Flash-Black - Chapitre 20

Juliet

-À la fin, votre accueil est si glaçant que je me sens comme un prostitué presque à poil qui fait le pied de grue sur le trottoir à attendre désespérément qu'on vienne le réchauffer.


C'était une remarque des plus incongrues et, du moins, des plus inattendues qui a eu le mérite au moins de faire se réveiller la conscience d'Atsushi, jusqu'alors plongé dans la torpeur d'une vision qu'il ne comprenait pas. Il ne la comprenait pas plus, d'ailleurs, tandis qu'il tentait en vain de donner sinon un nom, au moins une fonction au garçon qui se tenait devant lui à le dévisager avec commisération.
Son sourire a eu tôt fait de faire naître en Atsushi une méfiance qui lui valut une grimace irrépressible. Des canines de vampire. Encore un de ces adolescents déconnectés de la réalité qui se prennent pour ce qu'ils ne peuvent pas être. Ça l'aurait presque fait rire, Atsushi, si en même temps que ce sourire révélateur, il n'y avait pas eu ce regard insistant qui laissait croire que l'individu savait à qui il avait affaire.
-Sérieusement, vous êtes toujours aussi glaçant lorsque quelqu'un se présente sur votre seuil ?
-T'es qui, le mioche ?

Tora a ri. Son rire acéré comme ses canines a tranché l'atmosphère d'un coup net, et la nervosité a tendu les muscles d'un Atsushi de plus en plus impatient.
-Vous ne réduisez qu'à l'état de mioches tous les moins de vingt-cinq ans que vous ne connaissez pas, Monsieur, ou que vous croyez ne pas connaître ?
Atsushi l'a considéré avec attention, cherchant dans ces traits peu communs une quelconque ressemblance avec un être qu'il eût déjà rencontré par le passé. Mais en vain. Si le garçon devait faire partie d'une part de son passé, il était certain qu'il n'était pas une part de ses souvenirs. Abandonnant, Atsushi a haussé les épaules et avant qu'il n'ait pu demander quoi que ce soit, Tora s'est avancé d'un pas, défiant de son regard amusé l'homme toujours hostile.
-Amano Shinji, Monsieur, mais il est vrai de dire que l'on me connaît sous le nom de Tora.
-Je me fiche de cela, rétorqua Atsushi dans un signe de la main expéditif. Ce que je veux savoir est qui es-tu et quelle raison t'amène ici.
-Merci, pour l'accueil... J'en viendrais presque à plaindre Tsuzuku de vivre avec un troglodyte comme vous.
-Troglodyte... répéta Atsushi, interdit. Écoute, gamin, grouille-toi de me dire ce que tu fous là ou bien je ne t'en laisserai pas le temps.
-Il est ici, Tsuzuku ? interrogeait Tora qui se mit alors sur la pointe des pieds pour observer par-dessus l'épaule de l'homme ce qui pouvait bien se passer à l'intérieur de la maison.
Ce comportement ne fit que trop bien ressurgir le souvenir d'Uruha à Atsushi et, dans un râle de désagrément, l'homme a repoussé Tora comme il se demandait si ce dernier n'était pas un complice d'Atsuaki. Un complice de quoi, d'ailleurs, il n'eût su trop bien le dire, mais ce qu'il savait était que cet Amano Shinji était pris d'une curiosité qui ne pouvait être bénéfique.
-Tsuzuku n'est pas ici, espèce de sale...
-Hein ? minauda Tora qui affichait une déception théâtrale. Tsuzuku ayant été renvoyé pour cause de violence à l'école, je l'imaginais pourtant dépérissant chez lui, seul et abandonné... Oh, sans doute l'ennui l'a-t-il amené à retourner parcourir les rues de Tokyo en scooter ? Ce garçon, dès qu'il s'ennuie, il faut toujours qu'il aille semer le trouble là où régnait l'ordre...
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit Atsushi que l'impudence de Tora commençait à démanger.
-Comment ? s'étonna le garçon qui ouvrit de grands yeux. Mais, vous savez bien, je faisais allusion à ce gang dont faisait parfois partie Tsuzuku : j'étais d'ailleurs son ennemi, faisant partie du clan opposé au sien...


Cette nouvelle mit psychologiquement à terre Atsushi qui demeura coi sous le poids du choc. Sur le visage de Tora grandit le fœtus d'un sourire qui mourut dès sa naissance.
-Mon Dieu, je suis désolé, gémit-il. En tant que son parent, je pensais que vous étiez au courant des activités nocturnes qu'exerçait votre...
-Ce n'est pas ça, trancha Atsushi du tac-au-tac. Seulement, sur le coup, j'ai cru que tu parlais de...


Atsushi n'a pas fini sa phrase. Des frissons remontaient le long de son échine, une perle froide a goutté le long de sa nuque. Il s'est raidi, les muscles tendus, les nerfs sur le point de lâcher, face à Tora qui demeurait là, calme et souverain de lui-même, attendant une réaction de la part de l'homme, peut-être une invitation à pénétrer chez lui. Ce qui ne devait pas avoir lieu, bien sûr. Au lieu d'un accueil chaleureux, c'est le dégoût qu'Atsushi semblait exprimer tandis qu'il s'adressait à Tora :
-Une bonne fois pour toutes, dis-moi ce que tu veux à Tsuzuku.
-D'une certaine manière, il est peut-être mieux qu'il ne soit pas là.
Atsushi a étréci les yeux. L'encre noire de ses iris s'est mêlée au bleu océan des yeux de Tora, et la nuit et le jour n'ont fait qu'un dans un embrassement nourri par la défiance comme par la méfiance. Plutôt qu'une étreinte, c'était une lutte qui exigeait un intime corps à corps. À la fin, Tora a baissé les yeux, rougissant.
-Je crois que c'est vous que je voulais voir.
Atsushi a hoché la tête. Bien qu'il ne comprenait pas et que la situation le déstabilisait un peu, il a pensé qu'il ne pouvait y avoir le moindre danger tant que Tsuzuku n'était pas impliqué. Tant que Tsuzuku n'était pas là alors, il ne pouvait arriver le moindre « accident ».
C'est pour cette raison que, à la grande surprise de Tora, l'homme s'est écarté et, d'un signe de la main, l'invita à rentrer.



Tora a un peu tiqué lorsqu'Atsushi déposa sur la table basse devant lui une tasse de thé fumante. Par cette chaleur, Tora eût largement préféré un soda glacé mais par politesse, il saisit la tasse de porcelaine gravée et, tandis qu'il soufflait sur le liquide chaud, gardait levés ses yeux sur Atsushi.
Celui-ci demeurait immobile sur son fauteuil, les mains croisées entre ses genoux écartés, le dos voûté et attendait, patiemment, que ne daigne parler Tora. Un peu par manque d'envie, un peu pour accélérer les choses, Tora reposa la tasse dont il n'avait bu une seule gorgée.
-C'est à propos des photos qui ont été affichées dans les couloirs de notre lycée.

Tora n'en dit pas plus et attend, appréhensif, une réaction qui déterminerait si, oui ou non, Atsushi était au courant de ces faits. Il s'est senti soulagé lorsque l'homme, sentant l'angoisse du garçon, se mit à hocher la tête comme pour l'inciter à continuer. Atsushi n'avait pas changé d'expression ; toujours cet air sombre et passif qu'aucune surprise ne venait repeindre.
-Je suppose, a déclaré Tora qui se raidit sur son canapé, que vous savez la cause du renvoi temporaire de votre neveu.
-Tsuzuku a agressé l'un de ses camarades qui se serait dénoncé, a renchéri Atsushi d'une voix monocorde. Mon neveu... a toujours eu trop facilement recours à la violence.
Ces paroles ont semblé plonger dans une réflexion profonde Tora qui demeura un instant muet, les yeux fixés sur une vision qu'il était le seul à voir. Sentant le regard lourd d'Atsushi fixé sur lui, il s'est ressaisi et comme s'il était le coupable, il eut un pâle sourire d'excuse.
-J'ai toujours eu ce sentiment...
-Pardon ?
Tora avait soufflé trop bas pour être entendu. En cet instant, voyant le visage inquiet d'Atsushi qui semblait le supplier d'il ne savait quoi, Tora s'est senti honteux.
-Le sentiment que Tsuzuku avait deux personnalités, a déclaré Tora. Tsuzuku... À l'école, et lorsqu'il était avec ce groupe de voyous... C'était toujours deux personnes tellement opposées. Bien sûr, j'étais le seul à pouvoir le savoir, puisque j'étais le seul à connaître le Tsuzuku délinquant, et pour cause... Seulement, Monsieur Sakurai, je n'ai jamais cessé de me demander depuis tout ce temps lequel des deux Tsuzuku était le vrai.
-Et as-tu seulement une idée de la réponse ?

Est-ce que c'était un test ? Est-ce qu'il attendait de pouvoir lui sauter dessus, toutes griffes dehors, ou bien est-ce qu'il n'y avait en Atsushi qu'un désir de savoir tout ce qui de près ou de loin touchait à son neveu si cher ? Il l'a sondé longuement, Tora, et parce qu'il ne voyait en Atsushi rien d'autre que cette angoisse qu'il réprimait de son mieux, il a capitulé.
-Tout ce que je sais, murmura-t-il, est qu'à présent il ne semble qu'exister un seul Tsuzuku. Et celui-là... Le Tsuzuku que chacun peut voir à présent, c'est le Tsuzuku empreint de violence.
-Pourquoi est-ce que tu as peur ? Ce que tu dis, tu sais, c'est juste la vérité.

Tora a un serrement au cœur. À l'instant même, il avait cru qu'Atsushi allait se mettre à pleurer et pourtant, c'est avec dignité que l'homme lui rendait son regard. Pourtant, elle avait bien existé, cette émotion dans sa voix qui l'avait fait trembler, juste un peu, mais assez pour qu'il ne l'entende.
-Le Tsuzuku si aimant que vous avez tous connu... Il n'existe plus vraiment.
Atsushi détourne le regard. C'est le sujet que Tora voudrait détourner, juste parce que là, en cet instant, il ressent une peur dont il n'arrive pas à identifier la nature.
-Je voulais vous dire, Monsieur Sakurai, en ce qui concerne les photos de Tsuzuku et de cet homme... Le coupable n'est pas celui que tout le monde croit.

Atsushi reporte son attention sur Tora. La désolation qui avait ombré son visage un instant plus tôt a laissé place à une agressivité avec peine retenue qui fit se renfoncer dans le canapé Tora, penaud.
-Ce n'est pas moi, balbutie-t-il qui prie pour être cru. Celui qui a pris et affiché ces clichés... Monsieur Sakurai, c'est son meilleur ami, vous savez. Celui qui l'a trahi n'est autre que Kohara Kazamasa.

Atsushi passe ses mains sur son visage. Il a eu un soupir si long qu'il semblait l'avoir retenu durant des heures tandis que le garçon ne se trouvait là depuis qu'une dizaine de minutes. Atsushi ne voulait le croire et pourtant, pourquoi est-ce qu'un garçon qui se disait l'ancien ennemi de Tsuzuku se serait-il déplacé jusqu'ici pour raconter un mensonge ?

Et si Atsushi ne trouvait pas d'intérêt à un tel agissement, malgré tout il ne trouvait pas non plus de raison pour laquelle Amano Shinji aurait pris la peine de se rendre jusqu'ici dans le but de lui dire la vérité. Alors c'est cela... pense Atsushi, le cœur lourd. La raison pour laquelle Tora était soulagé que Tsuzuku soit absent, c'est parce qu'il avait peur de devoir le lui dire en face. Alors, c'est à moi que revient ce lourd fardeau ?
Trahi par Kohara Kazamasa. Ça n'avait pas de sens. Parce que Kazamasa était l'ami de toujours de Tsuzuku, pourquoi aurait-il commis un acte pareil ? Kohara Kazamasa, celui dont Tsuzuku n'avait jamais eu de cesse de lui parler, chantant ses louanges, faisant l'apologie de ses qualités et même de ses défauts qu'il qualifiait de « caractères attendrissants ». Kohara Kazamasa, ou ce garçon qui était venu le voir dans son bureau de l'hôpital juste après avoir appris le réveil de Tsuzuku et qui avait exprimé une si profonde détresse lorsqu'Atsushi lui avait dit qu'il ne pouvait pas le voir.
Et c'est ce Kohara Kazamasa qui aurait véhiculé au sein de l'école une image faussée de son ami ?
-Est-ce que vous allez le lui dire ?
Atsushi écarte ses doigts collés à son visage. À travers eux, ses yeux semblent plus sombres encore comme ils deviennent le concentré de l'expression de tout son être.
-Le dire ? interroge Atsushi dans un rire nerveux. À Tsuzuku ?
-J'ai pensé... qu'il était peut-être mieux de laisser à vous, son unique parent, le jugement de cette affaire.
-Il est évident que je ne pourrai pas le lui dire, idiot.
Tora ferme les yeux. Il a ressenti de la colère émanant de la personne d'Atsushi et pourtant, il semblait comprendre instinctivement que cette colère n'était pas directement tournée contre lui-même. À travers Tora, c'était l'aveu qu'il venait de lui faire qu'Atsushi détestait et alors, l'objet de sa haine, dans le fond, ce n'était que Kohara ?
-Même si tu m'en laisses la responsabilité, ne souhaites-tu pas secrètement que je ne le lui avoue ?
Tora baisse la tête. Atsushi connaît déjà la réponse, et il n'a pas le courage, avec tous les arguments du monde, de s'opposer à l'évidence. Tora a mal au cœur. Il est mal à l'aise, il voudrait partir, il se sent responsable d'avoir semé le chaos et pourtant, il avait conscience de tout cela avant de venir. Mais une autre motivation qu'il n'avait su identifier l'avait malgré tout poussé jusqu'à l'intérieur de cette maison.
-Pourquoi... susurre Tora sans lever la tête. J'ai pensé que peut-être... il était bon d'éloigner Tsuzuku d'un garçon qui ne fait plus que semblant d'être son ami.
-Mais tu l'as dit toi-même, non ? Tsuzuku n'a plus qu'une seule personnalité, à présent. Et puisqu'il a fait le choix de devenir la mauvaise version de lui-même, ne crois-tu pas que Tsuzuku aussi faisait semblant depuis lors d'être l'ami de Kazamasa ?
-Mais il n'a pas pu arrêter de l'aimer d'un instant à l'autre, Monsieur Sakurai, sans raison aucune.
-Tu veux dire que dans le fond, mon neveu aimerait encore Kazamasa ?
-Pourquoi ne l'aimerait-il plus tout à coup ?
-Kazamasa ne l'aime plus non plus.
-Parce que Tsuzuku n'est plus le même depuis son accident. Parce qu'il est devenu méprisant, agressif, violent, parce qu'il rabaisse même ceux qui ne lui cherchent pas d'ennuis. Monsieur Sakurai, sauf votre respect, Kazamasa avait une bonne raison d'en vouloir à Tsuzuku ; mais l'inverse ? Je ne crois pas que Kazamasa ait commis quoi que ce fût qui mérite un tel mépris de la part de Tsuzuku.
-Alors, tu penses qu'il serait préférable pour Tsuzuku de connaître la vérité ?
-Voudriez-vous vraiment que votre neveu continue à croire en l'amitié de celui qui a provoqué cette réputation dégradante ?! Monsieur Sakurai, l'école entière prend Tsuzuku pour une catin, et c'est de la faute de Kazamasa !
-Si tu tenais tant à ce que Tsuzuku l'apprenne, pauvre inconscient, alors tu n'avais qu'à le lui dire de toi-même !

Le sang d'Atsushi devient si brûlant que l'homme qui s'était redressé dans un accès de rage sent un vertige l'étourdir. Fébrile, il se laisse effondrer sur le fauteuil et bientôt, des larmes inconscientes coulent sur ses joues. Ça renforce le mal-être de Tora mais malgré tout, sa détermination demeure intacte.
-Si seulement Tsuzuku prenait conscience des sentiments de Kazamasa alors, peut-être pourrait-il se rendre compte de ses propres actes.
-Avise-toi de le lui dire, gamin, et je te tue.
 
 

 

C'était une menace en l'air, bien sûr. Atsushi n'en pensait pas le moindre mot et pourtant, ça a choqué Tora que cette réaction brutale intrigua plus encore. Il y avait forcément une raison. Une raison bonne ou mauvaise qui rendait Atsushi opposé à ce que son neveu ne sache la vérité.
-Tu ne comprends pas... souffle Atsushi, les yeux fermés par une soudaine fatigue. Tsuzuku ne changera pas son comportement. Tsuzuku n'a jamais changé. Même s'il l'a voulu, même s'il a essayé de toutes ses forces... Tsuzuku ne pourra jamais changer.
-Même s'il est incapable de changer, Monsieur Sakurai, malgré tout il n'est pas en l'intérêt de Tsuzuku de fréquenter ce garçon qui n'est plus son ami. Même si Tsuzuku souffrira peut-être lorsqu'il aura connaissance de la haine que lui en est venu à vouer Kazamasa... ne croyez-vous pas que tout est mieux que l'hypocrisie ? Monsieur Sakurai, si je suis venu vous voir, c'est parce que j'ai pensé que vous seriez à même, plus que quiconque, d'agir pour le bien de votre neveu.
-Tu ne comprends pas, toi.

Mais je peux comprendre, pense amèrement Tora. Je pourrais sans doute comprendre si seulement vous vouliez bien me dévoiler la vérité cachée derrière votre front ridé par l'inquiétude.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, Atsushi a lâché d'une traite :
-Ce n'est pas Tsuzuku qui doit être protégé.
Ça laisse totalement pantois Tora qui, sur le coup, affiche un air abêti comme il se demande ce que l'homme peut bien vouloir dire par des paroles apparemment dénuées de sens. Qui, alors ? Qui dans cette histoire pourrait avoir besoin d'être protégé si ce n'était son neveu ?
-C'est Kazamasa. Est-ce que tu es satisfait comme ça, espèce de fouineur ? Si Tsuzuku ne doit pas le savoir, c'est parce que je dois protéger Kazamasa de la haine de Tsuzuku.

Ça n'avait vraiment aucun sens.
Et si de sens il devait y avoir alors, il y avait aussi de la cruauté. Ce n'était que de l'inconscience pure ou bien c'était bel et bien de la cruauté. Sous forme d'indifférence, peut-être, mais de la cruauté quand même. Alors, comme cela, Atsushi préférait protéger un garçon qui lui était pour ainsi dire un inconnu plutôt que l'adolescent duquel il détenait la vie entre ses mains. Tora s'est étranglé avec ses larmes. Il ne les avait pas senties venir.
D'un mouvement brusque, Tora s'est redressé. Lorsqu'Atsushi a rouvert les yeux, il a vu le garçon sortir une liasse de papiers de la besace qu'il avait gardée sur lui et, déposant le tas indistinct sur la table basse, Tora a déserté les lieux sans plus attendre.
 
Il ne s'était écoulé qu'une minute, peut-être deux tout au plus, lorsqu'Atsushi a entendu la porte claquer. Sursautant, il s'est retourné vers l'entrée et, tandis qu'il s'était attendu à voir un Amano Shinji prêt à insister de plus belle, il n'a vu que Tsuzuku, vêtu de cette même chemise léopard qu'il avait l'habitude de porter lorsqu'il venait voir Hiroki.
-Je viens d'apercevoir Tora. Il ne m'a pas vu, je crois. Que faisait cet imbécile dans notre maison ?
Atsushi secoue la tête. D'un geste évasif, il désigne le tas de feuilles sur la table avant de plonger son visage entre ses mains, exténué. Circonspect, Tsuzuku s'avance vers la pile qui s'étend sous ses yeux et, saisissant les feuilles, il se met à lire, attentivement.
Il est resté ainsi à lire calmement durant plusieurs minutes et, dans un haussement d'épaules incrédule, il s'est dirigé vers sa chambre, la pile de feuilles sous ses bras. Ce n'étaient que des notes de cours.











 
-Si je devais en juger uniquement par ta mine déplorable, je dirais qu'il a choisi le silence, pas vrai ?
Tora a révisé sa ligne de mire qui ne visait rien d'autre qu'à suivre les mouvements précipités de ses pieds pour relever les yeux sur Mahiro. La silhouette violette au milieu de son champ de vision était comme l'annonce divine d'une grande et heureuse nouvelle alors, sur le crâne de cet oiseau de bon augure, Tora a posé sa main, tendre. Est-ce que Mahiro l'avait attendu ? La réponse ne faisait pas de doute pourtant, Tora avait le cœur trop lourd encore, encombré de cette amertume qui ne l'avait pas libéré depuis sa visite à Atsushi, aussi même la reconnaissance qu'il ressentait pour ce garçon innocent était écrasée sous le poids de cette amertume, incapable de s'extirper pour s'exprimer.
Il a posé sa main sur son crâne, oui, mais il le fit en passant seulement et sans ralentir le pas, aussi Mahiro l'a talonné, piteux.
-Donc, il a choisi de ne rien dire à Tsuzuku, souffla Mahiro.
-Je suppose que Saegami est à la merci d'un homme lâche.
-Pourquoi l'appeler soudainement par son nom de famille ? s'étonna Mahiro, levant de grands yeux innocents vers Tora qui marchait toujours tête baissée.

Tora donnait l'impression de vouloir fuir quelque chose. Le rythme de sa marche était trop rapide pour être naturel, ses jambes raidies comme par une angoisse latente. Serait-ce seulement le souvenir de sa discussion avec Atsushi Sakurai que le garçon voulait oublier en désertant le quartier le plus rapidement possible, ou bien fuyait-il autre chose ? Sa propre ombre. Mahiro l'a regardée, les lèvres serrées. L'ombre de Tora restait collée à lui-même et rien n'existerait jamais qui pourrait mettre fin à cette relation forcée dès la naissance.
-J'ai dû te paraître si méprisant, Mahiro. Je suis si désolé.

Le garçon écarquille les yeux. Pour un peu, ils en deviendraient humides, comme il ne comprend pas les regrets qui rembrunissent le visage si clair de Tora. Des regrets qui, selon lui, n'ont pas lieu d'être puisque dans les souvenirs de Mahiro, Tora n'a jamais commis la moindre faute à son égard.
-Lorsque tu m'as avoué t'être dénoncé pour protéger Tsuzuku, Mahiro, tu disais, à ce moment-là... que tu craignais que la trahison de Kazamasa ne blesse Tsuzuku à un point irréversible. Je ne comprenais pas ce raisonnement... et à dire vrai, je ne le comprends pas vraiment encore maintenant, cependant, Mahiro, pour m'être moqué de toi à ce moment-là, je suis vraiment désolé.
-Tora, s'inquiète Mahiro qui saisit la manche de son ami, pressant. Pourquoi me parler de tout cela maintenant ?
-Parce que ton but n'était que de protéger Tsuzuku, Mahiro, et en cela, je suppose que c'est une cause noble ? Mais lui, Sakurai Atsushi... Lui, alors qu'il est son unique parent, la seule chose qui lui importait, au final, n'était que de protéger Kazamasa.
Il y eut un court-circuit dans l'esprit de Mahiro. Sur le coup, le blanc total, comme aucune compréhension, aucune explication ne venait mettre un sens à ces paroles. Alors, à la fin, Mahiro a secoué la tête, capitulant.
-Je ne comprends pas, Tora. De quoi Kazamasa aurait-il besoin d'être protégé ?
-C'est évident, non ? De la colère de Tsuzuku.
-Oui, mais... Cet homme, il le connaît ? Comment est-ce que l'oncle de Tsuzuku pourrait s'inquiéter de son meilleur ami plus que de Tsuzuku lui-même ?
-C'est justement ce que nous avons besoin de découvrir.


Derrière ses mains, Tora dissimule la fatigue sur son visage. Pourtant l'évidence n'est pas quelque chose que l'on peut cacher alors, contrit dans toute son incompréhension, Mahiro vient coller sa frêle poitrine contre celle de Tora dont il sent battre le cœur, doucement.
-Tora, mon Tora... susurre Mahiro comme il passe langoureusement ses mains dans les cheveux du jeune homme.
Tora se ressaisit brusquement. C'est comme s'il avait dû attendre de la tendresse et de la compassion de son compagnon pour se rendre compte qu'il avait eu besoin d'être consolé. Il s'est senti faible, Tora, faible et lâche comme Mahiro l'interrogeait de ses yeux voilés d'inquiétude. La voix de Tora est passée à travers sa gorge comme une vomissure acide.
-Il l'aime, non ? Tsuzuku... Tu te souviens, Mahiro, tu n'étais pas étranger à cela, toi non plus. La façon dont Tsuzuku nous parlait de son oncle Atsushi Sakurai, en ce temps-là... Si tout ce qu'il disait était vrai, si ces louanges ne cachaient rien alors, c'est vrai, dis, Atsushi Sakurai aimait son neveu plus que tout et avait su prendre le rôle de ses parents. C'est ce que Tsuzuku disait, Mahiro, avec une telle ferveur, un tel amour dans ses yeux... Alors pourquoi, dis ? Pourquoi est-ce que cet oncle si paternel et si dévoué à présent se soucierait d'un quasi-inconnu au-delà de son propre neveu ?


Mahiro a secoué la tête. Tora a pris cela pour un simple geste d'ignorance pourtant, si Mahiro continuait à secouer la tête de gauche à droite avec véhémence, c'est parce qu'il voulait dire à Tora d'arrêter. « Ne te pose plus de questions, Tora. Si cela doit à ce point te torturer, si tu dois t'inquiéter pour Tsuzuku au point que je ne doive voir ce visage sans rien pouvoir faire alors, n'y pense plus. »
Mais ces mots qu'il n'a pas eu la force de prononcer, Tora ne peut les lire dans le filigrane de son regard. Tora songe. Il songe à la vérité peut-être si proche et que, pourtant, il ne peut pas attraper.
-Il s'est passé quelque chose, Mahiro. Depuis ce tragique accident qui l'a gardé des mois durant dans le coma, il s'est déroulé une chose que nous ne pouvons soupçonner. Et je le crois, Mahiro, que contrairement à ce que nous pensions, Tsuzuku n'est pas le seul concerné dans cette affaire.


C'était juste une pure fabulation, bien sûr. Plus il y avait de mystères, plus il y avait de liberté de penser, d'imaginer et de subodorer, sans la moindre preuve, sans le moindre fondement, jusque sans la moindre raison même. Bien sûr, ça n'avait aucun sens. Et c'est en ce non-sens parfait que Tora semblait croire dur comme fer tandis qu'il fixait sur Mahiro des yeux morts, plongés dans une torpeur expectative. Plongés dans la vision de ses propres délires. Mahiro a secoué la tête de plus belle, la gorge serrée et, lorsqu'il a saisi la main de Tora, il a dû tirer sur celle-ci durant plusieurs secondes avant que le jeune homme ne recouvre ses esprits et, en silence, ne se mette à le suivre.











-Tu le lui as dit ?!
Mahiro avait crié et sa voix semblait provenir d'un autre être. Il sentait son cœur abandonné, ses espérances ligotées et interdites de mouvements, ses craintes nourries de force par la fatalité. Comme si c'était un étranger aux intentions douteuses qui lui tendait la main, Mahiro a reculé et, dans un instinctif geste de protection, a placé ses bras devant son visage. Ça a blessé Kazamasa qui a abaissé sa main tendue tandis qu'il dévisageait avec contrition ce garçon dominé par une peur méconnaissable.
-Je ne pouvais pas faire autrement, Mahiro... J'avais peur qu'il ne revoie ta punition et que ta peine s'alourdisse. Pour t'avoir mêlé à tout cela, Mahiro, je suis désolé...
-Ne te moque pas de moi ! rugit le garçon qui sembla avoir laissé la colère l'emporter sur la peur. Toi, tout ce que tu voulais, Kazamasa, était te délester de ta culpabilité, pas vrai ? Toi, tu ne supportais plus de porter le poids de l'humiliation infligée à Tsuzuku sur ta conscience, et pour cette raison seule, parce que tu crois que faute avouée est à moitié pardonnée, tu as dit la vérité à Sugizo !
-Et alors ? En quoi est-ce mal de se sentir coupable, dis ? Aurais-je dû être fier et n'éprouver aucun remords ? Devais-je laisser Sugizo croire que tu étais le responsable tandis que tu es celui qui a tenté de m'empêcher d'aller si loin ?!
-Depuis le début, Sugizo savait que je n'étais pas le coupable.

Il y a du dégoût dans la voix de Mahiro. Dans sa voix, mais dans son regard aussi, mais si sa voix s'éteint, elle, son regard ne laisse pas de graver tout son mépris et son abomination à l'intérieur de l'esprit même de Kazamasa que les yeux de Mahiro semblent percer. Et s'il se sent enlisé puis traîné dans la boue de sa faute, Shou se résigne, le cœur serré, à se laisser couvrir de sa propre honte.
-Tu le sais, Kazamasa. La punition de Sugizo était trop légère pour être juste. Il n'en a pas touché un seul mot au directeur. Tu savais qu'il ne me croyait pas.
-Alors je suppose que Sugizo aurait découvert le coupable tôt ou tard.
C'est vrai, a pensé Mahiro. C'était vrai, et c'est d'ailleurs ce qui avait constitué les craintes les plus profondes du garçon pourtant, il n'avait pas cessé d'espérer depuis lors que Sugizo, incapable de parvenir à ses fins, ne finisse par abandonner l'idée de découvrir la vérité.
-Mahiro, je suis désolé... Je ne comprends pas...
-Et qu'est-ce que tu feras, si Sugizo le lui dit ?









-Ne le lui dites pas. S'il vous plaît.
Sugizo s'était préparé à « ça ». À être dérangé, en somme. Si l'on pouvait qualifier de dérangement la présence d'un extravagant aux cheveux violets qui vous regardait de ses grands yeux innocents comme s'il vous suppliait de ne pas le dévorer, en bourreau cannibale que vous êtes.

Ce qu'il ne fallait pas dire, Sugizo ne le savait pas, et il ne lui est pas venu à l'idée de poser la question comme il rangeait un à un ses dossiers de cours dans sa serviette de cuir noire. Un peu timide comme il savait sa présence malvenue, Mahiro s'est avancé et a attendu, tête baissée et les mains reliées, de recevoir une invitation à parler. Dans sa chemise de cuir Sugizo était minutieusement occupé à ranger par ordre alphabétique les devoirs de ses élèves et pas un seul instant, alors, il n'a levé les yeux sur le garçon. Ça a renforcé le malaise de Mahiro qui s'est demandé comment s'en débarrasser. La réponse ne lui est pas venue, son malaise s'est accru même lorsqu'il s'est dit que, peut-être, Sugihara Yasuhiro était en train de se demander comment se débarrasser de lui.
-Saegami Tsuzuku, professeur. Ne lui dites pas... que Shou est le véritable coupable.
Sugihara Yasuhiro soupire. Aux yeux de Mahiro qui reflétaient son angoisse, il a semblé que jamais l'homme n'avait paru aussi épuisé, mais aussi grave. Il n'a rien dit, Sugizo, tandis qu'il lançait un regard empli de lourdeur à Mahiro et toujours en silence, il a saisi sa chemise et s'est éloigné d'un pas vif. L'indifférence, ou le plus méprisant des rejets. Parce que la pensée de Tsuzuku était le moteur de ses actions, Mahiro l'a poursuivi, infaillible. Ses pas précipités ont résonné dans le couloir, et bientôt son ombre arriva côte à côte avec celle de son professeur.
-Tu es insistant, hein...
Il avait soupiré sans tourner le regard vers lui. Il marchait d'un pas leste et sûr, et peut-être la persévérance du garçon était pour quelque chose dans sa précipitation même si, dès le début, il était vrai que Sugizo paraissait soucieux de quelque chose.
-Ne lui dites pas, Monsieur Sugihara. Tsuzuku... ne doit pas savoir ce qu'a fait Shou.
-Alors tu préfères qu'il reporte une haine infondée sur toi plutôt qu'une colère justifiée sur ce garçon ?
Sugizo parlait de haine et, sur le coup, Mahiro s'est demandé si ce n'était pas lui qui portait une aversion spontanée à son égard. Dans la mâchoire serrée et les traits crispés de Sugizo, tout semblait trahir une animosité avec peine réprimée. Au fond de lui, Mahiro s'est surpris à espérer que cette colère soit réellement dirigée contre lui-même ; au moins, cela voudrait dire qu'aucun souci n'assombrissait l'âme d'ordinaire si transparente de Sugizo.
-Mais c'est moins grave si c'est moi, professeur. Je n'ai jamais été si proche de Tsuzuku, vous savez... Tandis que Kazamasa, il est son meilleur ami.
-Il a fauté en tant qu'ami comme il a fauté en tant qu'être humain. Humilier ainsi une personne de la sorte... je ne peux le pardonner.
-Professeur, suppliait Mahiro comme il accélérait le pas en même temps que lui. Qu'allez-vous faire ?
-Mais le renvoyer, bien sûr.
-Si vous renvoyez Kazamasa, Monsieur, cela revient à avouer à Tsuzuku ce que Shou a fait contre lui !
-Et pourquoi ne le saurait-il pas ?!
Sugizo s'était stoppé brusquement. Si brusquement que Mahiro qui le suivait à la trace a cogné son front contre son épaule. Étourdi, il a fixé avec crainte cet homme qui n'avait plus rien du professeur dévoué et de l'être humain altruiste qu'il avait cru connaître jusqu'alors. Et à travers Mahiro, c'est Tsuzuku que Sugizo haïssait peut-être. Ah, si seulement... Si seulement Sugizo ne pouvait jamais avoir d'autres ennuis que ceux que lui apportait Tsuzuku en cet instant, alors, tout irait bien, sans doute.
-Toi, Mahiro... Pourquoi voudrais-tu défendre Kazamasa après qu'il a commis cette ignoble bassesse ?
-Mais c'est Tsuzuku que je veux défendre.

Comme un enfant en train de voler pris la main dans le sac, Mahiro s'était mis à sangloter. Ça a exaspéré Sugizo qui ne voulait se dire le responsable de cet émoi si disproportionné. Démesuré, du moins, pour l'idée que se pouvait faire l'homme des angoisses du garçon.
-Il est son meilleur ami, Monsieur... Si Tsuzuku apprend ce que son meilleur ami a fait contre lui, alors, il ne pourrait jamais s'en remettre, Monsieur. Vous ne pouvez pas comprendre...
-Tsuzuku n'est qu'un animal fat, imbu de lui-même, menteur, manipulateur, provocateur et violent, grinça Sugizo entre ses dents. Crois-tu qu'il souffrirait de ce que Kazamasa lui a fait ? Oh, non, Mahiro, et à dire vrai j'aurais plus à craindre pour le sort de Kazamasa car si Tsuzuku devait réagir, il réagirait par orgueil et par haine, Mahiro, mais par chagrin ? Ne te moque pas de moi. Ce garçon, sans doute... Sans doute qu'il n'a pour sentiments que le désir de régner sur tout être vivant en ce monde.
-Jusque-là, je n'aurais pas cru que vous n'aviez pas de cœur.


C'est une attaque et un bouclier à la fois. Une défense contre l'arme, lame empoisonnée et tranchante qui l'a frappé au travers de Tsuzuku, et une attaque de sa haine, de son mépris, de sa rancœur. Le désir de blesser Sugizo, Mahiro l'avait peut-être vraiment eu, au fond de lui, pour faire ressentir à l'homme le reflet de sa douleur.
-Vous n'étiez même pas là, vous, cracha-t-il avec dédain. En cette époque où Tsuzuku était encore lui-même, vous n'étiez même pas là. Vous, vous n'êtes qu'un nouveau qui avez tout de suite pris vos grands airs comme si vous saviez tout et que nous n'étions que des ignorants, mais dans le fond, Monsieur Sugihara, prétendre connaître ce que nous sommes, voilà ce qui fait de vous le véritable fat imbu de lui-même dans l'histoire. Alors que vous pensez pouvoir tout voir d'un seul regard extérieur, vous, vous n'avez même jamais vu la trace du véritable Tsuzuku.
-Si ridicule... lâcha Sugizo dans un rire brisé. Tu crois pouvoir me culpabiliser avec tes airs de chaton abandonné ? Tu crois que ces larmes et ce regard noir de colère pourront jouer contre moi ? Ne me fais pas rire, Mahiro. Ce que j'ai vu de Tsuzuku depuis mon arrivée ici a marqué pour toujours l'image que j'aurai de lui.
-Si Tsuzuku était si mauvais alors, pourquoi aurait-il de lui-même quitté le gang duquel il faisait partie ?

Silence. Les yeux de Sugizo s'écarquillent de stupeur et avec eux, ses sourcils se froncent, son front se plisse de ridules et sa bouche se tord en une grimace amère. Sugizo a le dégoût incarné qui dégage un poison sur sa langue et lorsqu'il parle, il semble vouloir cracher tout cet infâme liquide imaginaire qui lui vaut la déformation de ce visage d'ordinaire si harmonieux.
-Un gang, persifle Sugizo, acerbe. Tu viens de parler de gang, Mahiro, et par le même temps tu oses me parler d'un Tsuzuku légendaire ?
-Vous ne vous êtes jamais demandé, vous, pourquoi est-ce que je volais de l'argent ?
Sugizo a des tics nerveux. Il se met à cligner des paupières, sans discontinuer. Et même si ça intrigue Mahiro, sur le coup, ce dernier ne se départit pas de cette défiance avec laquelle il fixait l'homme.
-Tora aussi faisait partie d'un gang. Avez-vous pourtant déjà dit le moindre mal de Tora, Monsieur ? Et vous savez, Monsieur, malgré les méfaits qu'il a pu commettre, malgré les ordures qu'il a pu fréquenter, Tora n'en est pas moins demeuré un être humain. Un jour où j'ai été enlevé et battu par les hommes de son gang qui voulaient me prostituer, Monsieur, Tora m'a défendu. Sans crier gare, tenant tête à tous ces criminels qui n'avaient aucun scrupule à vendre un être humain, Tora a pris ma défense. Et savez-vous ce qu'il en est ressorti ? Que si Tora se montrait incapable, passé un certain délai, de rembourser la dette de leur chef pour laquelle ils voulaient me vendre, alors, il reviendrait à lui de se prostituer pour son chef. En contrepartie, si Tora parvenait à lui apporter cet argent alors, je serais sauvé et en plus de cela, Tora aurait le droit de les quitter. C'est qu'il voulait le faire depuis longtemps, vous savez, mais on ne l'avait jamais laissé partir jusqu'ici. Il est un peu vrai de dire que j'ai atterri entre les mains de Tora, mais plus que tout, Monsieur, c'est son propre destin que Tora détenait entre ses mains. Et d'une manière ou d'une autre, je me sentais responsable. Comment en eût-il été possible autrement ? C'était en prenant ma défense et en me sauvant du pire que Tora s'était embourbé dans un tel danger, Monsieur, et par-dessus tout, je voulais lui venir en aide. Alors j'ai appris à voler. J'ai appris à voler, Monsieur, avant que Tsuzuku ne m'enseigne après son retour que le plus grand voleur était celui qui arrivait à prendre leur argent avec le consentement de ses victimes. Alors voilà ce que j'ai fait, Monsieur. À vous, comme à d'autres, j'ai pris votre argent avec votre consentement. Parce que c'était tout ce que je pouvais faire pour sauver Tora.

 
 
 

Sugizo avait écouté avec attention. Durant le discours enfiévré de Mahiro, son visage plusieurs fois s'était transmué, passant d'une émotion à l'autre et pourtant, même les fois où le garçon avait senti qu'il aurait voulu parler, l'homme ne lui avait pas coupé la parole. Juste, Sugizo écoutait, patient, mais sincère aussi. Dans son intérêt et dans les émotions qu'il avait laissé lire dans ses traits et en filigrane derrière le voile de son triste regard, Sugizo avait été sincère. Et c'était ce qui importait le plus.
-Je vous parle de tout ceci, Monsieur, parce que Tsuzuku faisait partie du clan qui s'opposait à celui de Tora. Mais Tsuzuku n'a jamais été l'opposé de Tora, Monsieur. Ce que je veux dire est que bien que Tsuzuku se donne si souvent des airs qui effraient, je sais qu'il n'est pas une mauvaise personne, Monsieur. Parce que comme Tora, Tsuzuku a voulu dire adieu aussi à ce milieu où la loi était celle de la violence et du mal.

Sugizo détourne la tête. Mahiro pense, à tort, qu'il y a là une marque de flagrant mépris. La réalité, que Mahiro ne soupçonne pas, et qui pourrait se lire si facilement dans les yeux de Sugizo pourtant, est que ce dernier a le sentiment, à chaque parole prononcée par le garçon, d'être enfoncé un peu plus dans la misère de sa personne.
Une personne misérable, voilà ce que se pensait Sugizo en cet instant où sur la tête de Mahiro brillait l'auréole d'un saint.
-Il a changé, Monsieur. Je ne saurais dire comment, ni pourquoi, mais il est certain et je ne peux nier que, en apparence, Tsuzuku a tant changé depuis ce tragique accident que plus personne n'arrive à le reconnaître. Mais il y a une chose que je n'arrive pas à oublier, Monsieur. Une chose qui fait partie du passé mais pour le futur de laquelle je ne désespère pas encore. Et cette chose dont je vous parle, Monsieur, c'était l'amour que Saegami Tsuzuku portait à nous tous. Cette chose dont je vous parle, Monsieur, c'est surtout l'amour que Saegami Tsuzuku portait à Kohara Kazamasa.


Sugizo retourne la tête vers lui. Ses lèvres closes sont comme deux portes blindées derrière lesquelles semblent frapper avec désespoir les fantômes de mots avortés.
Sous les yeux de Sugizo, Mahiro n'est plus un chaton abandonné. Il est un chat fier et noble qui vient caresser pour amadouer le maître par lequel il ne se laissera pas dompter.
-Alors, Monsieur, si vous avouez les actes de Kazamasa à Tsuzuku, j'ai peur, vraiment peur, vous savez, qu'il ne puisse plus jamais redevenir comme en ce temps où Tsuzuku nous faisait confiance.


"Abruti. Je n'en ai rien à faire, de tes belles émotions."
C'est tout ce que semblait exprimer Sugizo lorsque, dans un soupir, il a croisé sur sa poitrine ses bras en signe de renfermement. Au moins, a pensé Mahiro, il avait essayé.
Mais évidemment, Mahiro se trompait. Il n'avait pas seulement essayé, non ; il avait réussi.
Et lorsque Mahiro s'est mis à s'éloigner, jugeant que nul argument ne pouvait avoir plus de pouvoir que celui-là, la voix de Sugizo lui est apparue comme un rayon de soleil capable de faire de l'ombre au printemps radieux.
-Alors, Mahiro, s'il n'est pas trop tard, il faut sauver Tsuzuku.
Mahiro n'avait pas ralenti sa marche. Juste, Sugizo a pu voir à une dizaine de mètres la silhouette mauve lever sa main en signe de salut avant de disparaître gracieusement au bout du couloir.
 









-Vous n'allez rien me faire ?
Le sens des mots a produit une fusion chimique dans la tête de Sugizo et  bien sûr, ces mots lui arrivèrent sous une autre forme que celle par laquelle ils étaient partis : totalement détournés.
« Faire quelque chose à quelqu'un », dans l'esprit de Sugizo tandis qu'il se trouvait seul dans une salle de classe en compagnie d'un adolescent, ça prenait aussitôt des tournures dramatiques. Évidemment, il a repensé à Uruha, ont ressurgi à la surface de sa conscience encore malmenée les images de ce baiser qu'il n'avait pas voulu et pour lequel il s'était vu renvoyer et, instinctivement, Sugizo tourna son regard vers la porte, le cœur battant, comme s'il craignait de ne voir surgir quelqu'un qui le surprendrait alors.
Mais il n'y avait personne, bien sûr, car il était plus de vingt-et-une heures, et Sugihara Yasuhiro n'avait rien d'autre à se reprocher que d'avoir oublié d'éteindre la lumière des toilettes qu'il avait utilisées quelques instants plus tôt : chose qu'il ne savait pas.
Parce que Kohara Kazamasa rivait sur l'homme un désagréable regard empli de suspicion, Sugizo a lâché un râle de désagrément, impatient :
-Tu es celui qui viens me voir, et tu me considères comme un pervers ? Qu'ai-je donc fait pour que mes élèves me prennent toujours pour ce que je ne suis pas ?

Ça a laissé franchement perplexe Shou qui se demandait bien de quoi pouvait parler son professeur, avant qu'une illumination n'éclaire le mystère :
-Lorsque je vous demandais si vous n'alliez rien me faire, je parlais de ma punition, Monsieur.
Sugizo a passé sa main sur son visage. C'était presque pire. En détournant ainsi les propos de Kazamasa, c'est comme s'il avait démontré ainsi être habité par un esprit tordu. Mais ne semblait s'en soucier le moins du monde Kazamasa qui attendait sagement une réaction, patient, même si la crainte qui l'habitait était retranscrite dans ses traits.
-D'une certaine manière, murmure Sugizo comme s'il avait peur d'être entendu, je ne crois pas que te punir soit une bonne solution.
-C'est absurde, s'indigne Kazamasa pour qui Sugizo se demande si l'apparente détresse est feinte ou non. Alors que je vous ai avoué ce que je vous ai fait, rien ne vous importe plus ? Et Mahiro ? Mahiro, vous l'aviez puni, n'est-ce pas ?
-Ce n'étaient que quelques heures de colle, Kazamasa. Je n'ai pas fait renvoyer Mahiro comme tu voudrais que je ne te fasse renvoyer.
-Parce que vous vous doutiez qu'il n'était pas le véritable coupable ! Professeur, ne vous moquez pas de moi : vous aviez l'intention dès le début de trouver le coupable vous-même avant que je ne me dénonce de mon propre gré. Alors, professeur, si vous le vouliez, c'est parce que vous aviez une idée en tête, n'est-ce pas ?
-Et les idées ne sont pas toujours fixes, mon garçon. Maintenant, si tu tiens à te faire renvoyer pour la faute que tu as commise, alors commets-en une autre qui justifierait ton renvoi.
-Que... s'étrangla Kazamasa, ulcéré. Professeur, vous êtes en train de m'encourager à mal tourner !
-C'est une punition que tu veux, n'est-ce pas ? Alors, si tu veux en recevoir une pour te délester de ta culpabilité, bien, Kazamasa : fais semblant de commettre une faute grave. Sans quoi, il est impossible que tu ne sois renvoyé.
-Mais vous avez bien fait renvoyer Tsuzuku, lui, après qu'il a agressé Mahiro ! Ce que j'ai fait est bien plus grave, Monsieur ! Car ce que Mahiro a subi, il devait aussitôt s'en remettre, quant à Tsuzuku, Monsieur, les rumeurs qui circulent sur lui par ma faute continueront toujours de le dénigrer !
-De par son comportement naturel, Tsuzuku n'avait pas besoin de toi pour être dénigré.

Ce disant, Sugizo qui s'était redressé, prêt à partir, s'effondra subitement sur sa chaise. Pourquoi, pensait-il, las. Pourquoi est-ce qu'ils m'attendent tous si tard pour venir me parler plutôt que de le faire directement après la sonnerie de fin des cours ? C'était une malédiction. Ses élèves attendaient intentionnellement la fin de son dur labeur pour venir l'achever à coups de soucis et de questions insistantes. Il n'a pas pensé que chacun d'eux attendait la fin de son travail pour être certain d'obtenir son attention.
-Vous êtes en train de dire qu'il l'a mérité, n'est-ce pas ? s'indigna Kazamasa.
-Les autres choisissent de croire en cette rumeur ou non. Que Tsuzuku se prostituerait auprès d'un acteur pour son argent... S'ils avilissent Tsuzuku, ce sera leur faute avant d'être la tienne.
-J'ai avili Tsuzuku le premier, professeur. Dans le fond, même s'ils ne doivent pas le croire... Je sais, dites, je sais que Tsuzuku ne fait pas cela. Je pense de toute façon qu'est coupable celui qui achète un être humain plutôt que l'être humain qui se vend, malgré tout, professeur, ces rumeurs existent parce que je l'ai voulu et que mon intention première était de nuire à Tsuzuku. Pour cette raison, Monsieur Sugihara, je mérite d'être renvoyé.
-J'ai promis à Mahiro de ne pas le faire.

Kazamasa recule. C'est comme pour tenter de mieux évaluer l'être vivant d'espèce inconnue qui se tient avachi devant lui et qui le regarde entre les doigts écartés de sa main collée à son visage. Une ombre de suspicion ternit le front de Shou comme il n'est plus certain de devoir accorder sa confiance.
-Que Mahiro vient-il faire là-dedans ?
-Il dit que Tsuzuku pourrait ne jamais redevenir comme avant s'il apprenait que tu l'as trahi.
« Redevenir comme avant ».

C'était vrai... Il avait existé un « avant ». Mais la lumière de cet avant-là avait été ombragée par l'obscurité du présent et aussi, cet avant avait fini par disparaître dans les ténèbres de l'oubli. L'avant. Avant quoi, d'ailleurs ? Avant l'accident ? Oui... Il ne faisait nul doute que Tsuzuku n'était plus le même depuis cet accident et pourtant, il y avait en Kazamasa cette intuition troublante qui lui disait que si l'accident pouvait servir de repère temporel, malgré tout il n'était peut-être pas la cause du changement soudain dans l'esprit de Tsuzuku. Peut-être que dans le fond, Tsuzuku avait toujours été ainsi ; cet être imbu de sa personne qui se voulait mettre en valeur en enfonçant les autres dans la boue. D'aucuns pouvaient penser, bien sûr, qu'un traumatisme crânien ou psychique avait été la cause de ce brusque retournement de personnalité. Mais Kazamasa avait peur, Kazamasa avait mal et pour ne plus souffrir, il voulait faire porter la responsabilité à Tsuzuku lui-même plutôt qu'à ce qu'il avait vécu. D'accord, c'était peut-être un peu de la lâcheté aussi. Parce que Kohara Kazamasa était celui qui avait provoqué ce tragique accident qui avait plongé Tsuzuku entre la vie et la mort, il paraissait tellement plus confortable de se dire que le Tsuzuku d'aujourd'hui n'était pas l'œuvre d'un traumatisme, mais le résultat d'une prise de conscience soudaine. La prise de conscience de lui-même et le désir brutal d'exprimer le véritable fond de sa personnalité. Comme une révélation soudaine dans le choc de son accident, Tsuzuku avait eu connaissance de lui-même et suite à cette découverte, il avait décidé de ne plus faire semblant, de ne plus jouer le rôle d'un saint au détriment de sa liberté d'expression. Et tant pis si sa liberté, à lui, devait pallier celle des autres. En devenant lui-même, Tsuzuku était devenu libre, et il s'était libéré de son propre gré, comme un évadé de sa prison intérieure. Les barreaux de la bienséance et du faux-semblant.
Voilà ce que voulait se dire Kazamasa. La responsabilité d'un tel changement n'était que celle de Tsuzuku, et nul autour de lui ne méritait de subir le revers de ses travers.
-En somme, Kazamasa, je te demande de redevenir l'ami de Saegami Tsuzuku.

Shou a écarquillé des yeux horrifiés. Le long de sa tempe, des sueurs froides ont perlé tandis qu'il secouait la tête. Il semblait en proie à des cauchemars comme ses pupilles papillotaient, aveugles de la réalité, s'horrifiant d'hallucinations.
-C'est du moins la condition que je voulais te donner pour t'éviter ton renvoi.
-Alors renvoyez-moi, Monsieur, s'étranglait Kazamasa.
Il était à la merci d'affres intérieures dont Sugizo ne pouvait pas même imaginer la nature. À l'intérieur de lui, c'était un chien sans cesse attaché et muselé par son maître lorsqu'il se représentait la seule amitié qu'il croyait possible envers Tsuzuku. « Envers », et non pas avec, puisque devenir l'ami de Tsuzuku ne devait jamais signifier que Tsuzuku ne devînt notre ami.
-Parce que Tsuzuku me hait, sanglotait Kazamasa face à l'absence de réaction de son professeur. Monsieur Sugihara, je vous en supplie. Je ne veux pas, je ne peux pas, vous donnez un humain en sacrifice au diable pour le nourrir !
-Même un Ange déchu ne peut devenir rien d'autre qu'un démon, Kazamasa. Mais devenir le diable, un Ange même déchu ne le peut pas.
Une métaphore mystique. Kazamasa ne pouvait croire que Sugizo, cet homme qu'il avait cru si sage et sensé, ne puisse tenter de le tromper par des arguments si irrationnels. S'ils n'étaient pas de la mauvaise foi, alors ils étaient de la folie et pour cette raison, faire confiance à Sugizo revenait à un suicide. Il a secoué farouchement la tête, Shou, avant d'écraser ses tempes entre ses mains.
-Il est devenu impossible de comparer Tsuzuku à un Ange, a-t-il gémi.
-« Devenu », Kazamasa, cela veut dire qu'il en a jadis été possible, n'est-ce pas ? Car tu sais, Kazamasa, l'on ne peut pas « devenir » ce que l'on est déjà, et si Tsuzuku est « devenu » un démon, alors fut un temps où il a été autre chose, n'est-ce pas ?
-Professeur, vous ne pouvez pas... pleurait le garçon dans la terreur de sa déréliction. Comme si vous vouliez m'attaquer, vous lui servez de bouclier... Mais il me hait, professeur ! Je le hais aussi, et plus jamais je ne pourrai faire semblant de rester envers et contre tout du côté d'une personne qui ne me veut plus que du mal !
-Alors donne-moi une seule bonne raison qui ait pu justifier cela, Kazamasa. Que Tsuzuku ne te haïsse, depuis cet accident... Dis-moi qu'as-tu fait de mal pour que sa haine soit justifiée.

Shou n'a pas répondu. S'avançant vers son bourreau et celui qui, en dépit de toute cette mascarade, demeurait le seul qu'il voyait capable de le protéger, Shou s'est jeté sur le bureau pour venir par-dessus saisir les mains de Sugizo. L'homme n'a pas réagi, ahuri, et entre leurs deux visages une promiscuité malsaine s'était installée.
-Je n'ai rien fait, professeur. Je n'ai jamais causé volontairement le moindre tort à Tsuzuku qui ait pu expliquer pourquoi il s'est ainsi mis à me mépriser comme il s'est mis à mépriser les autres.
-C'est parce qu'il n'y a pas de raison, Kazamasa, que je crois que le changement de personnalité de Tsuzuku est étranger à la raison même.

Les mains de Shou sont moites. Elles sont froides, aussi, comme si elles étaient restées emprisonnées dans un hiver que le mois de juin avait chassé depuis longtemps. Et il supplie, Shou, de ses grands yeux brillants. Il supplie pour être épargné, peu importe comment, de cette responsabilité que l'on lui incombe comme une mise à mort.
Sugizo est impitoyable.
Ou plutôt, toute la compassion dont il est intrinsèquement capable semble se diriger vers la mauvaise personne. Shou serre les dents.
-Ou plutôt il y en a une autre, Kazamasa. La raison pour laquelle cette personne jadis mue par l'amour n'est aujourd'hui guidée plus que par la haine, elle n'a rien à voir avec vous.
Kazamasa se met à secouer ses mains avec violence et Sugizo se laisse faire, impassible devant ces larmes d'effroi qui viennent se mêler aux sueurs froides.
-Et tant que la raison demeure introuvable, Kazamasa, il faudra continuer à la chercher sans relâche jusque dans les endroits auxquels personne ne penserait.

Kazamasa ne veut pas chercher. Les recoins les plus sombres ne renferment que des secrets devant lesquels l'humain ne pouvait rien faire de mieux que de fermer les yeux. Parce que la découverte de la vérité est parfois une folie qui nous guette, Kazamasa se protège, et tant pis s'il est lâche.
-Il ne peut exister qu'une seule raison qui justifie la disparition du garçon qui nous aimait autant que nous l'aimions, professeur. Cette raison, je le sais, dites, est que d'une manière ou d'une autre, et même s'il continue à vivre parmi nous comme si de rien n'était, l'ancien Tsuzuku est mort.
Un sourire se dessine sur les lèvres de Sugizo. Il l'enlaidit, ce sourire, comme au lieu de réconfort il marque la trace d'une ironie teintée d'une jouissance perverse.
-Alors, découvre son assassin.
Sugizo a senti que les mains autour des siennes se relâchaient. En face de lui, Shou n'était plus qu'une poupée de cire simplement maintenue debout par des battements de cœur miraculeux.

Il l'avait dit, après tout. Alors que Kohara Kazamasa n'avait fait que mentionner la mort de Saegami Tsuzuku, Sugizo, lui, comme une évidence flagrante et inexorable, avait parlé de meurtre.
 










 
-Tu veux dire qu'il t'a trahi ?
Aoi respirait la révolte. Son être tout entier se tendait, les nerfs prêts à sauter, comme une pulsion de violence se propageait à l'intérieur de ses veines. Aoi était révolté et bouillonnait de rage. Ça a à peine consolé Kazamasa, encore hanté par l'image du sourire démoniaque de Sugizo. Qu'avait voulu dire ce sourire ? Avait-il vraiment rêvé cette vicieuse satisfaction qu'il avait cru voir y apposer son ombre ?
Assis en tailleur sur son lit jonché de vêtements sales, de disques et de jeux vidéos, Shou se tenait tête baissée, ses mains fermement resserrées autour de ses pieds comme pour exorciser sa frustration. Au milieu d'Aoi debout au centre de cette pièce renfermée et en désordre et du garçon qui boudait indubitablement, Miyavi se tenait-là contre la porte les bras croisés, en retrait du mieux qu'il le pouvait de cette ambiance glacée et pourtant, brûlante.
-Ce salaud, a craché Joyama dont les yeux à chaque seconde semblaient plus noirs que noirs. C'est une blague, pas vrai ? Toi et moi avions mis ce plan au point. Hiroki ne s'y était pas opposé, pire : ne t'avait-il pas dit être soulagé après que tu lui aies envoyé ce message ? Hiroki disait vouloir en avoir le cœur net quant à Tsuzuku, et voilà qu'au dernier moment, ce renégat retourne sa veste.
-Sa veste, bougonne Kazamasa entre ses dents. Tu parles. C'était un manteau de fourrure. Un manteau pour lequel il a tué et sur lequel demeurent encore des traces de sang séché.
-Un criminel, voilà ce qu'il est, renchérit Joyama que la haine animait avec plus de ferveur à chaque minute. Il est ton parrain, non ? Il te fait venir jusque chez lui, faisant croire à Tsuzuku qu'il ne s'agit que d'un livreur, et au moment où, tandis qu'il immobilise notre ennemi, tu es sur le point de le déshabiller, Hiroki te frappe au ventre et te repousse. Tout cela parce qu'il a été prétendument éprouvé par les hurlements de Tsuzuku ? Dis-moi, Shou, tu n'as pas envie de te venger ?

Sur le lit, Shou se balance machinalement d'avant en arrière, ses doigts resserrés si fort autour de ses pieds qu'il sent les ongles meurtrir sa chair. Son regard fixe rivé sur le mur, Shou ressemble à un aliéné dans sa cellule. Lorsqu'il ouvre la bouche, sa voix est rauque.
-Ils semblent tous s'être donné le mot, tu sais. Comme s'il se déroulait une conspiration liguée contre nous. Une sorte de secte dont le gourou serait Tsuzuku pour lequel ses fidèles se soulèveraient en silence, tu vois. C'est une révolution souterraine. Il n'y a pas que Hiroki. Sugihara Yasuhiro... Lui, alors qu'il semblait le détester plus que quiconque au début, à présent il semble vouloir à tout prix préserver Tsuzuku du moindre choc psychique. Comme si c'était moi le criminel. Comme si c'était Tsuzuku la victime.
-Pour ce qui est de Monsieur Sugihara, qu'a-t-il dit ?

Pour la première fois depuis qu'ils avaient pénétré dans l'appartement de Kazamasa, Miyavi avait enfin prononcé une parole, et c'est comme si la voix du jeune homme avait le don d'apaiser les esprits autour de lui. Sentant ses nerfs et ses muscles se relâcher peu à peu, Joyama s'est tourné vers lui, inquisiteur.
-Un illuminé, a ri Shou, amer. Il est le pire. Me disant des choses comme redevenir l'ami de Tsuzuku, après la manière dont il m'a traité... Selon lui, il existe une raison pour laquelle l'ancien Tsuzuku n'existe plus, et que si je pouvais trouver cette raison, nous pourrions ramener le véritable Tsuzuku. Mais l'ancien Tsuzuku est mort, c'est ce que j'ai dit à ce détraqué mental qui prenait en pitié cette pauvre ordure et alors, comme si... Comme si...

C'est comme si une lame imaginaire avait tranché les cordes vocales de Kazamasa. Dans un râle étranglé, il a exorbité les yeux et son visage s'est tordu en une expression d'agonie. Il s'est mis à pousser des plaintes aigues, Kazamasa, et tandis que Joyama allait se précipiter sur lui, Miyavi l'a arrêté d'un geste de la main, souverain. Observant le garçon comme s'il n'était pas en proie à des démons intérieurs.
-Continue, ordonna Miyavi d'un ton posé mais autoritaire. Dis-nous ce que Sugihara a dit.
Il respirait difficilement, Shou, et son souffle était stertoreux tandis qu'il peinait tant bien que mal à retrouver un rythme régulier. Lorsqu'il y fut enfin parvenu, le cœur battant, Shou a arrêté de se balancer et alors, c'est un visage blanc qu'il a levé sur Miyavi.
-Comme si sa mort ne pouvait être due qu'à un crime, Sugizo m'a dit de trouver le meurtrier.

Le rire de Miyavi a fait planer dans l'atmosphère un sentiment de paranormal. Ou contre-nature, plutôt, comme un froid tétanisant en plein été, un coup ravageur de tonnerre provenant d'un ciel bleu immaculé. Interdits, les deux garçons ont fixé sans le reconnaître Miyavi qui riait à gorge déployée.
-C'est ridicule, articula le garçon entre deux hoquets après qu'il se fût calmé. C'était pour se moquer de toi, tu sais. Pour te faire réaliser l'absurdité de tes propos, notre professeur aura eu ces paroles qui te parurent quelque peu étranges.
-Ce n'est pas le cas, rétorqua Kazamasa, indigné du manque de sérieux de son ami. C'était une métaphore, bien sûr. Tsuzuku est mort, mais c'est son esprit qui est mort, à moins que cet esprit-là n'ait toujours été qu'une invention entretenue soigneusement chaque jour par son créateur. Mais un meurtre ! Par trouver le meurtrier, Sugizo me disait de trouver celui qui pourrait être le responsable de la mort psychique de notre bien-aimé Tsuzuku.
-Alors, ce dont tu as peur, Kazamasa, est de découvrir que le meurtrier c'est toi, n'est-ce pas ?


Blême, Joyama a reporté son attention sur Kazamasa. Et si mort il y avait eu dans cette histoire, c'était peut-être au final ce garçon dont le teint était sans conteste devenu celui d'un cadavre. Le temps qu'il faut à une idée pour traverser un esprit, le cœur de Shou s'est arrêté.
-Je veux dire, reprend Miyavi d'une voix atone, tu as provoqué cet accident, non ? Tu l'as provoqué sans le vouloir et toi, dans tout le désespoir de ta culpabilité, tu penses que le choc post-traumatique a pu faire survenir en Tsuzuku ce radical changement de personnalité.
-Ishihara, pestait Shou, espèce de...
-Mais changement ne veut pas dire fatalité, Shou. Ce qui a été changé n'a pas forcément été perdu, tu sais. Ce qui a été changé... n'a pas forcément été abandonné. Au fond de lui, ne crois-tu pas que Tsuzuku aurait pu garder son âme ?
-C'est impossible.

La conviction de Kazamasa était totale. Ce qui le rendait si sûr de lui, ce qui le rendait si grave, ce qui en lui donnait ce sentiment oppressant que Shou luttait contre lui-même pour s'éloigner d'une terreur profonde, ni Joyama ni Ishihara ne le savaient. Mais lorsqu'il avait déclaré ces mots, il y avait dans la voix de Shou un tel désir de convaincre qu'il donnait avant tout l'impression de vouloir se convaincre lui-même. Peut-être croyait-il réellement à ce qu'il disait. Tandis qu'il dévisageait tour à tour les deux garçons, il y avait dans l'expression de Kazamasa cette foi inébranlable qui le rendait invincible.
-Ne me demande pas pourquoi je le sais. Si tu exiges une explication rationnelle, je ne serai pas en mesure de te la donner, déclara Shou. Néanmoins, Ishihara, si j'ai si peur de découvrir la vérité, ce n'est pas parce que j'ai peur d'être le coupable. Non, Ishihara, il y a autre chose... Il y a autre chose que j'ignore, Ishira, une chose que nous ignorons tous et que, au fond de moi, je ne veux pas connaître.


Miyavi semble se replonger dans le silence qui avait été le sien jusqu'alors. Il ne lui suffisait plus de garder ses bras croisés sur sa poitrine : il a clos ses lèvres et avec elles, son cœur s'est fermé aussi. Le regard évasif, Miyavi se plongeait dans un ailleurs imaginaire dans lequel personne ne pouvait le rejoindre. C'était un exil mental.
Au silence de la lâcheté, Joyama a préféré le chaos de la sincérité.
-Si tu ne veux pas le savoir, Kazamasa, alors, pour commencer, tu n'aurais pas dû exiger une photo à Hiroki.
Kazamasa n'a pas répondu. Il n'y avait rien à répondre.
Il le savait déjà. C'était tout.

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