Flash-Black - Chapitre 2

Juliet

-Il paraît qu'il est mort.
Tsuzuku s'est raidi sur sa chaise, le souffle coupé. Une bombe s'est écrasée sur son esprit et alors, le monde vaste et luxuriant qui occupait son intérieur ne fut plus qu'un champ dévasté et stérile. La désolation d'une terre brûlée jusque dans ses racines.
La bombe. Lorsque Tsuzuku s'est retourné, il a fait face au visage d'un jeune homme qui lui souriait. C'était un sourire qui n'en était pas vraiment un, à vrai dire, car il était aussi sombre que ces deux yeux noirs qui l'observaient.
Deux pierres précieuses faites d'une matière noire puisée au cœur même de la terre du Pandemonium. Puisée au cœur même de l'esprit de Tsuzuku, en somme. Ces yeux noirs, c'étaient le reflet d'un monde qui était devenu le sien à l'instant même où Tsuzuku avait entendu cette voix prononcer les mots. Les mots qui avaient obstrué le passage de l'air dans sa gorge.
-Pardon ? articule Tsuzuku d'une voix enrouée.
-Comment as-tu su que c'est à toi que je m'adressais ?

Derrière son bureau, l'autre semble jubiler. C'est bizarre, songe Tsuzuku. Il ne se souvenait pas avoir vu ce garçon le jour où, faisant son entrée fracassante dans la salle de classe, ils étaient tous venus s'attrouper autour de lui comme des fidèles autour d'un Messie.
L'autre, sans cesser de le dévisager avec ce sourire en coin qui semble dissimuler un secret, passe sa main dans ses cheveux noirs de jais. Décidément, tout est noir chez lui, de la pointe des cheveux jusqu'à la pointe des chaussures. Son pantalon, ses chaussettes, sa chemise, le débardeur sous sa chemise, sa cravate, ses piercings. Tsuzuku fait le compte de ses piercings : un à l'oreille droite, trois à l'oreille gauche, un à la narine gauche, et un à la lèvre. Un total de six piercings, tous noirs. Tout était noir chez lui, oui, mais sur les doigts de cette main qu'il enfonçait dans la masse d'encre de ses cheveux, l'argent régnait en maître. Pas un seul doigt n'était libre de bagues d'argent, à l'effigie de croix, de têtes de morts, de dragon ou autres créatures mythiques, qui scintillaient sur sa main comme les reflets de l'eau claire sous un soleil éclatant.
Tsuzuku a dévisagé, circonspect, cet être dont il ne parvenait à se rappeler le visage.
-J'en ai sept.
De plain pied dans la réalité. Tsuzuku sursaute.
-Pardon ?
-J'en ai sept, répète l'autre en riant. Des piercings. J'en ai un au nombril aussi, tu veux voir ?

Et là-dessus le jeune homme de commencer à soulever sa chemise d'un geste nonchalant, exactement comme si se déshabiller en plein milieu d'une salle de classe devant l'un de ses camarades était un acte des plus naturels. Dans sa panique, Tsuzuku a saisi son poignet. Son geste brusquement stoppé, l'autre a levé sur lui un regard curieux.
-Cela ira, s'empressa de dire Tsuzuku. Cela ira...
L'autre a eu un sourire radieux. Aussi radieux que ce ciel de juillet qu'il frôlait presque, comme si ce jeune homme mystérieux était en train de sourire à son plus cher ami.
-Alors, dis, s'enquit le jeune homme avec entrain, comment l'as-tu su ? Que je m'adressais à toi, dis, comment l'as-tu su ?
-Je n'ai rien su du tout, protesta Tsuzuku qui commençait à trouver étrange le comportement de l'individu. Le fait est que je t'ai entendu dire ça, et spontanément, je me suis retourné, voilà tout.
-Alors... Tu ne veux pas savoir qui est mort ?
-Bien sûr que si, maugréa Tsuzuku. C'est pour te le demander que je me suis retourné.
-Je croyais pourtant que c'était évident.

Des rides d'intrigue se creusent sur le front de Tsuzuku. Son regard sonde, mais il ne voit rien. Les yeux de l'individu sont d'un noir opaque, un noir épais, lourd et impénétrable. Ils sont si noirs, ses yeux, qu'il semble même qu'aucune lumière ne peut s'y installer. Que ce garçon ressentît de la surprise, une simple joie ou un bonheur intense, cela donnait l'impression de ne jamais pouvoir être vu dans ses yeux. Hermétiques, voilà ce qu'ils semblaient être, et ce qu'ils étaient sans doute. Alors, a pensé Tsuzuku, ça expliquait son sourire. Un sourire démesuré qui peut-être était là pour compenser l'absence d'émotions qui ne pouvaient s'exprimer à travers ses yeux.
-Le garçon qui partageait ta chambre d'hôpital. Il paraît qu'il est mort.

Tsuzuku était pâle de nature. Pourtant, là, sa pâleur n'avait plus rien de naturel, sa pâleur était blafarde, et lorsque Tsuzuku a trouvé la force de prononcer un mot, c'était comme si ces quelques secondes écoulées étaient des siècles d'une existence bordée d'orties et bardée d'obstacles.
-Non... murmure-t-il comme il secoue la tête dans une frénésie désespérée. Non, il n'est pas mort.
Le sourire de l'autre est une tache de lumière aveuglante, gênante et brûlante au milieu d'un tableau de ténèbres.
-Eh, Tsuzuku, articule l'autre qui ne se défait de ce sourire. S'il est mort, alors, cela veut dire que tu n'es qu'un meurtrier.
 
Mais que restait-il donc à dévaster dans ce champ déjà désolé de toute vie même infime ? Même le vent de solitude qui soufflait sur ces terres mortes n'était que pollution et poison, un gaz narcotique qui ne promettait jamais que l'on ne s'en réveille.
Il ne restait rien à détruire, non, mais cette terre brûlée en deux s'est scindée et, dans un gouffre sans fond, Tsuzuku s'est senti basculer.
-Parce que tu t'étais retourné sur moi, je pensais que tu étais au courant, prononce l'autre comme il semble inquiet de sa réaction. 
-Non, s'étrangle Tsuzuku, et sa main autour du poignet du garçon se resserre. Je pensais que tu parlais de... Enfin, je n'aurais jamais imaginé que... Il n'est pas mort, ce n'est pas vrai !
-Mais j'ai entendu dire qu'il l'était, Tsuzuku. En somme, tu n'es qu'un criminel.
Et comme s'il n'y avait jamais eu la moindre force dans cette main qui le retenait prisonnier, l'individu dans un brusque mouvement s'est libéré de son emprise. Ignorant alors les regards de ses camarades sur lui tournés, il s'est redressé comme il fusillait Tsuzuku du regard.
-Toi, salaud...
-Si ce garçon était mort, Aoi, alors le criminel ne serait personne d'autre que moi.


Aoi ?
Tsuzuku a écarquillé les yeux sur celui qu'une voix avait appelé Aoi. Pourquoi ? Pourquoi ce nom porteur de tant d'onirisme, évocateur d'un vaste ciel sans fin et libéré du chagrin des nuages d'automne sur un être aussi sombre ? Pourquoi ? Pourquoi le bleu d'un Paradis éternel était le nom d'un garçon qui semblait n'exister qu'en noir ?
Le dénommé Aoi observait avec patience celui qui lui avait adressé la parole. Lorsque Tsuzuku s'est enfin extirpé de sa torpeur pour suivre son regard, quelle ne fut pas sa surprise lorsque ses yeux ont atterri droit sur Kohara Kazamasa. Shou s'était redressé et, souverain dans sa sérénité, s'avançait vers Aoi. Lorsqu'ils ne se trouvèrent plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre, Shou a étiré un sourire.
-Mais comme d'habitude, tu ne peux t'empêcher de semer le désordre là où règne l'ordre, n'est-ce pas, Aoi ? Il ne te suffit pas que Tsuzuku ait subi ce sort affreux ; il te faut en plus le pourrir d'une culpabilité qui n'a aucune raison d'être.
-Calme-toi, Shou, rit Aoi dont les dents blanches parfaitement alignées étaient des perles de nacre détonnant dans la suprématie du noir. Je plaisantais, dis, je plaisantais, d'accord ?
-Je ne prends pas pour une plaisanterie la délectation de faire souffrir une personne, Aoi. Et si cela devait te faire rire alors, je penserais que tu n'es qu'une ordure. Tsuzuku... Ne fais pas imaginer à Tsuzuku qu'il est un criminel.
-Mais, n'empêche, si ce gars a eu cet accident, c'est bien sa faute, non ?
-J'étais celui qui conduisait, Aoi.
Aoi baisse les yeux. C'était un semblant de victoire aussi éphémère que son humeur était changeante. Lorsqu'Aoi a relevé les yeux, il ne semblait plus s'amuser du tout.
-Eh bien, Shou, la prochaine fois, ne te loupe pas, d'accord ? La prochaine fois que tu provoques un accident, fais en sorte de le tuer.

Alors que Aoi avait déserté la pièce depuis plus d'une minute déjà, Shou était encore debout au milieu de chacun, figé. Si scandale il y avait eu, il ne laissait derrière lui aucune trace dans cette pièce enveloppée par le silence, étouffée par lui.
-Bien sûr, j'étais heureux, tu sais. Mais dans le fond, c'était à cause de ce genre de choses que j'avais peur que tu reviennes.
Tsuzuku a tourné la tête. Comme les larmes brouillaient sa vue, il n'a pas pu distinguer le visage de celui qui, semblait-il, venait à lui de s'adresser.
 
 
 
 


 
 
-Je te dis que tu n'as pas de raisons de te mettre dans cet état.
Tsuzuku n'a pas répondu. Essuyant d'un revers de manche son visage couvert d'humidités, il avait abandonné cette assurance et cette majesté avec lesquelles il se déplaçait toujours pour retrouver son visage d'enfant. Un enfant qui ne savait rien du monde et qui avait cette ardente envie, mais la peur profonde aussi, de le connaître. Oui, a pensé Shou alors qu'il le regardait. C'était bien un mélange d'envie et de peur qui se lisait dans les yeux de son ami. Shou a levé les yeux au ciel. Il y avait un sourire tendre sur ses lèvres, mais gentiment taquin, comme il semblait dire « idiot, ne t'en fais pas pour ça ».
Il s'est baissé pour venir délicatement saisir les mains de son ami. Celui-ci, hébété, semblait ne pas comprendre la nature d'un tel geste. Alors qu'il levait son visage rajeuni par la candeur et les larmes déboussolées, un pétale de fleur de cerisier est venu dans un lent et gracieux voltige se poser sur son front. Mais Tsuzuku avait les mains enveloppées dans celles de Kazamasa, et Kazamasa avait ses mains autour de celles du jeune homme, et aucun d'eux n'a mis fin à ce contact pour ôter cette touche de rose pastel incongrue sur le front pâle du garçon.
-Tu sais bien que tu ne dois jamais écouter Joyama, Tsuzuku.
-Joyama ? répéta celui-ci sans comprendre.
-Mais oui, idiot. Je te parle de Joyama : est-ce que tu suis l'histoire, celle-là même qui est la tienne ?
Shou riait, se moquant gentiment de son ami visiblement perdu, mais au fond de lui, une pointe d'inquiétude naissait qui piquait sa conscience. Shou s'est agenouillé pour mieux faire face au jeune homme assis sous l'ombre paisible du cerisier.
-Excuse-moi, balbutia Tsuzuku, confus, mais qui est Joyama ?
Des striures ont brisé l'harmonie lisse et blanche du front de Shou. À travers ses yeux étrécis, ses prunelles scintillantes ont observé ce visage qu'il vit soudainement alors pâle, si pâle... Bien plus qu'il ne l'était au naturel encore.
-Tsuzuku ? Tu es sûr que tout va bien ?
-Bien sûr, pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?
Elle avait été anéantie d'un seul coup, la joie qu'il avait ressentie comme infinie et qui n'avait jamais quitté Shou depuis ce jour où on lui avait dit que Tsuzuku était vivant. Que valait-elle à présent, cette joie ? Quelle nature avait-elle eu pour disparaître avec autant de violence qu'elle était apparue ? 
Pourquoi ? Pourquoi alors que, bien qu'il l'avait réprimée par peur de se faire envahissant et pesant, pourquoi est-ce qu'elle devait s'en aller comme ça ? Pourquoi le laisser tomber sans un mot, sans laisser une trace, tandis qu'il l'avait chérie de ton son être ?

Et sans cligner des yeux Shou observait Tsuzuku, et plus il le voyait, moins il le reconnaissait.
-Tsuzuku, tu plaisantes, n'est-ce pas ?
Tsuzuku voyait bien que c'était du chagrin qui gommait les traits du visage de Shou pour les retracer. Il le voyait clair comme de l'eau de roche, ce chagrin sombre comme sa mémoire, et pourtant Tsuzuku a dû surmonter ses remords pour prononcer :
-Je suis désolé. Je ne vois pas de qui tu parles.
Lâchées, les mains de Tsuzuku se sont laissées tomber. Elles ont atterri sur ses genoux, imprégnées de l'odeur corporelle de Shou, privées de leurs forces. Dans la poitrine de Tsuzuku, il y a eu une agitation.
-Ishihara...
-Pardon ?


Tsuzuku a tendu la main ; lui l'a repoussée avec violence. Trop choqué pour seulement réagir, Tsuzuku a vu la personne entière de Shou changer entièrement de nature. L'aura d'amitié tendre et de chaleur qui l'habillait pour tous les lieux où il se rendait, elle n'existait plus que dans un souvenir. Un souvenir qui était presque le présent et que pourtant, Tsuzuku ne pouvait plus saisir.
-Ishihara ! 
Et dans ce hurlement déchiré qu'avaient provoqué la détresse, la panique, la rancœur, la désolation, le désespoir, la terreur, la déréliction, et tant de choses peut-être encore dont Tsuzuku ne percevait que de pâles ombres, Shou s'était mis à courir. Fuyant à travers cette foule d'élèves dispersés dans la cour, ignorant les regards curieux, surpris, craintifs ou dédaigneux, Shou courait encore et encore, courait aveuglé, aveuglément, et sa voix déchirait sa gorge pour ne prononcer qu'un seul et même nom.
« Ishihara. »
 
 
 


 
 

-Tu ne dois pas lui en vouloir. Il a toujours été jaloux de toi.
-Pardon ?
-Mais oui. Tu sais bien, ce mec, il n'a jamais pu te voir en peinture. Cela ne date pas d'hier et ne changera pas demain. À moins de changer complètement d'identité et de subir une greffe du visage, je crois qu'il te détestera toujours.
-Pardon, de qui parles-tu ?
-Eh, Tsuzuku, tu dors ? Je te parle d'Aoi. 
-Je... Aoi, il s'agit bien de ce garçon qui m'a accusé d'avoir tué...
-Oui, oui. Alors, comme ça, c'est vrai dis. C'est vrai ce que Shou m'a raconté. Toi... Tu es devenu amnésique.
-Je suis désolé. 
-Tu avais dû t'en rendre compte plus tôt, non ? Les médecins, ils ont bien dû te le dire, aussi.
-Pas vraiment...
-Ce n'est pas possible. Tu veux dire qu'il a fallu que Shou réalise que tu ne te souvenais pas de Suguru Joyama pour que tu l'apprennes ?
-Je ne sais pas... Tout est si confus.
-Lorsque tu es revenu, Tsuzuku, te souvenais-tu de chacun de nous ?
-Non ! Enfin, un peu, mais...
-Et mon nom, Tsuzuku, tu te souviens de mon nom ?
-... Ishihara ?
-Cela, tu le sais parce que Shou a hurlé ce nom devant toi. Mais mon nom complet ?
-Je suis désolé...
-Takamasa. Je suis Ishihara Takamasa, mais tu peux faire comme tout le monde et m'appeler Miyavi. Enfin, je veux dire que tu n'as qu'à faire comme tu faisais avant. Tu ne te souviens peut-être pas de moi, mais nous n'en sommes pas moins amis, alors...
-Je suis désolé...
-Ne t'excuse pas. Bien, c'est vrai que ça m'a fait un choc d'apprendre ça... Toi, perdre la mémoire ? Il faut avouer que c'est le comble de l'ironie. Pire, c'est un humour noir de mauvais goût. Perdre la mémoire, elle qui était ta plus grande arme, ton plus solide bouclier...
-Je n'ai quand même pas tout oublié, bougonna Tsuzuku, agacé.
-Mais tu ne sais plus pourquoi Aoi te hait à ce point, n'est-ce pas ? renchérit Takamasa comme il pointait son index sur le bout du nez du garçon. Eh, avoue-le ! Tu ne t'en souviens pas.
-Non... Non, se vit-il forcé d'admettre malgré lui, mais de toute façon...
-Ne t'énerve pas, je blague ! Eh, Tsuzuku, je blague... En réalité, tu n'as jamais su la raison pour laquelle Aoi te déteste.
-Alors dis-la-moi. Ce garçon... Il n'avait pas le droit de m'accuser de la sorte.
-Je ne peux pas t'aider, tu sais. Pourquoi Joyama te déteste ? Je serais bien en peine de te le dire, et tout le monde le serait. Joyama te déteste, point. C'est tout ce qu'il y a à savoir.
-Mais enfin, il en a forcément une raison, non ?
-Peut-être. Sans doute, oui. Haïr quelqu'un sans raison me paraît improbable. Mais cette raison, si tu veux la connaître, alors il te faudra la lui soutirer.
-Très peu pour moi, merci. J'ai pensé... J'ai pensé que peut-être, je lui avais fait quelque chose de mal avant mon accident...
-Ce n'est pas le cas, enfin. Joyama, il te déteste depuis notre premier jour au lycée. Cela fait déjà deux ans... Il t'a haï au moment même où il t'a vu pour la première fois. Personnellement, je pense qu'il est jaloux de toi.
-De moi ? Mais pourquoi ?
-Que veux-tu que j'en sache ? répondit Miyavi dans un haussement d'épaules. Sans doute parce que dans cette classe, tu es le plus beau.


Il devait n'y avoir aucune honte à prononcer ces mots alors, car à cette déclaration Miyavi n'en ressentait visiblement aucune, comme s'il n'avait tout simplement fait que déclarer une évidence que chacun savait déjà. Désarçonné, Tsuzuku a contemplé avec un mélange de curiosité et d'admiration ce garçon qui se tenait debout devant lui, droit et fier, les bras croisés sur sa poitrine. Et les yeux de Tsuzuku se sont ternis lorsqu'il a songé, morose, qu'il n'était certainement pas le plus beau dans cette classe.
Cette pensée se renforça plus encore lorsque Miyavi se pencha pour venir coller son visage au sien.
-Eh, si ça t'inquiète, tu n'as qu'à aller le voir.
Décontenancé par cette promiscuité qu'il jugeait familière venant d'un ami dont il ne se souvenait plus, Tsuzuku a mis un temps avant de rassembler ses idées. Repoussant délicatement le jeune homme qui l'affublait d'un sourire rayonnant, il secoua la tête.
-Hors de question. Je n'ai aucune envie de m'expliquer avec ce pédant de la raison de sa haine.
-Je ne te parle pas d'Aoi, mais de ce garçon.
-Excuse-moi... de qui parles-tu ?
-De celui qu'il t'a accusé d'avoir tué, pardi.

« Mais, je ne veux pas, moi. Je ne veux pas, et d'ailleurs, je ne le peux pas. » Ce sont les mots qui ont traversé la conscience de Tsuzuku sans franchir ses lèvres. Et alors que sur son visage se peignait une détresse qui le rendait vulnérable, Miyavi l'a saisi par la main.
-Pour vérifier, dis. Tu n'as qu'à aller le voir, pour vérifier qu'il n'est pas mort. Ce garçon qui partageait ta chambre d'hôpital, il est vivant, et cela est une chose dont je suis sûr. Pour toujours Joyama tentera de t'atteindre par le cœur pour te déstabiliser.
-Non, attends, Takamasa, lâche-moi...
-Allez, viens, je te dis. Je t'accompagne, si tu as peur.
-Non, attends ! Takamasa, nous ne pouvons pas partir du lycée comme ça...
-Qu'est-ce que tu racontes, enfin ? Tu étais le premier à entraîner les autres pour sécher les cours, maugréa Miyavi qui tentait de l'entraîner avec insistance.
-Quoi ?! Je n'ai jamais fait une chose pareille, je suis... Non ! Je ne veux pas y aller !
-Quoi ? C'est parce que tu as peur qu'il ne te reproche de l'avoir percuté ?! Voyons, Tsuzuku, tout le monde sait que Shou est le responsable de cet accident. Si ce garçon se montre assez mufle pour ne pas le comprendre, je serai là pour le lui expliquer. Viens.
-Miyavi, je t'en prie... Attends... Non, Miyavi, écoute-moi, tu ne dois pas... Mais lâche-moi... Lâche-moi, te dis-je, qu'est-ce qui te prend, je... Miyavi, lâche-moi !

C'était de la violence pure, et elle seule. Puisant sa force dans sa nature, elle a propulsé en avant Miyavi qui, le souffle coupé, s'étala sur le sol. S'appuyant sur ses paumes égratignées, Miyavi a levé un visage effaré vers celui qui n'avait jamais frappé quiconque auparavant. Et il n'y avait rien, non. Rien que Miyavi ait pu déceler qui ne ressemblât à du regret, ni même à de la surprise. De la violence ? Non, ce n'était pas elle. La violence n'était que le fruit de ce qui l'avait provoquée, et ce qui l'avait provoquée, c'était la haine et elle seule. Surplombant Miyavi, la rage de Tsuzuku rutilait, flammes infernales régnant sur la terre brûlée de son Pandemonium intérieur.
-J'ignore si tu es mon ami ou non, Takamasa Ishihara, mais laisse-moi te dire que si tu veux le devenir ou le rester, alors jamais, plus jamais tu entends, tu ne devras faire une chose pareille.


C'était une haine contre laquelle Miyavi n'a rien pu faire. Parce que cette haine-là, il ne l'avait jamais connue, non, cette haine-là surtout, jamais il n'avait imaginé un jour pouvoir la voir venir de Tsuzuku.
Par-devers lui Miyavi s'est demandé si la perte de mémoire avait été la seule séquelle qui restait de son accident. Lorsque Miyavi s'est redressé, ses yeux n'ont pas quitté le sol pour ne pas voir ce regard qui hurlait toute son aversion. Pour ne pas que soit vu son visage, caché derrière ses longues mèches noires tombantes, empli de déréliction. Peut-être, oui, peut-être que ne pas se souvenir d'une amitié était une chose, déjà triste en soi. Mais il y avait pire encore que d'oublier une amitié.
Et c'était agir avec une personne d'ores et déjà
comme si elle était notre pire ennemie.
Dans les conduits auditifs de Miyavi, la voix de Tsuzuku a crissé.
-Ce garçon, mort ou non... Je ne dois plus jamais le revoir.
 
 
 
 
 


 
-Tu comprends maintenant ? Cette personne... Il n'y a rien de bon à la fréquenter.
Plus que tout, c'était irritant. Cette arrogance, et cette jubilation qui se montrait ostensiblement, provocatrice, fière et lâche ; lâche, oui, parce qu'elle attaquait en sachant qu'aucune arme ne pourrait être retournée contre elle, elle plantait sa lame fine et envenimée dans le dos des autres. Meurtrière.
Miyavi a avalé la frustration de cette haine en lui qu'il ne pouvait laisser échapper, et le goût, atrocement amer, a défiguré son visage dans une grimace irrépressible.
Il avait préparé le coup, pourtant. Il avait pressenti la vilénie, la fourberie qui l'attendait, la malice qui l'attentait, et toute la sournoiserie du monde concentrée en une seule et même personne. Aoi a les yeux noirs, pense Miyavi. Il a les yeux noirs et c'est de cette couleur qu'il voit le monde, de cette couleur qu'il voit les humains. Aoi a les yeux noirs et son Paradis à lui n'est pas bleu. Aoi a les yeux noirs, le reflet de son cœur et de son âme. Miyavi a fait volte-face. Tout son être s'était figé dans une tension palpable, et lorsqu'il a vu en face le visage inhérent à la voix qui l'avait mis dans cet état, il a cru qu'il ne se contiendrait plus.
-Va-t'en. Monstre.


Il avait vu, Miyavi. Deux heures plus tôt, tandis qu'il se trouvait le corps debout, et le cœur à terre, Miyavi avait vu. Il avait suivi Tsuzuku du regard, Tsuzuku qui s'en était allé sur ces mots que Miyavi n'avait pas compris, et alors, le regard de Miyavi avait atterri dessus. Sur Aoi. Au fond de la cour, la silhouette noire se tenait immobile, tournée vers lui. Bien sûr, de là où il était, Miyavi ne pouvait pas vraiment voir. Mais le ciel noir qu'il a senti gronder au-dessus de sa tête à ce moment-là, il avait pensé
que c'était les yeux de Suguru Joyama qui l'observaient.
Il avait vu la scène. La violence inexpliquée de Tsuzuku, Joyama l'avait vue et alors, Miyavi avait su que Aoi-le-Noir ferait de la violence de l'un et de la souffrance d'un autre sa propre gloire.
Ainsi Takamasa Ishihara s'était attendu à ce que Joyama ne l'attende à la sortie des cours. C'est pour cette raison qu'à la seconde même où la sonnerie stridente à marqué son coup d'éclat, Miyavi s'était précipité dans les toilettes et avait attendu là, caché. Jusqu'au moment où il avait supposé qu'Aoi, ne le voyant pas sortir, se serait lassé et s'en serait allé.
Mais Miyavi s'était trompé. Une heure encore après la sonnerie de fin des cours, Aoi était là, devant l'enceinte du bâtiment, qui lui souriait. Exactement comme s'il n'y avait aucune animosité dans son cœur.
-Ne me traite pas de monstre. Le monstre, c'est lui. Sais-tu au moins seulement la raison pour laquelle Saegami Tsuzuku t'a frappé ? 
-Parce qu'il évident que toi qui épies là même où il n'y a rien à voir, qui écoutes là où il n'y a rien à entendre, tu le sais, rétorqua Miyavi.
-Détrompe-toi, dit-il comme son sourire en coin trahissait son exultation intérieure. La raison pour laquelle Tsuzuku t'a frappé, je l'ignore. Ou plutôt dirais-je qu'elle n'existe pas.
-Et comme toujours, celui qui sait le moins parle le plus.
-Ce garçon est laid. Tout le monde se pavane devant lui, à déifier sa beauté comme l'œuvre suprême d'une main divine, mais la vérité est que Tsuzuku est laid. Et si sa beauté extérieure vous paraît si merveilleuse, c'est parce que sa lumière doit vous aveugler pour vous empêcher de voir sa laideur intérieure.
-Je comprends mieux pourquoi tu le hais à ce point, ironisa Miyavi. Je suppose qu'en matière de tromperie et de manipulation, Tsuzuku t'est alors un sacré rival.
-Et tu fais allusion à quelque chose en particulier, en parlant de tromperie ?
-Ce que tu as voulu faire croire à Tsuzuku ce matin était odieux. Vouloir le meurtrir de culpabilité pour une faute qu'il n'a pas commise...
-Il aurait pu la commettre.
-Comment peux-tu à ce point haïr et discréditer une personne que tu n'as jamais voulu apprendre à connaître ?
-La nature de Tsuzuku est le mensonge et la violence. Le coup qu'il t'a porté tout à l'heure sans raison en est la preuve.
-Tsuzuku a été fragilisé par l'épreuve qu'il a traversée. Il ne s'en est pas sorti sans séquelles, et cette violence n'est que le fruit de ses propres douleurs. Tsuzuku a agi sans réfléchir.
-Je pense plutôt que le choc qu'il a subi au crâne a enfin réveillé sa vraie nature, celle qu'il endormait à coups de somnifères mentaux depuis le début. 
-En revanche, le coup que je te porterai endormira la tienne, de nature, menaça Miyavi.
Et il s'avançait, Miyavi, guidé par la colère, encouragé par le mépris, et plus il s'approchait, plus la jubilation d'Aoi faisait grandir dans ses yeux noirs un éclat de la même couleur.
-Ne peux-tu pas simplement te rendre à l'évidence ? Tsuzuku a oublié qui vous êtes. Pour cette raison, il pense n'avoir aucune raison de se dissimuler devant vous.
-Je suppose que si tu l'as su, c'est que tu n'étais pas loin.

Miyavi crachait ses mots comme un dragon crache ses flammes. Il voulait le tuer, oui, l'anéantir sur place et pourtant, Joyama Suguru se tenait là debout, devant lui, plus fier et imposant que jamais.
-Si j'ai deviné que cette ordure avait tout oublié, Ishihara, c'est parce que jadis, jamais Tsuzuku n'aurait perdu la face devant moi. 
-Je ne connais aucun instant dans la vie de Tsuzuku où il ait perdu la face, encore moins contre un pauvre mégalomane en mal de reconnaissance et...
-Et que fais-tu de sa faiblesse au moment même où je lui ai dit qu'il l'avait tué ?
-N'importe qui aurait été déstabilisé de s'entendre accusé à tort d'une chose aussi horrible ! Que penses-tu que ça lui ait fait, imbécile ? Sur le coup, Tsuzuku a vraiment cru que ce garçon était mort ; comment aurais-tu réagi à sa place ?
-Tsuzuku a passé le plus clair de son temps dans le coma : il a à peine eu le temps, à son réveil, de faire la connaissance de son camarade de chambre, rétorqua sèchement Aoi. Alors, laisse-moi te dire, Miyavi, qu'à la place de Tsuzuku, je n'aurais eu aucune réaction. La mort d'un mec que je connais à peine ? Que veux-tu que ça me fasse, Miyavi ? Rien. Cette nouvelle ne m'aurait fait ni chaud ni froid, à moins que je ne sache être la cause de cette mort.
Aoi a porté les mains à son visage. 
Il s'était laissé tomber genoux à terre et, lorsqu'il a écarté ses mains, a coulé à flots cette pluie rouge qui a éclaboussé le sol d'un feu d'artifice sanguinaire. Les doigts de Miyavi sur sa nuque, il s'est raidi. La voix de Miyavi au creux de son oreille, il a frissonné.
-Il n'y aura qu'une seule personne responsable de la mort d'un autre parmi nous, Aoi. Et cette personne, ce sera moi.
 
 
 
 
 


 
 

-Comme le renard à neuf queues, je vis neuf fois. Autant de fois que je mourrai, je ressusciterai, et ce jusqu'à ce que sur moi la fatalité ne s'abatte et que la mort ne me batte.
Atsushi a plongé son visage dans ses mains. Lassitude. C'était elle et elle seule qui creusait son front, vieillissait son visage de rides profondes. Cette fatigue lasse et désenchantée faisait d'Atsushi un homme dont les épaules pourtant à la carrure si solide avaient supporté un poids de vie en réalité bien trop lourd pour elles. Larges, ses épaules, et bien bâties, mais en réalité, si on les avait crues en marbre, elles étaient en cristal. Ses mains se sont glissées jusqu'à l'encre noire de ses cheveux, se cachant sous les mèches embroussaillées. Ses yeux libérés de toute gêne capillaire, Atsushi a plongé un regard lourd de sens sur son interlocuteur. Un soupir a échappé à sa volonté qu'il a regretté aussitôt.
-De quoi parles-tu ?
-Je ne m'avouerai pas vaincu, rétorqua Tsuzuku. Que Dieu le veuille ou non, je serai celui qui mettrai hors de ma route tous ceux qui tenteront d'y poser des obstacles.
-Et tu parles de quelqu'un en particulier, en disant ça ?
-Un dénommé Suguru Joyama... Eh bien, à ce qu'il paraît, ce mec est mon pire ennemi.
-Pourquoi cela ? s'étonna Atsushi qui s'aviva brusquement. Honnêtement, j'ai du mal à croire que tu aies pu te faire un quelconque ennemi, toi... Enfin je veux dire...
Atsushi s'est stoppé net. Juste devant ses yeux, la main tendue de Tsuzuku réclamait avec autorité le silence. Sous le bureau qui le séparait de son oncle, Tsuzuku a tapé d'un pied nerveux.
-Le fait est que personne ne semble savoir pourquoi est-ce que ce garçon me hait, pesta-t-il avec âpreté. Joyama Suguru... Ne pas savoir est vraiment gênant. Ce garçon pourrait me poser des problèmes, tu comprends ; il pourrait ternir ma réputation. 
-Mais, balbutia Atsushi, il ne peut y avoir d'animosité entre vous sans raison, n'est-ce pas ?
Poussant un soupir d'exaspération, Tsuzuku a levé les yeux au ciel. L'impatience électrisait ses nerfs que le courant animait d'une volonté propre.
-Justement, mon oncle, s'impatienta-t-il. Ce qui s'est passé entre lui et moi, je l'ignore. Mais j'ai besoin de savoir contre qui je me bats pour connaître les faiblesses de mon adversaire. Que je sois en tort ou que lui le soit, je ne le sais pas, et je ne sais pour cette raison si j'ai besoin d'une arme pour l'attaquer ou d'un bouclier pour me défendre. Seulement...


Tsuzuku plisse les yeux. Il renverse la tête en arrière, ses lèvres se tordent, sa mâchoire se crispe ; se montrent des dents si blanches qu'à travers elles, Atsushi voit en minuscule se démultiplier son reflet. Lorsque Tsuzuku redresse la tête, il découvre avec surprise le visage de son oncle sur lui penché. Atsushi s'est renfoncé dans son siège, penaud.
-Il y a quelque chose qui me gêne, reprit Tsuzuku avec prudence. Ce garçon qui dit être mon ami... Comment dit-il s'appeler, déjà ? Miyavi. J'ai oublié son véritable nom, mais Miyavi, ainsi se fait-il appeler... Bien, il m'a dit que Joyama Suguru me hait depuis le premier jour de notre rencontre.
-Je vois, répondit Atsushi qui croisa les bras sur sa poitrine. Ce genre de haine, bien qu'irrationnelle, n'est malheureusement pas si rare. Tout comme le coup de foudre qui nous emplit de passion pour une personne dont l'on ne sait rien, il peut nous suffire de croiser un inconnu pour la première fois pour le maudire. Tu n'y peux rien, tu sais.
-Au contraire. Je pense qu'il s'est passé quelque chose entre... entre nous.
-Mais tu disais que selon les autres, la haine que ce Joyama te porte n'est pas fondée.
-Pour ce qu'ils en savent, mon oncle. Mais après tout, eux, que sont-ils supposés savoir ? Si vraiment il s'est passé quelque chose entre ce garçon et moi alors, qui d'autre cela regarde-t-il ? Non, mon Oncle. Il s'est passé quelque chose. Mais cette chose, je le crois, est un secret. Un secret que je me serais évertué à garder par le passé.
-Et si tel était le cas, Tsuzuku, moi, que viens-je faire là-dedans ?
 
Et si les yeux de Tsuzuku étaient aussi bleus que le nom d'Aoi, le regard de Tsuzuku était aussi noir que la personne entière de Joyama Suguru. Sans comprendre ce qui avait provoqué en lui une telle animosité, Atsushi Sakurai s'est renfoncé dans son siège, blême.
-Je voulais savoir, tonton... Je me disais... que peut-être il... Peut-être t'avais-je déjà parlé de Suguru Joyama avant. 
Ah, Tsuzuku. Si neuf vies Tsuzuku avait, alors Tsuzuku très vite disparaîtrait de ce monde. Car sous les yeux impuissants d'Atsushi venait de mourir Saegami Tsuzuku. Car si ce n'était pas la mort, qui, ou quoi d'autre venait donc de prendre ce jeune homme un instant plus tôt figé dans la glace de sa rancœur pour laisser place à un Tsuzuku nouveau-né ? Nouveau-né, oui, parce que si son apparence laissait penser qu'il avait le même âge, si rien n'avait changé vu de l'extérieur, malgré tout Tsuzuku avait complètement laissé tomber cette barrière de glace pour dévoiler ce qui s'y cachait derrière.
Et ce qui s'y cachait, ce n'était rien d'autre qu'une terreur sans fond. Les yeux de Tsuzuku scintillent de mille éclats argentés et pourtant, c'est l'ombre qui a causé cette lumière. Dans sa poitrine, le cœur d'Atsushi se serre, et ses bras naturellement se desserrent comme pour laisser la libre voie jusqu'à lui.
-Si tu sais quelque chose sur Suguru Joyama, mon oncle, dis-le-moi.
Mais Atsushi ne savait pas. Désolé, il était désolé. Ça se lisait si bien sur son visage immobile que Tsuzuku n'avait plus besoin d'une réponse articulée.
-Je n'ai jamais entendu parler de Joyama Suguru avant aujourd'hui, Tsuzuku.
-Je t'en supplie, insista le jeune homme que sa voix rauque trahissait.
Atsushi s'est senti blessé jusqu'en son âme face à cet être que le chagrin avait transformé -à moins, pensa-t-il tristement, que le chagrin, sans transformer quoi que ce fût, n'avait fait que se dévoiler.
-Je suis désolé, je... Pourquoi le saurais-je après tout ? Tu devrais être le premier à le savoir.
-Réfléchis bien, mon oncle ! Peut-être que ce Joyama Suguru, peut-être qu'il... Peut-être que je t'en ai jadis déjà parlé.
-Et pourquoi, dis ? Pourquoi en aurais-tu parlé à moi, Tsuzuku ?
-Et pourquoi est-ce que personne ne dirait jamais rien, à toi ?


Atsushi n'a pas pu répondre. Elle était juste là, pourtant. Elle était même partout. Elle était dans sa mémoire, elle était sur sa langue, au bord de ses lèvres, dans ses yeux, dans son cœur, jusque dans le sang qui coulait dans ses veines ; elle était dans l'atmosphère qui les enveloppait même. La réponse.
Et pourtant, Atsushi ne pouvait pas la dire.
Mais il ne se rendait pas compte, Atsushi. Il ne se rendait pas compte que son silence ne servait à rien,
parce que ses yeux malgré lui avaient parlé d'eux-mêmes.
Et ce sont ces yeux là, emplis de douleur, qui ont détruit le barrage qui jusque-là avait retenu les larmes de Tsuzuku. Lorsque le garçon a éclaté en sanglots, Atsushi n'a rien pu faire.
-Je suis désolé...
-Tsuzuku... Non...
Atsushi se redresse, et Atsushi vient soulever le corps prostré sur sa chaise, et Atsushi caresse ce dos si fin que les sanglots secouent avec violence, et Atsushi le serre, Atsushi passe sa main dans ses cheveux, Atsushi murmure, Atsushi pose ses lèvres sur ce crâne baissé, mais rien, rien ne semble pouvoir tarir les sanglots de Tsuzuku.
-Je ne voulais pas te faire de mal, Tonton... Je ne voulais pas...
-Je le sais, mon ange. Je le sais, murmure Atsushi qui retient ses larmes. Ce n'est pas de ta faute...
-Ne m'abandonne pas, s'il te plaît. Ne m'abandonne jamais. 
-Tsuzuku...
Il le tient par les épaules, délicatement, il l'oblige à se redresser, et Atsushi se penche. Tsuzuku a les yeux rouges, les joues striées de larmes, les yeux effarés, et sous le rose qui a coloré son visage, sa pâleur semble plus excessive encore. Une main posée sur son cou, Atsushi caresse de l'autre ses joues vestiges d'une détresse trop grande.
-Je ne pourrais pas, Tsuzuku, tu entends ? Jamais, jamais de ma vie je ne pourrais t'abandonner.
Tsuzuku était prêt à s'en aller lorsqu'Atsushi l'a retenu. Il a fixé, d'abord effrayé, cette main puissante mais sans violence autour de son poignet et puis il a fixé, interrogateur, Atsushi qui le dévisageait.
Tsuzuku aurait mieux aimé n'être jamais là pour voir ce visage.
-Tsuzuku, je pensais...
Mais Atsushi s'arrêta, hésitant. Ses yeux se baladaient de toutes parts dans la pièce, passant sans transition d'un point à un autre comme s'il espérait trouver là un secours, une réponse, un indice.
Mais bien sûr il n'y avait rien, et lorsqu'Atsushi reprit son courage à deux mains, Tsuzuku brûlait de savoir.
-Je pensais que c'était peut-être dangereux, Tsuzuku.

 
Tsuzuku n'a rien dit.
Juste, sa tête s'est légèrement penchée et, sous la peau diaphane de sa gorge tendue, la pomme d'Adam saillante a fait un aller-retour. Vitesse panique.
-Je te l'ai dit pourtant, non ? Je suis le renard qui ressuscitera autant de fois qu'il mourra.
Atsushi a secoué la tête. « Non, non », hurlait son regard. Mais aucun son n'a pu trouver la force d'ouvrir ses lèvres. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était secouer la tête avec ce regard brillant.
-Jusqu'à la neuvième et dernière fois.
Atsushi s'est demandé, une boule au ventre, combien de fois il serait nécessaire de mourir et renaître à Tsuzuku. Lorsqu'il a voulu le lui demander cependant, le garçon déjà était loin.
 
 
 
 


 
 
 

Un élan, une main qui s'agrippe, une douceur humide sur la joue. D'un seul bond Tsuzuku s'est retrouvé à un mètre de celui qu'il considéra de ses yeux horrifiés :
-Tu es complètement fou ?!
Cette réaction disproportionnée a quelque peu blessé Kazamasa qui, alors, afficha une moue déconfite.
Mais tandis qu'il s'avançait vers lui, Tsuzuku reculait d'autant, bien trop appréhensif à l'idée de recevoir un nouveau baiser impromptu.
-Où est le problème ? bougonna Shou qui dissimulait mal sa vexation. Je n'ai fait que te donner un bisou sur la joue...
-Un bisou ? rit Tsuzuku, nerveux. N'utilise pas des mots de gosse, je te prie. Quoi qu'il en soit, on ne fait pas de bisous aux gens sans crier gare.
-Mais, protesta le jeune homme, nous nous en faisions souvent, avant.
-Je ne m'en souviens pas, et je crois que cela est tant mieux.
-Mais Tsuzuku, c'est juste que tu avais l'air triste.
Tsuzuku a une réaction étrange. Il penche la tête sur le côté et, comme ça, immobile au milieu des passants qui lui jettent des coups d'œil, il observe attentivement le garçon. Ce dernier qui ne comprend pas cette subite insistance semble se liquéfier sur place.
-Triste ? répète alors Tsuzuku.
Shou a froncé les sourcils. C'était comme si son ami entendait ce mot pour la première fois.
-Tu avais l'air triste, alors j'ai voulu te faire un bisou pour te consoler.
Tsuzuku a redressé la tête. Est-ce que Shou avait rêvé ? Il avait cru voir un vague sourire s'étirer sur ses lèvres, le premier depuis leurs retrouvailles, mais peut-être ce sourire n'avait-il été qu'illusion car, l'instant d'après, il avait disparu.
-Je pensais à mon oncle.
-Ton oncle ?

Lui qui reculait une minute plus tôt, Tsuzuku s'avance et tend sa main vers Shou qui l'observe, hébété. Impatienté par l'absence totale de réaction du jeune homme, Tsuzuku saisit vivement la main de Shou qui se laisse alors entraîner au milieu de la foule citadine.
-Mon oncle, répète Tsuzuku qui regarde droit devant lui. Mon oncle... Je me suis souvenu d'une chose de lui.
-Quelle est-elle, Tsuzuku ? s'enquit le jeune homme qui devait presque courir pour suivre le pas trop précipité de son ami.
-Odieux... échappe-t-il dans un murmure.
-Pardon ?
-Comment ai-je pu être aussi odieux ? Mon oncle... Je l'ai haï. 
-Attends, Tsuzuku, moins vite je t'en prie... De quoi parles-tu ? Toi, odieux ?
-Parce que je refusais de voir la réalité en face, parce que j'étais lâche, faible et égoïste, j'ai refusé le seul qui alors, était en mesure de devenir mon parent. Parce que c'est ce qu'il est, Shou : mon oncle est à présent mon seul et unique parent. Et parce que j'accusais cet homme d'avoir la prétention de remplacer mon père et ma mère, je l'ai haï, oui, j'ai refusé et rejeté de toutes mes forces la seule famille qu'il me restait parce qu'il ne pouvait pas, non, il ne pouvait les remplacer et je ne le voulais pas . Alors pour cette raison, je... Pour cette raison, j'interdisais à tout le monde de lui adresser la parole.
-Tsuzuku, ralentis s'il te plaît, tu... Que veux-tu dire par « tout le monde », Tsuzuku ?
-Je parle de moi et...
Silence. Contre l'épaule de Tsuzuku la poitrine de Shou s'est heurtée. Le jeune homme a baissé les yeux sur le crâne auréolé de noir de celui qui s'était brutalement stoppé.
-Tsuzuku...
-J'ai fait une chose aussi odieuse, souffle-t-il, les yeux dans le vague. J'ai discrédité mon oncle aux yeux de tous ceux qu'il aimait pour qu'ils ne veuillent plus lui adresser la parole et pour cette raison, mon oncle s'est retrouvé seul... Si seul, je...
-Tsuzuku, nous sommes au milieu de la route.

Tsuzuku a baissé les yeux. Il a vu, brouillées, les lignes blanches qui détonnaient au milieu de la sombre grisaille du béton. La main de Shou autour de la sienne, c'est à peine s'il l'a sentie.
-Mais lorsque c'est moi qui suis devenu seul, j'ai fait comme si rien ne s'était jamais passé et c'est moi qui ai couru dans ses bras.
Shou n'a pas répondu. Il avait le dos tourné, Tsuzuku, et ses mèches tombant autour de son visage dissimulaient tout ce qu'il voulait cacher, mais Shou savait. Tout au fond de la voix de Tsuzuku, il avait décelé les sanglots naissants et sans un mot, Shou s'est penché pour délicatement poser un baiser
sur ce crâne auréolé de noir.
-Si mon oncle ne m'avait pas pardonné, Shou, je ne sais pas ce que j'aurais fait.
Et à son tour, c'est Tsuzuku qui s'est laissé traîner par la volonté d'un autre. Mais ils marchaient lentement, cette fois, et les caresses de la brise d'avril ainsi que la chaleur tendre des rayons du soleil ont eu tôt fait de sécher les larmes échappées à la pudeur de Tsuzuku. Ils marchaient, paisiblement et en silence, au milieu de la foule, des écrans géants, des affiches publicitaires, des files de voitures et des sons propulsés de toutes parts, ils marchaient, le premier la tête haute et fière, le second le regard baissé, sans voir le monde autour d'eux.
-Tsuzuku ?
Il n'a aucune réaction. Les yeux obstinément rivés au sol, il suit avec attention le rythme des pas de Kazamasa.
-Oui ?
-Tu n'es pas seul.
Le rythme de Kazamasa était tranquille. Sûr de lui, confiant et sans hésitation, mais tranquille. Un rythme qu'essayait de comprendre Tsuzuku qui, lui, ne se souvenait n'avoir toujours su que courir.
 
 
 
 
 


 

-Alors, comme ça, tu dis qu'il s'est réveillé...
Un moment de tendresse. À la limite de la langueur, un corps fragile se cramponne à un corps solide. Deux bras enserrés autour d'un cou, une main adulte qui s'attarde sur un dos adolescent et puis, sur le velours rouge du canapé, comme une hirondelle et un aigle royal échoués au milieu d'une mer de sang, les deux corps l'un à l'autre collés. Ou l'un collé au second, peut-être, mais il n'y a pas moins de tendresse chez celui qui n'en montre pas que chez celui qui a fait d'elle son mode de vie. Le temps est figé, l'étreinte semble ne pas avoir de fin car elle a pour anagramme et seconde nature l'éternité, et le velours écarlate peint depuis plusieurs heures déjà ce tableau de tendresse que d'aucun eût dite d'évidence passionnée s'il n'avait su. 
À genoux sur les coussins moelleux du canapé, Kohara Kazamasa attire au creux de ses épaules le visage de celui qu'il ne laisse pas s'échapper. Un peu par flegme, un peu par tendresse, l'autre qui pourtant d'une seule main pourrait se libérer se laisse faire. Le souffle de Kazamasa chatouille sa nuque et il réalise alors qu'elle est nue. Dans sa main libre, Kazamasa tient relevés les longs cheveux ondulés de l'homme impassible.
-Il est revenu, susurre Kazamasa. Hiroki, veux-tu toujours le voir ?
Le dénommé Hiroki redresse la tête. Ses yeux sont si clairs qu'ils en sont transparents : avant même qu'il ait prononcé le moindre mot, Kazamasa connaissait déjà la réponse.
-Il en était ainsi prévu dès le départ, Shou.


Shou sourit. Ses yeux scintillent de reconnaissance et de satisfaction, et subitement alors Hiroki croit avoir à ses côtés l'enfant qu'il avait connu jadis. Hiroki sent à quel point le soulagement de Shou est grand ; il a fallu qu'il le sente pour comprendre que durant tout ce temps, le garçon avait eu peur. 
De bien-être, Shou s'est laissé aller et dans une lente chute libre, il s'est retrouvé la tête sur les genoux de Hiroki. Radieux, le sourire de Shou était radieux, et combien sensuelle eût paru cette situation à un œil qui ne savait pas, et combien ambigüe eût paru cette situation à un œil qui savait. 
Sur les genoux de Hiroki, l'adolescent d'un mètre soixante-dix-sept qu'était Kohara Kazamasa ne redevenait plus qu'un enfant offert à des mains adultes. Shou a fermé les yeux et quelques secondes plus tard, il pouvait goûter à la caresse dans ses cheveux emmêlés.
-Seulement, tu me dis que ton ami ne se souvient plus de rien ?
Un gémissement s'échappe d'entre les lèvres de Shou que Hiroki suppose être une affirmation. 
Il soupire. Sa main devient immobile, et ses doigts demeurent plongés dans cette chevelure caramel. Une apnée en profondeur dont il ne sortira pas vivant ; la douceur rencontrée est à la hauteur de sa gourmandise, et Hiroki n'a plus la force pour s'extraire de cette mer unique.
-Il n'en a rien à faire de moi.
Shou rouvre les yeux. Le délice de sa langueur a été vaincu par l'amertume de la réalité.
-Ne dis pas de bêtises, bougonne Shou comme une grimace brise l'harmonie de son visage lisse. Il ne t'a sans doute pas oublié.
-Enfin, Shou... Il ne me connaissait pas, alors... Je crois que je suis venu ici pour rien.
Shou se redresse. Ses paumes appuyées sur le canapé, il lève un visage farouche vers la cause de sa colère. Mais cette colère n'est pas prise au sérieux par Hiroki qui préfère rire face à cette frimousse qui essaie d'impressionner.
-Premièrement, tu ne peux pas venir ici pour rien dans la mesure que dès lors que tu te trouves ici, Hiroki, tu peux me voir, moi. 
-Pardon, pardon, s'excuse Hiroki en riant. Tu as mal interprété ce que...
-Deuxièmement, Saegami Tsuzuku ne vivait que pour te rencontrer et à ce jour, je demeure persuadé que tu es inconsciemment la raison pour laquelle il s'est réveillé.
-Eh, susurre Hiroki comme il saisit délicatement son visage. Ne t'énerve pas, je pense seulement que...
-Mais tu penses mal et je me demande bien ce que pouvait te trouver cet idiot !


En un éclair, Shou s'était retrouvé hors de la pièce, et Hiroki l'a retrouvé sur le seuil de l'appartement, prêt à partir, comme il se recoiffait une dernière fois face au miroir encadré d'or fixé sur le mur blanc.
Le voyant placer une barrette sur une mèche rebelle, Hiroki n'a pu s'empêcher de rire. Mais son reflet sur le miroir a fait se retourner Shou dont le regard lui lança des éclairs de reproches.
-Au revoir, Hiroki.
-Je ne crois pas que tu sois fâché pour si peu.
-Je ne suis pas fâché, je suis impatient, rétorqua-t-il du tac-au-tac. Figure-toi que j'ai d'autres choses à faire que de rester avec toi. Je voulais simplement m'assurer que tu étais toujours d'accord.
Un peu plus fort à peine, et Shou aurait arraché la poignée de la porte. Voyant s'éloigner le garçon d'un pas raide, Hiroki a réalisé alors qu'il allait se retrouver seul dans cet appartement immense. Il s'est précipité jusqu'au pied de l'immeuble.
-Vas-tu l'emmener ?
Sous l'allée des cerisiers en fleurs, Kohara Kazamasa n'était déjà plus qu'une silhouette sans identité propre. Il ne s'est pas retourné.
-Je me le suis promis, Hiroki. Il ne me fera pas trahir cette promesse.
Mais est-ce qu'il l'avait entendu ? Shou n'en savait rien. À Shou n'importait pas de le savoir.
Immobile dans l'embrasure de la porte, Hiroki a regardé rétrécir, se fondre, puis disparaître la silhouette sans rien dire. Et sans rien dire, son cœur s'est rétréci, a fondu, puis a disparu.

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