d'escalier, Aoi s'est laissé effondrer comme une loque sur le lit défait de Miyavi. Miyavi en qui la colère menait une dure bataille contre l'inquiétude.
-Il est deux heures du matin, tu sais.
-J'ai pas pu finir la soirée.
Joyama avait les yeux fermés et, sur son visage, le fard noir de ses paupières détonnait. Mal à l'aise, Miyavi s'est assis sur le rebord de ce lit qui, en cet instant, n'était plus vraiment le sien.
-Tu es dans un état lamentable, Aoi. À la fin, je vais finir par me faire des idées...
-C'est... sa faute, Miyavi, tu sais, tout est toujours de sa faute...
-Encore cette histoire, a soufflé Miyavi, las. Tu veux dire que Tsuzuku est venu te voir sur ton lieu de travail ? C'est ridicule ; comment saurait-il que tu es un...
-Je veux parler de Tsukasa.
Miyavi hausse les épaules. Il aurait dû s'y attendre, après tout. Tsukasa, ou celui qui suivait Aoi comme son ombre, là-même où l'ombre d'Aoi n'osait plus se montrer. Là où il ne devait pas être vu.
-Ce garçon, Mizuki... susurrait Aoi pour qui parler demandait un effort mental surhumain. Tu ne peux pas imaginer combien il boit. Lui... On dirait qu'il cherche à le ruiner ? Il cherche à ruiner Tsukasa. Est-ce que tu crois... qu'il couche avec lui en échange de ce genre de divertissements ?
-Je me fiche de ce que fait Mizuki ou non, rétorqua Miyavi dans un coup de pied contre le lit. Viens-en aux faits, une bonne fois pour toutes.
-Des Champain Call... Il leur a fait faire deux Champain Call, Miyavi. Alors, tu sais, forcément, je n'avais plus toute ma tête... Je crois... que Tsukasa en a profité.
-Que veux-tu dire ? s'enquit Miyavi qui se voyait déjà possédé par le pire des scénarios.


Comme Joyama demeurait aussi muet qu'inerte, le garçon s'est laissé tomber à genoux et a saisi la main froide de son camarade qu'il se mit à secouer avec violence.
-Réponds-moi, Joyama ! L'ordure, ne me dis pas qu'il t'a...
-Provoqué... gémit Aoi qui luttait contre le sommeil. Je ne suis plus moi-même... Lorsque je bois je perds ma lucidité, Miyavi, et Tsukasa, lui, il m'a provoqué... Alors tu sais, j'ai lutté contre moi-même, j'ai essayé de me raisonner et de garder mon sang-froid mais lui, tu vois, il continuait toujours, se moquant ouvertement de moi, m'accusant d'avoir tout fait il y a deux ans pour que Tsuzuku me fasse cette cicatrice. Il a dit que j'avais rendu Tsuzuku fou de colère dans le seul but de pouvoir l'accuser de sa violence, Miyavi, mais ce n'est pas vrai, je n'ai rien fait de tout ça... Alors, tu vois, en entendant Tsukasa décharger sur moi toutes ces accusations mauvaises et injustes... J'ai perdu le contrôle, Miyavi, alors...
-N'en dis pas plus.
De toute façon, Miyavi devinait la suite. Il devinait aussi que Joyama devait faire appel à ses dernières forces pour rassembler ses idées et s'exprimer, et Miyavi sentait l'épuisement du garçon tel qu'il ne craignait de le voir perdre sa conscience d'un instant à l'autre. Il s'est relevé, Miyavi, laissant entendre à Joyama des bruits de pas s'éloignant, et lorsqu'il est revenu, le garçon ivre-mort a senti quelque chose d'humide et froid sur son front. À côté de lui, la présence de Miyavi était comme le fantôme revenant d'un être que l'on avait jadis aimé. Il y avait quelque chose de naturellement effrayant et pourtant, c'est comme si le présent ne pouvait plus le menacer du moindre danger. Comme si cette présence était la seule à pouvoir le protéger.
-Tu l'as attaqué, Joyama, et ils t'ont renvoyé.
La voix de Miyavi n'était qu'un souffle. Une brise infime de printemps dans un paysage intérieur gelé par l'hiver.
-Il l'a fait exprès... Miyavi, c'est absurde, mais je suis certain que depuis le début, Tsukasa avait prévu de me rendre ivre pour me faire perdre mon sang-froid. Depuis le début... il voulait me faire renvoyer.
-Et tu croyais que j'allais lui en vouloir ?


Il y a un papillon de nuit qui brûle ses ailes sur l'ampoule blafarde. Aoi cligne des paupières et la tache blanchâtre reste collée à ses rétines ; il se frotte les yeux, essaie de s'en défaire mais la lumière dans ses yeux noirs a gagné son emprise. Résigné, Joyama garde les yeux ouverts sur cette source de lumière artificielle. Ça lui rappelle les néons lugubres clignotant dans la nuit des lueurs qui n'ont aucune chaleur.
-Je ne sais si Tsukasa a voulu que cela arrive, Joyama. Ce que je sais est que si tel s'avérait être le cas, alors j'irais de moi-même le remercier.
-Pourquoi ? Pourquoi, alors que j'ai fait cela dans le désir de venir en aide à Mahiro ?
-Tu sais très bien que tu te mens en prétendant cela.
Aoi ne dit rien. Il pense qu'il n'a pas besoin de défense ; il est innocent. Il est innocent, oui, sinon, Miyavi aurait eu l'air en colère pourtant, il n'avait ressenti dans sa voix qu'un fond de tristesse.
-Tu ne l'aurais jamais fait si Mahiro n'avait pas été là pour t'en donner l'excuse, c'est vrai, concéda Miyavi. Mais avoue-le, Joyama. Avoue-le, que tu pensais que ce sale travail te permettrait de rencontrer tant d'hommes qu'ils pourraient cacher l'image de Shou dans ton esprit.
-Mais, Aoi, tu le sais, non ? Que mille personnes sans valeur ne peuvent rien contre une seule qui a tout notre amour.
Joyama tourne le dos à Miyavi. Le bras tendu vers un invisible qu'il semble vouloir obtenir, il a fermé les yeux pour cacher à sa conscience le monde qui l'entourait.
-Pour ta gouverne, fit la voix étouffée de Joyama, je n'ai jamais couché avec l'un d'entre eux.
-Oh, non, a soufflé Miyavi. Tu ne l'as pas pu puisque malgré tous tes efforts, c'est lui et lui seul que tu continues à vouloir.
-Et il y a quelque chose de mal à ça ?
-Ce garçon ne mérite pas ton amour.
-C'est parce qu'il le mérite qu'il l'a.
-Ce garçon continue de préférer ce salaud à toi, Joyama ; alors qu'il sait ce qu'il t'a fait, malgré tout Shou garde continuellement le regard tourné vers Tsuzuku.
-C'est à Tsuzuku que revient la faute, Miyavi. Shou... Il a été trompé.
-C'est toi qu'il trompe s'il parvient à te le faire croire.
Joyama se dit que Miyavi est trop honnête. Qu'il ne supporte pas le mensonge, ni celui que l'on fait aux autres, ni celui que l'on fait à soi-même. La vérité, peut-être est-ce ce à quoi Miyavi tenait le plus et pour cette raison, il ne pardonnait pas à Shou de voir en Tsuzuku quelqu'un qu'il fallait aimer, quand à côté de cela, l'amour que lui portait Aoi n'était que du vent.
-Miyavi...
-Oui.
Miyavi se penche, et au-dessus de lui Joyama voit un visage au milieu duquel brillent deux perles noires. Deux bijoux polis et scintillants de reflets humides, comme s'ils avaient été trempés dans l'eau.
Une main posée sur sa poitrine, Joyama semble dormir, dormir d'un sommeil éveillé dans lequel il est capable de voir des rêves. Ses prunelles immobiles se voilent d'un calme proche de la torpeur.
-Tsuzuku... susurre Aoi du bout des lèvres. Tsuzuku, puisqu'il cachait si bien son jeu jusqu'à maintenant, pourquoi a-t-il révélé seulement maintenant qui il est ?








Finalement, il l'avait fait. Ou plutôt il n'avait pas pu ne pas le faire. L'accepter.
Lorsqu'Atsushi avait couru à travers la maison en robe de chambre, le corps trempé et laissant derrière lui des traces de pas humides, lorsqu'il a ouvert la porte avec brusquerie, le cœur battant, s'attendant à voir Tsuzuku, lorsqu'il a vu devant lui le visage défait et coupable d'Uruha, lorsque la déception a creusé un vide dans sa poitrine, lorsque l'amertume a failli mêler des gouttes salées aux gouttes d'eau qui ruisselaient sur son visage, Atsushi n'avait pu rien faire.

Il s'attendait à voir Tsuzuku, oui ; et surtout, plus que de l'attendre, il l'avait espéré, d'un espoir dont la puissance s'alliait à la violence. Mais l'euphorie qui l'avait possédé pour un instant s'était écrasée au sol et, avançant d'un pas sur le seuil, Uruha avait fini de la piétiner. Alors, en silence, Atsushi s'était écarté.
C'est comme ça que, pour la première fois de sa vie, Takeshima Atsuaki pénétrait dans la maison d'un homme dont il n'avait jamais connu que le docteur.



Ils n'avaient pas vraiment discuté. À chaque geste qu'effectuait Uruha, à chaque seconde qui prolongeait son silence, une question apparaissait dans l'esprit d'Atsushi qui sentait alors ses lèvres brûler. Mais là où les doutes, les mystères et les inquiétudes pouvaient naître, c'était aussi là qu'ils n'avaient pas le droit de se montrer ; et plus Uruha provoquait de questions en Atsushi, plus celui-ci sentait qu'il ne fallait pas les poser. Qu'il n'y aurait pas répondu, qu'il les aurait évitées, qu'il se serait mis en colère, ou bien, pire encore, qu'il aurait menti. Atsushi n'a rien demandé et si au fond de lui, Takeshima Atsuaki trouvait cela étrange, sinon presque vexant, il devait admettre qu'il éprouvait un fort soulagement à cette absence totale de curiosité -en apparence.
Il n'avait pas posé de questions non plus, Uruha, pas même de simples questions de politesse : cherchant la salle de bains du regard, il s'y dirigea pour s'y enfermer sans en avoir obtenu aucune permission. Avachi sur son canapé, attendant il ne savait trop quoi, une boule au ventre, Atsushi avait entendu l'eau couler avec violence durant peut-être une demi-heure, peut-être une heure.
Atsushi a ouvert les yeux au moment où il entendit le verrou de la porte émettre un choc métallique.
Il ne revenait pas qu'il ait pu s'être endormi à un moment pareil, tandis que l'angoisse avait trouvé son nid au milieu de ses entrailles. Voyant le garçon sortir, vêtu des mêmes vêtements avec lesquels il était entré, Atsushi avait saisi son visage entre ses mains, noyant ses doigts dans ses cheveux mouillés avant de saisir une serviette de bain pour les frotter énergiquement. Durant tout ce temps où Atsushi s'acharnait à essuyer sa chevelure, Uruha gardait levés sur lui des yeux ronds qui semblaient vouloir lui communiquer mille choses. À la fin, comme pris soudain de fatigue, Atsushi avait laissé tomber la serviette et, reculant d'un pas, dévisageait le garçon. Il avait le visage si pâle, Uruha, que l'homme dans le raisonnement absurde de sa panique avait cru pouvoir lire en filigrane de cette peau si claire des mots que le garçon s'empêchait de prononcer. Mais s'il y avait mots à lire à travers ses traits, alors ils étaient dans une langue à laquelle l'homme était étranger et, résigné, Atsushi a laissé passer un soupir.
D'un vague geste de la main il avait désigné une porte à Atsuaki, et sans comprendre le jeune homme avait regardé, avant de reposer des yeux interrogateurs sur Atsushi.
-C'est la chambre de Tsuzuku. Puisqu'elle est libre, je suppose que tu peux la prendre.
-Je veux dormir avec vous.
À ce moment-là, Atsushi s'était souvenu d'une chose. Et il avait pensé, avec le sentiment d'avoir été acculé, qu'il n'était pas prudent de laisser Uruha dormir seul. Ou plutôt, il n'était pas prudent de le laisser dormir seul dans cette chambre-là. Alors, même si Atsushi n'avait en réalité pas le choix, il a répondu comme s'il avait choisi de son plein gré :
-C'est d'accord, Atsuaki. Tu peux dormir avec moi.

Uruha a hoché la tête d'un air entendu, comme si au lieu d'une faveur, il ne recevait là que son dû et, d'instinct, il s'est dirigé vers cette porte fermée derrière laquelle se cachait la chambre d'Atsushi.
D'un geste brusque il a défait les draps et s'est laissé effondrer sur le lit, exactement comme s'il effectuait ces gestes en ces lieux chaque jour de sa vie ; sans gêne ni pudeur. Il s'est étalé sur le ventre et les mèches éparpillées de ses cheveux humides ont à moitié dissimulé son visage.
-Je pourrais... te prêter un pyjama, a hésité Atsushi.
Mais il n'y eut pas de réponse. Atsuaki s'est contenté de tourner la tête pour poser sa joue contre sa main et déjà, c'est comme si le garçon dormait profondément. Alors, parce qu'il n'y avait plus rien à faire, Atsushi a plongé la pièce dans l'obscurité et bientôt, Uruha put sentir une présence humaine se faire une place à ses côtés. Il s'était écoulé quelques minutes durant lesquelles l'esprit de l'adolescent s'était enfoncé dans des abysses avant qu'une voix grave ne vienne l'extirper.
-Dis-moi au moins comment as-tu fait.
-Je suis allé chercher une décharge au secrétariat et puis, j'ai fait semblant d'aller vous voir dans votre bureau. J'ai imité votre signature, celles de mes parents, et je suis parti.
Incroyable, comme Atsushi se sentait calme. Lui qui, quelques minutes plus tôt à peine, s'acharnait sur la chevelure du garçon pour apaiser ses nerfs, voilà qu'à présent, alors qu'il reposait les mains sagement reliées sur son ventre, il sentait sa poitrine se soulever à rythme régulier. Du fœtus d'angoisse qui avait pris vie à l'intérieur de son corps ne restait pas même le fantôme du souvenir.
-Mais tu y retourneras lundi, Uruha. Ce sera la dernière semaine. Lundi, tu y retourneras.
-Si j'y retourne, s'il vous plaît, ne me laissez pas en partir.
Atsushi ne le sait pas, mais le garçon était déjà à moitié endormi en lâchant ces mots. Peut-être une conscience plus éveillée l'eût-elle empêché de passer du stade des pensées à celui des mots. Peut-être une conscience plus éveillée dût-elle lui dire plus de choses sinon. Lorsqu'il a senti le corps robuste se mouvoir à côté de lui, Uruha a entrouvert les yeux sur du noir.
-Je ne veux pas retourner chez mes parents.










« Je viens de faire un rêve. Dans ce rêve, tu étais là sans être là.
Dans ce rêve, tu étais déjà un souvenir. »
Lorsque Tsuzuku s'est réveillé, il n'avait qu'une seule idée en tête. Comme si les yeux ouverts, son esprit gardait le fil des pensées qui avaient nourri ses rêves, Tsuzuku s'est levé d'aplomb, vif et énergique comme si ce n'était pas vrai qu'il venait de sortir de dix heures plongé dans un abyssal sommeil.
Il s'est habillé en hâte, négligeant même de refermer la braguette de son jean , laissant le col de sa chemise léopard entrouvert et pourtant, une fois qu'il fut devant le vaste miroir de la salle de bains, il consacra du temps et un soin extrême à appliquer sur son visage la poudre qui sublimera sa peau, sur ses lèvres le rouge qui diabolisera ses sourires, angélisera ses grimaces. Le noir sur ses paupières finit de parfaire le tout, deux mines de charbon au milieu desquelles rutilaient deux saphirs qui donnaient envie à quiconque les voyait de les captiver pour mieux les voler.
Lissant ses longs cheveux de jais, il a laissé deux mèches tomber sur sa poitrine et, satisfait du reflet dans lequel il croyait voir la concentration de lui-même, Tsuzuku a quitté la pièce.


Depuis sa chambre, Hiroki a entendu une porte claquer avec violence et, tout aussitôt, des pas menaçants qui se rapprochaient. La porte s'est ouverte avec brusquerie et c'est ahuri que Hiroki a vu avancer jusqu'à son lit le garçon que, sur le coup, il eut peine à reconnaître.
-Tsuzuku, balbutia Hiroki comme il se redressait, laissant apparaître sa poitrine nue. À cette heure-ci, qu'est-ce que tu...
-Je vais au lycée.
La nouvelle a plongé dans l'embarras Hiroki dans l'esprit duquel mille questions se pressaient, se bousculaient, mais dans leur amassement se coinçaient, de sorte que nulle d'entre elles ne put se frayer un passage à travers la foule pour franchir le seuil de ses lèvres. Tsuzuku allait au lycée : quand avait-il pris cette décision qui lui paraissait si brusque ? Et surtout, cela signifiait-il que le jeune homme décidait de mettre fin à son séjour imposé chez lui ou bien comptait-il continuer à habiter chez Hiroki jusqu'à ce qu'un nouveau coup de tête ne l'en fasse subitement décider autrement ?
-Rester indéfiniment chez toi, Hiroki, je ne le veux plus. Ou plutôt, je ne peux me le permettre. À l'heure où je te parle... ton filleul se fait beaucoup d'idées, n'est-ce pas ?
-Je croyais pourtant que cela t'importait peu, ironisa Hiroki qui reprenait ses esprits.
-Cela pourrait m'être indifférent, grinça Tsuzuku entre ses dents qui, au milieu de ses lèvres fatalement rouges, semblaient trop blanches. Mais je te signale que ton filleul n'est plus mon ami et qu'il pourrait divulguer à mon sujet certaines rumeurs.

La respiration de Tsuzuku était sifflante. Immobile au milieu de la pièce, il fixait de ses yeux taillés dans la glace Hiroki avec une menace dont l'homme ne comprenait pas la nature. Il voyait le danger ruminer en Tsuzuku et pourtant, de ce danger dont il ne pouvait déceler les contours, Hiroki n'eut la moindre crainte. Peut-être parce qu'il avait senti, au fond de lui, que le regard de Tsuzuku, au-delà de la menace qu'il semblait transmettre, contenait en lui une attente mêlée d'appréhension. Comme si en venant ici, Tsuzuku avait eu un autre but que celui seul d'informer l'homme de son départ.
Mais si quelque chose de l'homme Tsuzuku attendait, alors Hiroki jamais ne saurait ce que c'était.
-Si tu t'inquiètes à propos de rumeurs... Tsuzuku, tu sais, Shou a dit à ton oncle que tu logeais seulement chez un ami.
À la mention d'Atsushi, le visage de Tsuzuku s'est assombri. Grisaille passagère qui disparut aussi vite qu'elle était arrivée et, lorsque le visage de Tsuzuku reprit ses airs peu avenants, Hiroki crut avoir rêvé.
-Alors... je n'essaie pas de te retenir, bien sûr, parce qu'il est important que tu te rendes en cours mais, Tsuzuku, je ne crois pas que Kazamasa pourrait un jour...

Hiroki a senti une matière tendre, légèrement humide aussi, recouvrir ses lèvres et, bientôt, il sentit que quelque chose de poisseux s'était déposé. Il a gardé les yeux écarquillés, trop frappé pour réagir, sur ce visage tout contre le sien qui gardait ses paupières fardées de noir closes, exactement comme si dans cet échange impromptu il pouvait goûter un plaisir auquel Hiroki était étranger.
« Qu'est-ce que je dois faire ? »
Hiroki ne l'a pas repoussé. Il ne lui rendait pas son baiser non plus. Juste, il aurait voulu que cet instant ne fût pas réel et, s'il l'était, Seigneur ayez pitié, alors qu'il ne signifie rien. Rien de plus que le sens que l'on pouvait aisément lui porter si l'on connaissait le goût de la provocation pure et simple de Tsuzuku, le goût qu'il avait de montrer sa domination à ceux qui paraissaient plus forts que lui.
« Que dois-je faire ? Hiroki, imbécile, pourquoi perdre ton temps à te poser la question quand tu connais la réponse ? »
Les mains fermes de Hiroki sur la poitrine de Tsuzuku, d'abord inoffensives, bientôt elles repoussèrent le garçon avec une énergie surprenante. Plus abasourdi que coléreux, l'adolescent a fixé l'homme. Et encore maintenant, la respiration sifflante qui passait entre ses lèvres dont il avait goûté la texture poisseuse du maquillage, la tendresse de la chair, laissait croire que, pour Tsuzuku, respirer était devenu une tâche pénible.
-Un affectueux et candide baiser d'adieu, n'est-ce pas ? scanda Hiroki. Tsuzuku, je n'y croirai pas une seule seconde. Tu imaginais qu'un simple baiser, aussi impétueux et inattendu soit-il, pouvait me déstabiliser ?
-De baiser d'adieu il n'y aurait pu avoir, rétorqua le garçon avec tranchant, car d'adieu il n'y aura pas tant que je ne l'aurai ainsi décidé, Hiroki. Ne l'oublie pas ; jusqu'à ce que je n'aie plus besoin de toi, tu seras ma marionnette.
-Sais-tu au moins ce qui déterminera le moment où tu n'auras plus besoin de moi, Tsuzuku ?


C'était comme s'il le mettait au défi. Comme s'il lui faisait savoir que Tsuzuku ne savait rien de ce qu'il faisait et que, tôt ou tard, ce sera lui qui lâchera prise. Comme si depuis le début, la machination et la domination de Tsuzuku n'étaient qu'une mauvaise plaisanterie pour laquelle le garçon serait le premier à cesser de rire. Mais Hiroki ne savait pas, non. Il n'avait pas tort pourtant. En songeant que Tsuzuku ignorait ce qui déterminerait le moment où il pourrait jeter Hiroki comme un torchon usagé, il n'avait pas vraiment tort. Malgré tout Hiroki ignorait une chose.
C'était que depuis le début, les intentions de Tsuzuku étaient nettes et infaillibles. Depuis le début, Tsuzuku savait parfaitement ce qu'il faisait et qu'il était décidé à continuer à le faire, même si devait venir un jour où cela cesse. Jusqu'à ce qu'il n'en ait plus besoin, oui, Tsuzuku le ferait. Qu'importe le temps que ça devrait prendre.
-De toute façon, tu as déjà annulé ton contrat, Hiroki. Tu resteras bien à Tokyo encore quelques temps, n'est-ce pas ?
La question n'en était pas une : Tsuzuku avait déjà sa propre réponse et il n'attendait pas de confirmation. Si jamais désaccord il devait exister entre eux alors, il ne faisait pas de doute que Tsuzuku trouverait le moyen par la force d'y mettre un terme. Non, Hiroki ne s'en irait pas de Tokyo. Pas tant que le garçon voudra encore l'avoir sous son emprise.
-Alors, ne crois pas que j'en ai fini avec toi.
 


Malgré tout, Hiroki n'avait pas peur. Et bien qu'il était le premier à s'en surprendre, il n'avait pourtant pas peur de ce garçon contre lequel il ne voulait ni ne pouvait exercer la moindre défense. Une rébellion envers Tsuzuku ? C'était impensable ; un geste mal placé de la part de Hiroki, et aussitôt les rumeurs quant à la mort du père du garçon feraient la une des médias. Mais il y avait autre chose, aussi. Par-delà la peur qu'il avait de voir sa réputation détruite, Hiroki en connaissait une autre, plus grande, mais aussi plus sombre et plus profonde, si bien qu'il était presque impossible de la distinguer dans les abysses de son âme. Ce que Hiroki savait simplement d'instinct alors était que cette peur n'existait non pas à cause de Tsuzuku, mais pour Tsuzuku.

Hiroki avait peur pour Tsuzuku, oui. Si la chose paraissait absurde, elle n'en était pas moins réelle. Comme si inconsciemment, l'homme savait que se rebeller contre Tsuzuku reviendrait aussi à le détruire, lui. Et détruire Tsuzuku, bien qu'il ne lui était pas attaché, Hiroki ne le voulait pas.
-Passe une bonne journée, Tsuzuku.
Et c'était tout. Une formule de politesse des plus banales qui, alors qu'elle pouvait être considérée comme un souhait chaleureux, pouvait n'être aussi qu'une façon détournée de signifier au garçon qu'il était temps pour lui de partir. C'est ce que décida de faire Tsuzuku sans se formaliser alors : partir.
-Toi aussi, Hiroki.
Le garçon était parti depuis dix minutes déjà, et cela faisait dix minutes que Hiroki gardait la plante des pieds collée au carrelage de la salle de bains. Immobile devant son reflet, l'homme observait comme il observerait le fantôme d'un être cher la trace rouge que Tsuzuku avait laissée sur ses lèvres.

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