Flash-Black - Chapitre 8

Juliet

-Et Shou ?
-Shou ? a répété Tsuzuku sans comprendre.
Il semblait un peu ahuri, Tsuzuku, déstabilisé sur le coup et là, une idée a traversé l'esprit de l'autre, qu'il fallait en profiter, que c'était l'occasion, qu'elle ne se présenterait sans doute plus, qu'il ne fallait pas la laisser passer, là, que la surprise l'avait désarmé, qu'il fallait l'attaquer, que c'était maintenant, où il était sans défense, ou jamais.
-Shou, répète Hiroki dans un soupir résigné -résignation que Tsuzuku croit ressentir mais dont il ne saisit pas la nature. Est-il au courant... des visites que tu me rends ?

Tsuzuku ferme les yeux. Il renverse la tête en arrière, les jambes écartées, son bras pendant hors du fauteuil. Au bout de ses doigts fume une cigarette dont les cendres s'accumulant menacent de s'écraser à tout instant. Tsuzuku fait des ronds dans l'air. Des ronds de fumée.
-Vous avez peur que Shou ne l'apprenne ?
-Il croit que tu es un fan. Normalement, une célébrité n'accepterait jamais de rencontrer un fan aussi souvent.
-Vous voulez dire... ?
-Que Shou se ferait de drôles d'idées à mon égard s'il savait que je te reçois aussi souvent chez moi.
-Les « drôles idées » qu'il se ferait, imbécile, valent toujours mieux que la réalité.
-Ah, oui... marmonne Hiroki comme à lui-même. La réalité... Du moins la tienne.
Tsuzuku rouvre les yeux. Il y avait en eux plus de menace et de danger que le couteau que Hiroki avait senti pointé sur son dos, le premier jour.
-Vous me rendrez ce que vous m'avez pris, Hiroki. Et ce d'une manière ou d'une autre.


Hiroki s'est demandé de quoi est-ce que l'adolescent parlait. Oh, non pas que Hiroki ignorait absolument ce qu'il avait pris à Tsuzuku. Qu'il le voulait ou non, l'homme était obligé en son for intérieur d'admettre qu'il avait volé à Tsuzuku une chose d'une importance capitale. Mais cette chose-là, précisément, Hiroki ni personne d'autre ne pouvait la lui rendre, et Tsuzuku n'était certainement pas sans le savoir. Ce qui lui avait été pris, Tsuzuku jamais ne pourrait le récupérer. Quand bien même y mettrait-il toutes ses forces, toute sa rage, toute sa haine et son désespoir, rien ne lui rendrait ce qui lui avait été arraché. Quand bien même il donnerait sa vie pour cela. Surtout pas s'il donnait sa vie pour cela. Alors, Hiroki a pensé, intrigué, que Tsuzuku faisait allusion à autre chose. Il y avait une autre chose à laquelle Tsuzuku tenait profondément et que Hiroki, peut-être sans le savoir, lui avait prise. 
Mais quoi ? 
Il aurait pu simplement poser la question, seulement il avait l'impression que le fait seul de ne pas savoir eût amené sur lui une sévère colère.
Alors, Hiroki s'est juste dit que cette chose, il pouvait sans doute la lui rendre, même s'il n'avait aucune idée de ce à quoi cette chose mystérieuse pouvait bien ressembler.
-Au fait, je ne vous ai pas demandé si je pouvais fumer dans votre appartement.


Hiroki baisse les yeux. Ils atterrissent sur la cigarette qui recrache ses cendres sur le sol. Une cigarette prête à s'éteindre et à finir jetée sans scrupules ni regrets par celui qui, pour l'instant encore, la tient entre ses doigts. La fumée a un arrière-goût âcre de poison. Hiroki a pensé par-devers lui qu'il était normal qu'un serpent aime à s'alimenter d'un poison qu'il pourra recracher à tout moment.
Lorsqu'il a relevé la tête, Hiroki a remarqué non sans surprise le regard fixé sur lui. Alors qu'il l'observait, la langue fendue de Tsuzuku caressait ses lèvres, lentement.
-Si je te disais que tu n'en as pas le droit, tu fumerais quand même, avança Hiroki d'une voix blanche.
-C'est de la lâcheté, rit Tsuzuku qui s'attendait à ce genre de réponse. Vous ne dites rien parce que vous avez peur de moi.
-Détrompe-toi. C'est parce que je n'ai pas peur de toi que je te laisse faire ce que tu veux. Pour l'instant.
-Je ne crois tout simplement pas que vous puissiez faire autrement.
-Vraiment ? Il faudrait que tu sois aveugle pour ne pas te rendre compte que je pourrais t'imposer ma volonté par la force si je le voulais.
-Parce que vous croyez que votre force physique peut quelque chose contre moi ?


Tsuzuku est choqué. Littéralement. Comme si entendre de tels mots de la bouche de Hiroki était la dernière chose à laquelle il avait pu s'attendre. Comme si de cet homme qu'il méprisait au plus haut point, il avait en dépit de tous ses défauts attendu un minimum de sagesse. Sagesse dont l'attente s'était vue aussitôt désenchantée au moment où il avait entendu ces mots. Tsuzuku était choqué. Il dévisageait Hiroki et ne le reconnaissait plus. Il n'y avait aucune peur en Tsuzuku ; ce qui ressemblait à une menace de la part de Hiroki le laissait totalement de marbre, mais c'était cette superficialité qu'il prêta à ses propos alors qui le choquait, comme si dans l'esprit de Tsuzuku jusque-là, Hiroki avait tout de même été au-dessus de cette mentalité.
-Lorsque je parle de force, Hiroki, je parle de ce qu'il y a là-dedans.
Ce disant, il tapota sa tempe du bout de son index. Au bout de son bras pendant, sa main tremblait. C'était infime, mais perceptible. La cigarette fumait ses derniers sillons, prête à tomber dans l'oubli auquel est condamnée toute chose ou tout être devenu inutile.
-Le seul moyen que vous puissiez avoir de vous débarrasser de moi serait de me tuer. Seulement, ce sera ce moyen-là qui vous fera aussitôt mettre en prison.
 
Hiroki ne réagit pas. Tuer Tsuzuku, il n'en avait de toute façon jamais eu l'intention ; pas même l'envie. Alors, ne pas pouvoir le faire, ce n'était pas ce qui lui causait de la frustration. Serein, Hiroki s'est renfoncé dans son canapé et, bras et jambes croisés, il a fixé le garçon, attentif.
-Je vous pourrirai la vie jusqu'au bout, Hiroki. Jusqu'où il le faudra je vous suivrai. Même lorsque vous quitterez à nouveau Tôkyô, en Europe et en Amérique, je vous suivrai.
-Si l'on te découvre, l'on nous soupçonnera une relation sulfureuse. Pour un artiste comme moi... qui plus est, avec un garçon, et mineur de surcroît...
-C'est votre carrière qui en pâtirait. Alors, si une telle chose devait arriver, je n'en serais que plus fort, rétorqua Tsuzuku dans un haussement d'épaules.
La cigarette qui s'était éteinte dans un dernier souffle enfumé tomba des doigts de Tsuzuku pour finir délaissée sur le sol. Tsuzuku avait les yeux plissés à travers lesquels il sondait Hiroki de ses prunelles qui miroitaient toute sa lucidité.
-Je vous suivrai, Hiroki. Jusqu'à ce que vous me rendiez ce que vous m'avez pris.


Ah, pense Hiroki. Encore ce fameux mystère. Et son regard le scrute, son regard le sonde, et Tsuzuku a ce petit sourire en coin de celui qui savoure une victoire intérieure. Comme s'il était conscient d'avoir ravivé en son ennemi des doutes qui le démunissaient. « Tu te demandes de quoi je parle, n'est-ce pas, imbécile ? Et ça t'énerve parce que tu ne sais même pas si je bluffe ou si je dis la vérité, tu ne sais même pas s'il existe vraiment une chose que tu m'as prise et que tu peux me rendre. Toi, tu ne sais rien, toi, tu patauges dans la vase purulente du doute, parce que ce que tu m'as pris, et ce que je te forcerai à me rendre, même si à ton esprit aveugle cela est impossible, tu ne sauras jamais ce que c'est. »
C'était une bataille tacite que Tsuzuku avait d'ores et déjà remportée. Mais la bataille ne faisait pas la guerre. Si, du moins, pouvait être appelé une guerre un affrontement entre deux parties ou seule l'une d'entre elles se battait vraiment.
-Hiroki, j'ai besoin de cinq-cent-mille yens.


Et Tsuzuku de tendre la main, simplement, comme s'il n'y avait là rien d'incongru. Ça ne ressemblait même pas à un ordre. Il avait pris le ton posé et serein d'une banale demande, celle de quelqu'un qui s'attendait déjà à recevoir une réponse positive, mais qui prenait malgré tout la peine de demander par pure politesse. Ça ne ressemblait en rien à de la provocation. Tsuzuku tendait la main, et quiconque eût vu cette scène de l'extérieur aurait confondu la réalité avec la scène commune d'un fils qui demande de l'argent de poche à son père.
L'argent de poche lui a été accordé. Sans aucun mot, Hiroki s'était levé, était allé chercher jusque dans sa chambre son portefeuille négligemment laissé sur son bureau et, en revenant, il avait posé une liasse de billets dans les mains de Tsuzuku. Tsuzuku, il ne l'a pas remercié ; il savait que Hiroki ne s'attendait pas à ce qu'il le fasse. Sans un mot, il a enfoui les billets froissés dans sa poche et -geste intriguant- non sans avoir pris le soin de ramasser le mégot qu'il avait laissé traîner sur le sol, Tsuzuku s'en est allé.
 
 
 
 
 


 
 

-Regarde, Tsuzuku. Il y a une maison hantée.
Tsuzuku a levé les yeux au ciel avant de daigner les diriger vers le sombre bâtiment imitant un château en ruines que Kazamasa pointait du doigt. C'est non sans un soupir de lassitude qu'il a mollement suivi son ami qui, déjà; s'avançait d'un pas guilleret vers son lieu de prédilection.
-Pour ce genre de loisirs dignes d'un gamin de primaire, tu es celui qui paie, prévient Tsuzuku.
Et Shou de lui afficher sa mine la plus chagrine, moue boudeuse et yeux suppliants.
-Tu m'as promis que tu m'offrirais tout, Tsuzuku.
-Parce qu'en disant cela, je ne m'attendais pas à ce que tu me demandes de t'accompagner dans un parc d'attractions, rétorqua l'adolescent aussi sec. Avec tout ce que je pouvais t'offrir, tu as choisi ce qu'il existe de pire.
-Je n'ai pas d'argent sur moi, s'excusa Shou, confus. Je suis désolé... On peut aller ailleurs, si tu veux.
Shou a eu un instinctif geste de protection lorsque Tsuzuku s'avança vers lui, glacial. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il sentit une main se fermer délicatement autour de son bras pour découvrir son visage. Tsuzuku était là, si près, et Shou s'est senti rougir.
-J'ai dit que je t'offrais ce que tu désirais pour me faire pardonner de toutes ces fois où je t'ai bassement traité. Pour une fois que je compte tenir une promesse, profites-en.

Il avait dit « pour une fois », et au fond de Shou, une peine a vu le jour. Qu'était donc devenu Tsuzuku pour parler de lui de la sorte ? Où s'était évaporée sa mémoire jadis légendaire qui ne gardait même plus rien de celui qu'il avait été ? Des promesses, Tsuzuku en avait fait un nombre incalculable, et il les avait tenues tout autant. Qu'il se fût agi de promesses qu'il avait formulées de son plein gré, de promesses que l'on lui avait plus ou moins forcé à faire, ou de promesses même -ce que Shou ne savait pas mais soupçonnait- que Tsuzuku avait formulées à nul autre qu'à lui-même et qu'il avait tenues sans que personne n'en sût rien ; à aucun des espoirs que Tsuzuku avait apportés, il n'y avait eu de désillusion.
Jamais Tsuzuku ne faisait de promesses sans qu'il ne fût certain d'être capable de la tenir ; et lorsqu'il se savait capable de la tenir alors, il se révélait aussi incapable de la trahir.
C'est ainsi que Shou, celui qui partageait sa jeunesse depuis tant d'années déjà, ainsi que tous ceux qui avaient pu côtoyer de près ou de loin le jeune homme, avaient connu Tsuzuku.
Mais en face de Shou, c'était à présent un adolescent imprévisible et capable d'une violence jadis étrangère à sa personne qui se trouvait. Un adolescent qui, l'air résigné, avait simplement dit « pour une fois que je compte tenir une promesse ».
Comme si Tsuzuku était mort pour Tsuzuku. Comme si les souvenirs qu'ils avaient toujours eus en commun étaient à présent condamnés à n'appartenir plus qu'à Kazamasa.

Reformatage. Le disque dur de la mémoire de Tsuzuku avait été entièrement réinitialisé pour n'y laisser que du vide. Un vide que Shou espérait de tout son être combler de souvenirs heureux.
-Shou, allons-y.
Sa main a pris la sienne et Shou s'est laissé entraîner jusqu'au guichet.
-Deux tickets adultes, s'il vous plaît.
-Cela fera huit-cent yens.
C'est lorsqu'il lui a fallu payer que ça s'est compliqué. Tâtant ses poches, Tsuzuku est devenu blême.
-Mon portefeuille... il a disparu.
Shou sentait déjà la panique le gagner que surgit brusquement une voix derrière eux. Au contact d'une main inconnue sur son épaule, Tsuzuku a tressauté.
-Ne serait-ce pas ce que tu cherches ?
Le sourire de Mahiro miroitait tel un débris de verre tendu sous les rayons du soleil. Ahuri, Tsuzuku a esquissé un geste lent vers le portefeuille que le garçon lui tendait.
-C'était une blague, Tsuzuku. Une blague.
Mahiro a poussé un petit cri de surprise ; Tora venait d'arriver et par derrière avait enserré la taille du garçon. Enfouissant son visage au creux du cou pâle de Mahiro, Tora a levé un regard torve sur Tsuzuku.
-Il voulait te faire une farce pour t'apprendre à ne pas garder ton portefeuille si facilement accessible aux pickpockets.
Tsuzuku n'a rien dit, mais son silence trahissait sa circonspection et, lorsqu'il eut vérifié que l'argent ne manquait pas dans son portefeuille, il paya et tout aussitôt, lui et Shou se retrouvèrent dans le vaste château hanté.


 
Rien ne semblait plus pareil lorsque, une demi-heure plus tard, ils en ressortirent. Une légère brise s'était levée et caressait leurs visages dans une infinie douceur, les rires des enfants leur parvenaient à présent comme la musique de fond d'une joie qu'ils partageaient, mais aussi -et peut-être était-ce le plus important-, Kazamasa pouvait sentir autour de sa taille le bras protecteur de Tsuzuku.
-Sérieusement, l'on vous prend pour un couple.
Au son de la voix railleuse de Tora, Tsuzuku a grimacé. Il a accéléré le pas, entraînant Kazamasa, pour fuir les deux garçons qui depuis leur rencontre n'avaient cessé de les suivre.
-Tsuzuku, Shou, attendez-nous.
Ou bien Mahiro ne comprenait rien, ou bien il prenait un malin plaisir à irriter le jeune homme. Lorsque Tsuzuku a fait volte-face pour les affronter, Mahiro s'est retrouvé nez à nez avec un visage qui n'avait rien d'amical.
-Ce que nous sommes ou non n'a rien à voir avec vous.
-Tsuzuku, bougonna tristement Mahiro, je suis désolé... Tora ne se moquait pas de vous.
-Bien sûr que si, je me moquais d'eux, intervint une voix peu avenante.
Cela valut à Tora un regard lourd et réprobateur de la part de Mahiro avant qu'il ne reporte son attention sur les deux jeunes hommes.
-Tu sais, Tsuzuku, si vous sortez ensemble, alors c'est bien, non ?
Derrière, Tora étouffait un rire irrépressible comme il voyait les joues blanches de Kazamasa s'empourprer. Celui-ci dut remarquer la moquerie qu'il attirait car la honte le poussa aussitôt à cacher son visage contre le bras de Tsuzuku.
-Il n'y a rien qui montre que l'on sort ensemble, rétorqua ce dernier, imperturbable.
-Bien sûr que si, renchérit Mahiro dans une candide ferveur. Lorsque nous étions dans le palais hanté, tu restais constamment collé à Shou.
-Parce que cet idiot avait peur d'un rien et ne faisait que crier, imbécile, cracha Tsuzuku.
-Oui, mais... Quand même, tu le tiens par la taille. Shou, dit Mahiro en portant son attention sur le concerné, dis-le, tu sors enfin avec Tsuzuku, n'est-ce pas ?
« Enfin » ?
-Que cela veut-il dire que je le tienne par la taille, explosa Tsuzuku, lorsque toi-même tu baises avec ce salaud alors qu'il n'est pas même ton petit ami ?


Le « salaud » qui jusqu'alors riait en cachette mit soudain sa gravité en évidence. Tora ou le vampire étendant son empire, il s'est approché jusqu'à ce que ses yeux de glace ne se retrouvent qu'à une distance infime de ceux de Tsuzuku. Ce dernier n'a pas cillé. Les sangs étaient bouillonnants autant que la tension était froide ; autour de ce noyau de haine, Shou et Mahiro demeuraient figés par l'impuissance ; celle qui a la peur pour matrice.
-Dis-le encore une fois, a susurré Tora du bout des lèvres.
Lorsqu'il les a étirées ont lui les pointes polies de ses dents de vampire.
Tsuzuku gardait la tête haute, la mâchoire serrée par un mépris palpable, et le goût amer et écoeurant de cette promiscuité malsaine.
-Tu n'es qu'un salaud, Tora. Si la vérité te gêne alors, il ne tient qu'à toi de la transformer.
-Parce que tu penses que c'est ça qui me gêne ?!
D'un seul et même bond, Shou et Mahiro s'étaient précipités au-devant de Tsuzuku. Trop tard. Dans un râle qui mêlait la rage à la douleur, Tsuzuku s'est effondré sur le sol. 
-Tsuzuku !
De ses mains écorchées par le frottement de l'asphalte, Tsuzuku a tenté de repousser Shou qui l'avait déjà assailli de toute sa dévotion. Mais il n'y avait peut-être pas assez de volonté cette fois pour rejeter assez fermement le garçon, et Shou, le visage terni par l'inquiétude, aidait le garçon à se redresser.
-Tu as le nez en sang, s'affolait Kazamasa. Tsuzuku, viens, je vais te soigner...
-Tiens donc, ironisait Tora avec acidité. Cela ne te rappelle-t-il pas ce que tu as récemment infligé à Joyama ?
-Pour quelqu'un qui l'a fait basculer de la fenêtre, Tora, tu es vraiment arrogant.

Ce disant, Mahiro s'avançait d'un pas ferme vers Tsuzuku et Shou, bien décidé à venir du côté de l'attaqué plutôt que de l'attaquant. Si l'indifférence totale de la part de Tora était feinte ou non, nul n'aurait su le dire, mais ça n'a fait qu'accroitre un peu plus la colère dans le cœur de Mahiro.
-J'accepte tout de toi, Tora, mais pas cette violence.
-Tu as vu la manière avec laquelle il s'adresse à moi, n'est-ce pas ? répondit Tora de son ton le plus serein. Je n'ai pas de doute quant à celui qui est en tort.
-Tsuzuku n'est pas le seul à se faire des idées sur notre relation, rétorqua Mahiro qui sentait des larmes acides brûler ses yeux. Ce que l'on montre aux autres est plus qu'ambigu, et tu le sais. Si ce qu'ils pensent de toi te gêne, Tora, alors c'est à toi de changer la donne.
-Parce que tu crois que j'en ai quelque chose à faire, que ce chien pense que je suis un salaud ou non ?
-C'est bien pourtant parce qu'il a porté atteinte à ta fierté mal placée que tu l'as frappé, Tora.
-Je l'ai frappé parce qu'il a parlé de toi comme d'un dépravé, Mahiro.
-Parce qu'il prétend que nous couchons ensemble, Tora ? Et alors ? Penses-tu que Tsuzuku soit le seul à penser cela ? Ils le croient tous, Tora.
-Et je leur réglerai un à un leur compte tant qu'ils continueront à le croire.
-La violence ne peut rien contre les illusions, Tora. S'ils pensent à moi comme à un dépravé alors, je suis celui qui leur donne cette impression.
-Alors, qu'ils pensent que tu es ma catin, c'est ce que tu veux ?
-Cette illusion-là me paraît plus belle que la réalité, Tora.


« Alors, tu es juste complètement fou ? »
Mais ces mots étaient mort-nés et enterrés derrière les lèvres closes de Tora sans que jamais ils n'aient eu le temps d'entrevoir le monde extérieur. Gardant coincée en travers de sa gorge toute l'amertume de son impuissance, Tora a vu sa vision devenir trouble.
La gauche prisonnière de celle de Shou, la droite prisonnière de celle de Mahiro ; Tsuzuku n'a pas les mains libres. Il a la tête baissée cachée derrière des mèches d'encre emmêlées, et sur le sol se peint progressivement en art abstrait un feu d'artifice rouge sang.
« Je suis désolé d'avoir dit une chose comme ça. » Tsuzuku non plus ne peut pas parler.
Lorsque le regard de Tora a de nouveau croisé celui de Mahiro, il n'a pas pu le soutenir.
-Aujourd'hui, Tora, j'ai volé une douzaine de portefeuilles.
Ils sont trois et il est seul. Ils étaient trois, c'est devenu du passé lorsqu'ils sont partis, mais lui est seul au présent, encore. Tora n'a pas bougé. Lorsqu'il a réalisé qu'il n'était rien qu'un concentré de silence perdu au milieu de l'agitation populaire, Tora s'est baissé et, d'un geste tremblant, a tendu le doigt vers le sang déjà sec de Tsuzuku.
 
 
 
 
 





-Tora.
La folie qui a trouvé son calmant, le borderline en pleine crise qui a trouvé sa camisole, l'ébriété qui a retrouvé sa lucidité. Un corps qui a froid, plus pour longtemps ; la glace lentement fond, laisse des flaques tièdes qui s'évaporent sous la chaleur des rayons du soleil. Dans un soupir d'aise, Tora laisse sa couverture humaine réchauffer sa peau nue. Les frissons de froid ont disparu pour laisser place à des semblables qui n'ont pas la même mère ; c'est la sensation chaleureuse et délicieuse, chatouilleuse aussi, du mélange étrange de la satisfaction et du désir. L'une entraîne l'autre et l'autre entraîne l'une.
Les brailles de la volupté mêlée à un sentiment de danger ; il confond sa peur dans ses pores, s'interroge sur la nature des rapports. Tant pis, dit la résignation. Tant mieux, dit le délice inavoué -inavouable. Le plaisir a un arrière-goût amer de culpabilité ; mais certains aiment goûter à l'amer comme ils aiment faire goûter l'acide aux autres. Et acide, c'est ainsi que sont les paroles de Tora lorsqu'à la fin, un sentiment de révolte fait naître une boule de feu qu'il recrache.
-Un tel comportement ne fera que justifier que l'on te traite de catin, Mahiro.

Sur le coup, Mahiro a été surpris. Lorsqu'il a senti un coup brutal le propulser hors du canapé pour le choir au sol, il a d'abord été tant pris par la stupeur qu'il n'a pas réalisé la douleur. Puis, assis jambes écartées sur la moquette, il a dévisagé Tora qui le toisait avec condescendance et alors, la douleur est remontée jusqu'à sa conscience, partie de son cœur-même.
-Je ne faisais rien, Tora.
-Bien sûr que si. Tu t'es mis à califourchon sur moi et tu as commencé à mordiller ma chair comme si j'étais ton bout de viande.
-Mais, Tora, gémit le garçon dans une insoutenable candeur, je le fais toujours et d'ordinaire, tu ne fais rien.
-Je ne fais rien, justement, cracha l'autre. Tu ne t'es jamais dit que si je n'avais aucune réaction, c'est parce que cela me déplaît ? Aujourd'hui, je refuse. Si je ne te repousse pas une bonne fois pour toutes, tu penseras que j'aime ça.
-Je n'ai jamais pensé que tu aimais vraiment, Tora.
-Alors, pourquoi recommences-tu sans cesse ?
-Parce que je ne pensais pas non plus que tu détestais.
Tora soupire. Il passe une main sur son visage fatigué, et son être tout entier semble dire « ce n'est pas possible ». Il soupire, sa main restée sur son visage, et à travers ses doigts qu'il a écartés il observe Mahiro toujours échoué sur le sol.
-Tu es idiot, c'est cela ?
-Tu as été trop gentil de me laisser le faire tandis que tu n'aimais pas cela.
Mahiro se redresse, époussette légèrement son kimono de soie mauve, et il revient s'asseoir sagement aux côtés de Tora qui s'écarte par prudence.
-Tu es fâché parce que je t'ai abandonné pour suivre Tsuzuku, Tora ?
-Ce que tu as fait m'importe peu. Je n'ai pas besoin de toi.
-Tu penses que j'ai eu tort de prendre sa défense, n'est-ce pas ?
-Que tu aies tort ou raison, je n'ai rien à faire de ce que tu penses. Du moment que tu fais ton boulot, moi, je te laisserai tranquille.
-En parlant de boulot, j'ai oublié de te rendre ceci.
Il avait parlé de « rendre », Mahiro, pourtant ce qu'il tendit alors à Tora n'était en rien choses qui lui avaient appartenu. Tora les voyait d'ailleurs pour la première fois, et il était clair que tous ces portefeuilles enfouis dans le sac à main de Mahiro n'avaient jamais été en sa possession. Pas avant aujourd'hui. Circonspect, Tora a saisi une à une les pochettes de cuir avant de les examiner. Comptant les billets qu'il avait dans ses mains, il jetait sur Mahiro de furtifs coups d'œil soupçonneux.
-Je n'ai rien gardé pour moi, tu sais bien.
Tora se contente de hocher la tête. Il finit le compte et se délecte déjà de posséder entre ses doigts la somme totale de deux-cent-mille yens. Sa vénalité se pourlèche les babines et lorsqu'il reporte son regard sur Mahiro, ses yeux luisent d'une jouissance intérieure. Tora penche la tête en arrière et, légèrement, il écarte les cuisses.
-Fais-moi l'amour, Tora.

S'il y avait eu jouissance intérieure en Tora alors, elle était repartie au plus profond de lui, et jamais elle ne devait être partagée.
-Fais-moi encore une fois ce genre de proposition déplacée et je te tue.
-Tora, gémit Mahiro, je suis désolé, ça m'a échappé, je...
-Peut-être que la manière libidineuse avec laquelle tu me regardes est la cause des rumeurs qui circulent sur nous, Mahiro. Mais si certains prétendent que tu pourrais être ma catin, jamais je ne les laisserai penser que c'est moi qui suis la tienne.
-Tora, je t'en supplie... Je n'ai jamais pensé à toi comme ça, je...
-Alors ne me demande pas de te faire l'amour après que tu m'as donné de l'argent exactement comme si tu me payais pour ça. Dégueulasse.
De sa colère il ne se départait pas, mais ses traits se sont détendus, à peine. Observant la paume de sa main comme si elle était souillée du sang d'un crime, Tora a reculé.
-De l'argent, Tora, je t'en donne si souvent... Et j'ai si souvent envie que tu me fasses l'amour, Tora. Mais ces deux choses ne peuvent pas être associées.
-Le simple fait que tu ressentes à mon égard ce genre de désir impur et que tu oses de plus me l'avouer sans sourciller, cela me répugne à outrance.
-Tu sais, Tora, arrivera tôt ou tard ce jour où j'aurai enfin payé ma dette.


Silence. Mahiro n'avait pas bougé d'un cil, Mahiro n'était que tendresse dans son aura. Pourtant, Tora était là qui portait un bras devant son visage, comme s'il s'était attendu à recevoir des coups. Tora était là, à moitié allongé sur le canapé, les jambes repliées et son bras qui le défendait d'il ne savait quoi, et il fixait Mahiro comme s'il était une créature surnaturelle brusquement apparue chez lui.
« Que veux-tu dire ? » interrogent ses yeux brillants. Tora était fait pour avoir l'air dangereux. En avoir l'air, seulement. C'est du moins ce que s'est mis à penser sans savoir pourquoi Mahiro et, alors qu'il étudiait ce visage qui trahissait une crainte sans raison d'être, Mahiro se sentait triste.
Que veux-tu dire, continuait de demander Tora sans prononcer le moindre mot. Mahiro a un vague à l'âme qui déferle en une vague d'émotions. Elles se mêlent et se mélangent, forment un tout et lui, il ne peut plus rien identifier de ce qui fait son subit mal-être.
-Ce jour-là, Tora, lorsque tu n'auras plus besoin de moi, alors tu me rejetteras.
 
 
 


 
 
 

-Que fais-tu dans un endroit pareil ?
De cet accueil qu'il ressentait comme incongru, Tsukasa fut d'abord surpris. Déstabilisé même, et durant quelques secondes où ce regard noir le fixait avec lourdeur, il garda le silence. C'est que le terme d'étrangers était sans aucun doute celui qui eût le mieux convenu pour définir leur relation, alors, il était compréhensible qu'en entrant dans ce bureau d'hôpital, Tsukasa se fût attendu à une réaction plutôt semblable à « qui es-tu » ? Mais de telle question il n'y eut, et si c'était bel et bien de la stupeur qui se manifestait dans les yeux néanmoins méfiants d'Atsushi, alors cette stupeur-là n'avait pas la nature de celle à laquelle Tsukasa s'attendait.                                                              
    « Que fais-tu dans un endroit pareil ? », pour Tsukasa, ces mots-là, bien que peu accueillants, signifiaient que son identité avait été plus ou moins reconnue. Et que cette identité-là n'avait, aux yeux de l'autre, rien à faire ici. Tsukasa avait imaginé qu'Atsushi verrait un pur inconnu débarquer dans son bureau, mais il n'en était rien ; Atsushi voyait Tsukasa arriver dans son bureau, et sa surprise en était aussi grande que son mécontentement manifeste.
-Je ne pensais pas... finit par oser Tsukasa d'une voix claire. Je ne pensais pas que vous me reconnaîtriez.
-Un visage comme le tien, même si l'on ne l'a vu qu'une seule fois, ne peut s'oublier.
Tsukasa est demeuré silencieux, se demandant par-là bien ce que signifiait ce genre d'aveu prononcé par Atsushi Sakurai, mais il lui suffisait après tout de regarder ces traits figés en une expression retenue de colère pour que Tsukasa se voie ôté de ses doutes. Enhardi par cette méfiance planante à laquelle il lui fallait aussitôt mettre un terme, Tsukasa s'est lancé :
-Je viens vous parler de Tsuzuku, clama-t-il la tête haute. Enfin, je veux dire...
-Va t'en.
Tsukasa recule. Il n'a pas peur, non. Atsushi est fort, il n'a aucun doute quant à cette évidence, seulement, avoir peur de quelqu'un est une notion que Tsukasa n'a jamais appris à connaître. Tant est si bien que s'il venait à la ressentir, peut-être ne saurait-il alors l'identifier, ni se garder. Tsukasa recule mais il ne sait pas vraiment pourquoi. Au-delà de son expression colérique avec laquelle il semble être né, Atsushi Sakurai dégage une aura pesante qui laisse voir que cette fois, sa colère n'est pas qu'une impression dessinée dans ses traits. Ses yeux sont noirs pourtant ils rutilent, c'est comme des flammes infernales qui ondoient dans une Géhenne aux ténèbres insondables. Tsukasa n'a pas peur. Et si en ce moment-même, il ressent la haine qui lui est portée, il ne s'en étonne ni ne s'en irrite. Tsukasa comprend au fond de lui, et s'il recule, c'est peut-être un peu parce qu'il a honte. Peut-être un peu aussi pour montrer qu'il n'est pas venu là en ennemi.
-Je vous en prie, vous devez m'écouter, repart Tsukasa de plus belle. Tsuzuku... Non, je veux dire... Enfin, je crois qu'il est en train de commettre quelque chose d'irréparable. Écoutez-moi, il faut que vous sachiez...
-Je ne sais ce que tu sais, cracha Atsushi entre ses dents comme il le toisait de toute sa hauteur, mais laisse-moi te dire que je le sais bien mieux que toi. Tu n'as rien à m'apprendre, encore moins à dire quant à ce qui se passe ou non. Va t'en.
-Vous voulez dire... que vous êtes au courant ?
-Je suis au courant de tout ce que mon fils fait.
-Il n'est pas votre fils.


Tsukasa n'avait pas pensé à mal, en disant cela. Il n'y avait eu d'ailleurs ni provocation, ni colère ou impatience dans sa voix. Il avait eu un ton doux, un ton qui n'allait pas avec son visage. C'est pour cette raison qu'en cette douceur qu'il perçut comme trop mielleuse, Atsushi ne vit que de l'hypocrisie.
-Il est mon fils depuis qu'il n'a plus de parents.
La haine d'Atsushi criait à travers ses yeux d'abandonner, mais face à ce regard défiant Tsukasa tenait bon. Tsukasa n'était pas venu dans un but de défi, aussi il n'était là ni pour gagner ni pour perdre, et s'il soutenait le regard intimidant d'Atsushi, c'était parce que Tsukasa n'avait rien à se reprocher. Il avait prononcé la vérité et elle seule, et tant pis si celle-là devait être douloureuse. Faire mal, après tout, était si souvent le rôle de la vérité...
-Je suis venu ici... pour vous mettre en garde, répliqua Tsukasa. Jamais je n'aurais pensé que vous puissiez être au courant de ce qui se trame.
-Je te prie de ne pas faire de suppositions infondées, rétorqua Atsushi.
-Alors, vous comptez le laisser faire ?
-Il suit ses désirs. Je ne peux pas l'en empêcher.
-Son comportement est dangereux, insista Tsukasa. Pire, il est malsain. Lorsque je vous ai vu, le jour de l'enterrement de sa mère... Ce jour-là, j'ai cru que vous seriez un bon parent pour lui. En réalité, il n'en est rien, n'est-ce pas ?
-Comment oses-tu ? s'insurgea Atsushi comme il s'avançait menaçant vers le jeune homme impassible. Feindre t'inquiéter du sort de mon enfant tandis que tu lui fais subir les plus mauvaises influences ? Va t'en d'ici, Tsukasa, va t'en, et jamais plus ne t'approche de lui.
-Mon inquiétude pour lui est sincère, se défendit le jeune homme comme sa poitrine se resserrait. Vous le laissez mener un jeu dangereux, c'est une arme qu'il pointe sur les autres mais qu'il finira tôt ou tard par retourner contre lui. Monsieur Sakurai, je vous en prie...
-Un délinquant comme toi n'a aucune leçon à me donner !


Le coup a eu une puissance égale à la colère qui l'avait provoqué. Portant sa main à sa bouche en sang, Tsukasa a senti la douleur se concentrer en un noyau brûlant qui, en implosant, se répandit à l'intérieur de son crâne. Tsukasa a relevé les yeux, et ce n'était plus un pacifiste qui faisait face à Atsushi.
-Qu'il se révèle un jour que vous soyez le même avec lui, Monsieur Sakurai, qu'importe que vous soyez son père ou son oncle, je vous tuerai.
-Tu me menaces ? ricana Atsushi, nullement impressionné.
-Je vous avertis. Je le fais pour son bien à lui car je ne veux pas qu'il redevienne un orphelin. Votre absence de réaction quant à ses agissements... je la comprends maintenant.
-Il ne serait pas devenu aussi tordu s'il n'était pas tombé entre les mains de déchets de la société comme toi ! Un voleur, un agresseur, un bagarreur, voilà tout ce que tu es, et après avoir entraîné mon fils là-dedans, tu...
-Ce n'est pas à cause de moi si Tsuzuku n'aime personne.

 
 
 
 
Une lame empoisonnée. Elle a découpé en morceaux le cœur d'Atsushi, chair à vif et sanguinolente qui pourrissait dans l'air renfermé de sa cage thoracique. Cage pour toujours fermée dans laquelle gisait ce qui était presque un cadavre. L'attaque avait été facile, mais elle n'avait pas été lâche. Tsukasa avait vu l'ouverture, il en avait aussitôt profité ; c'est du moins ainsi que l'homme l'a ressenti. Une attaque à son encontre et elle seule. Parce que « Tsuzuku n'aime personne », ces mots dits dans la rancœur et avec ce regard qui le voulait glacer sur place, Atsushi les avait perçus dans un autre sens. Il ne faisait à ses yeux nul doute qu'en disant « personne », Tsukasa ne voulait parler que de lui. Tsukasa voulait sans doute dire qu'Atsushi n'était personne, et que Tsuzuku ne l'aimait pas. Mais qu'Atsushi n'interprète les choses de cette manière, lui dans le cœur duquel il ne saurait lire, Tsukasa n'y avait pas un instant songé.
-Celui que vous appelez votre fils... était venu à moi de son propre gré et jamais moi ou un autre ne l'a forcé à quoi que ce soit. Lui, depuis le début, il n'aimait personne.


Tsukasa à vrai dire n'en savait pas grand-chose. Au sens rationnel du terme, en tout cas, il n'en savait même rien. Qui Tsuzuku aimait ou non, ce n'était pas chose dont Tsukasa aurait pu parler avec assurance. Jamais ne lui avait été fait le moindre aveu à ce sujet de la part de Tsuzuku, et jamais ce dernier non plus ne s'était trahi à ce propos. Non, jamais Tsuzuku n'avait dit aimer ou haïr qui que ce fût, mais si Tsukasa sur le coup de la colère avait eu de tels propos, c'est parce qu'il s'est rendu compte alors que c'est ainsi qu'il avait toujours ressenti les choses. Tsuzuku n'aimait personne. 
Et si Tsukasa avait vu vide le cœur de Tsuzuku, c'est parce que le sien l'était aussi. Tsukasa se souvient, oui ; à cette époque où Tsuzuku est arrivé, Tsukasa n'aimait personne...
-Sauf peut-être une seule.
 

C'est quand Atsushi a relevé les yeux que Tsukasa a réalisé qu'il les avait baissés. Honte, chagrin ou culpabilité ? Tsukasa n'aurait su le dire. Ce qu'il savait seulement était qu'à cet instant-même, il aurait donné cher pour ne pas voir briller dans les yeux sombres de l'homme ce fond d'espoir. Un espoir dont il devina aussitôt la nature et que, alors, Tsukasa craint de voir aussitôt s'évanouir.
« Mais cette personne, ce n'est pas vous. »
Tsukasa ne se sentait pas capable de le dire. Qu'importe à quel point l'indifférence et la violence dont Atsushi avait fait preuve le blessaient et le révoltaient. À voir cette lueur vacillante dans ses yeux aussi noirs que son âme, il ne s'en sentait pas le courage. Mais ce que Tsukasa ne disait pas, Atsushi sembla le deviner. Bientôt, l'espoir se vit dominé par la tristesse.
-Au revoir, Monsieur Sakurai.
Ne lui pardonne pas, se répétait intérieurement Tsukasa. Ne te laisse pas tromper par ces yeux implorants et cet air pitoyable. Si cet homme est blessé, alors il ne l'est que dans son amour-propre. Pour le reste, il n'est qu'indifférence. Ne lui pardonne pas, imbécile. Parce que pardonner le mal revient à le laisser agir. 
Tsukasa avait traversé la porte et ne s'était éloigné que de quelques mètres pourtant, en pensées, Tsukasa était si loin que le rattraper demandait un miracle.

-Moi non plus, je ne voulais pas qu'il le fasse.

Tsukasa s'est retourné. Le miracle a opéré, mais il était le seul à s'en rendre compte. Comme il avait regardé le jeune homme s'éloigner de dos, Atsushi n'avait pas pu voir son visage. Celui de quelqu'un qui a plongé dans un lointain ailleurs. Le silence règne, Tsukasa et Atsushi se fixent. Si dans le premier il y a une curiosité latente, le second semble sur le point de choir de fatigue. Atsushi était là, debout, les mains appuyées sur son bureau, et son regard semblait vitreux.
-Mais c'est comme si devenir quelqu'un d'autre était le seul moyen qui lui restait de vivre.
Tsukasa fronce les sourcils. Il ne comprend pas. « Devenir quelqu'un d'autre », aux yeux de Tsukasa qui ne croyait pas vraiment la chose possible, impliquait fatalement une réincarnation. L'on pouvait bien sûr au cours d'une vie devenir soi-même, car il fallait parfois bien du temps pour y arriver, mais devenir quelqu'un d'autre, pour lui, ce n'était pas possible si l'on ne se réincarnait pas dans la peau d'un autre. Mais, a pensé Tsukasa, mélancolique, pour se réincarner, il faut d'abord mourir.
La phrase d'Atsushi était un paradoxe auquel ne se prêtait aucun sens.
Pourtant Atsushi le regarde, figé et insistant comme il semble attendre quelque chose. Quelque chose qui devait être une réponse. Dans l'atmosphère, la voix de Tsukasa a résonné comme le grondement d'un orage encore lointain.
-Je croyais que vous aviez déjà perdu trop de choses pour prendre le risque de perdre plus encore.
Atsushi a fermé les yeux. Ces mots, il les avait déjà entendus de quelqu'un, mais qui... 
Qui ? Ça ne pouvait être que Tsuzuku.
Tsuzuku avait présenté le même argument pour défendre une idée inverse. Lorsqu'Atsushi a rouvert les yeux, prêt à rétorquer il ne savait quoi, il ne restait de Tsukasa que son absence.
 
 
 
 
 


 

-Vous semblez triste.
D'un geste délicat mais ferme, Atsushi a repoussé le corps d'Uruha qui le menaçait d'une étreinte. La compassion et la tendresse qu'elle amenait avec elle, il n'aurait su les supporter, et Uruha a senti s'appuyer sur ses épaules les mains d'Atsushi qui le forcèrent à se rasseoir. Lui est venue l'idée de réitérer sa tentative, mais quelque chose en Atsushi l'a dissuadé. Résigné, Uruha est demeuré les mains posées sur ses genoux, et ses jambes nues se balançaient lentement au rythme de la brise qui les caressait de derrière. Ils étaient dans ce parc où Atsushi était venu le retrouver le jour de sa fugue, et c'était le même banc de pierre, c'était le même cerisier à l'ombre duquel ils étaient abrités. Et même la brise, oui, même la brise semblait être la même, douce brise printanière revenue pour les consoler d'un hiver intérieur.
-Atsushi, si vous préfériez être seul, alors... Vous n'étiez pas obligé de tenir votre promesse.
Uruha n'ose pas le regarder. Il en meurt d'envie, pourtant ; le visage d'Atsushi est là, de profil, et si proche qu'il suffirait à l'adolescent de tourner la tête et de s'avancer de quelques centimètres pour que ses lèvres n'atterrissent sur sa joue. Une joue que des tourments intérieurs semblent avoir vieillie en une journée plus qu'une quarantaine d'années d'existence ne l'avaient fait. Mais l'embrasser, Uruha ne le fera pas, car son vœu le plus cher en cet instant est de chasser d'Atsushi cette peine qui ternit sa vigueur sans pour autant ombrer sa majesté. Mais consoler Atsushi, Uruha n'a aucune idée de la manière dont s'y prendre.
-Je t'ai promis de t'emmener dehors tous les week-ends, Uruha. Alors, je le fais.


Uruha n'a rien répondu. Il a eu cette moue boudeuse, celle de quelqu'un qui n'est pas satisfait. Bien sûr, c'était une promesse, et Atsushi avait à cœur de la tenir. Quelque part, cela émouvait Uruha qui ne s'était pas vraiment attendu à ce qu'Atsushi ne tienne réellement parole, mais au fond de lui, il ne ressentait aucune joie à ce que l'homme ne lui fasse plaisir si c'était au détriment du sien.
-Je ne veux pas vous décourager, marmonna timidement Uruha, mais cela risque de durer longtemps.
-Pardon ? s'enquit Atsushi, extirpé de sa torpeur.
-Je veux dire... Le deuil. Je ne dis pas cela pour vous faire de la peine, bien au contraire, je ferais n'importe quoi pour vous la rendre étrangère, Monsieur Sakurai, renchérit solennellement le garçon. Néanmoins, le deuil... risque fort de vous blesser longtemps encore. Alors, si vous acceptiez de me laisser vous consoler...
Atsushi a observé le visage qu'Uruha gardait baissé comme un coupable attendant sa sentence. Ce que le garçon voulait dire par « vous consoler », l'homme en avait une vague idée, mais la vague était assez claire pour laisser celui qui y plongeait la tête voir ce qu'il y avait au fond. Parce que les mots ne lui venaient pas, Atsushi, pour toute réponse, s'écarta quelque peu du garçon.
-Tu sais, Uruha, tu te trompes.
-Je ne me trompe pas ! s'exclama brusquement le garçon comme il s'était redressé et dévisageait cette fois Atsushi avec reproches. Pensez ce que vous voulez de moi et de mes motivations, Monsieur Sakurai, mais laissez-moi vous dire qu'il n'existe pas meilleur moyen pour se consoler que de...
-Je parlais du deuil, Atsuaki. Tu te trompes.

La confusion s'est emparée d'Uruha qui s'est demandé, là, comment est-ce que l'homme avait perçu son brusque emportement. Il avait mis tant de véhémence et de gravité dans ses propos, poussé par un orgueil blessé, et voilà qu'en réalité, il avait fait fausse route. Et face à la dévotion démesurée du jeune homme, Atsushi était demeuré stoïque. Aussi honteux qu'amer, Uruha a plongé son crâne entre ses mains. Et si se réfugier dans ses pensées pour fuir les questions qui le taraudaient lui paraissait la meilleure chose à faire, néanmoins Uruha a senti que ses tourments lui échappaient.
-Que voulez-vous dire ? fit-il d'une voix brisée. Moi, j'ai pensé... J'ai cru que vous étiez triste parce que vous pensiez à lui, alors je...
-Je pensais à lui, c'est vrai, coupa aussi net Atsushi. Seulement, Uruha, laisse-moi te dire que tu te trompes en croyant qu'il s'agit d'un deuil.
Uruha ne comprend pas. Ou plutôt, il donne bien un sens à cette phrase, il lui trouve une signification, mais parce que cette signification-là lui semble irréaliste, il lui cherche un sens rationnel qu'il ne parvient pas à trouver. C'était une métaphore, bien sûr, mais ce qu'avait voulu dire Atsushi Sakurai par ces mots, sur le coup, Uruha n'a vraiment pas réussi à le comprendre.
-Ce garçon qui était avec toi dans ta chambre d'hôpital, il n'est pas mort.

En temps normal, cela aurait fait rire Uruha. Mais rien ne semblait normal à cet instant-même, et surtout pas le désespoir omniprésent au fond d'Atsushi qui ôtait tout sens véritable à ses propos. Alors, sur le coup, Uruha s'est mis à redouter que l'homme à ses côtés, d'apparence serein, était en réalité en train de perdre la raison.
-Pardon ? Que...
-C'était un mensonge, Uruha. C'était un coup monté. Ce garçon à cause de la mort duquel tu as tant culpabilisé, quelque part dans cette ville, il est vivant.


D'accord, a pensé Uruha. Il était mort de peur, mais il n'a rien dit. Il n'a pas ri non plus car si comme il voulait le croire, Atsushi était en train de plaisanter, il ne voyait là rien de drôle. C'était un humour noir pour lequel son cœur ne se prêtait pas à rire. Comment est-ce qu'un homme qui avait l'air d'avoir tant pleuré pouvait-il ainsi plaisanter sur la cause de son chagrin ? Au fond de lui, ça a fait se tordre de douleur ses entrailles prises dans un étau de révolte.
Ou bien Atsushi était réellement en train de devenir fou. La réalité étant devenue trop dure pour qu'il y survive, Atsushi avait trouvé une échappatoire dans le mensonge et l'illusion. S'inventer une réalité créée de toutes pièces pour en faire un refuge, un abri qui n'en avait que le nom et dans lequel, peut-être, Atsushi Sakurai vivrait jusqu'à la fin de ses jours. Et si cet abri-là protégerait peut-être Atsushi de la pluie et des tempêtes, malgré tout, rien ne le pouvait le protéger de lui-même. Et lui-même, pour cet homme qui maquillait effrontément la réalité plutôt que de la surmonter, était ce qui pouvait exister de plus dangereux.
Mais ce qu'était loin d'imaginer Uruha tandis même qu'une angoisse avide le dévorait était que, d'une manière ou d'une autre, Atsushi disait la vérité.
Mais cela, pour Uruha qui avait vu à côté de lui le corps allongé de Tsuzuku entièrement caché sous un drap blanc, était la dernière chose à laquelle il pût penser.
-Uruha, hésite la voix douce d'Atsushi. Tu vas bien ?
-J'allais mieux lorsque je me sentais en sécurité avec vous.


La réalité est qu'il lui en veut. Uruha a le visage plongé au creux de ses bras, ses genoux repliés contre sa poitrine, mais sa voix seule sans l'avoir voulu avait trahi le fond de ses sentiments. Uruha lui en voulait. Le voyait-il comme un menteur ? Comme un mauvais plaisantin ? Ou bien voyait-il en lui un homme faible et misérable que la lente folie avait amené à confondre rêve et réalité ?
Atsushi ne le savait, mais la rancune d'Uruha était bien là, latente et grondante comme un fauve tapi qui n'attend que le moment de bondir sur sa proie, et Atsushi était blessé.
Il était blessé, oui, bien plus que ce qu'il n'aurait pu l'imaginer alors, et Atsushi allait prononcer quelque chose lorsqu'Uruha se redressa subitement.
-D'accord, Monsieur Sakurai, clama l'adolescent comme il plongeait en lui un regard empreint de gravité. C'est d'accord. Si vous ne pouvez pas me protéger, Atsushi, alors c'est moi qui vous protégerai.
 
 

 
 
 
 

-Tu es encore là ?
C'était un manège qui se remettait subitement à tourner tandis que l'on le croyait hors-service. C'était un manège que l'on avait réparé alors que l'on avait cru l'abandonner, un manège qui devait tourner rond, du moins en apparence. Car que les choses tournassent ronds, alors, il n'y avait rien de plus illusoire. Si le manège tournait rond, le reste, alors, tournait mal. Mahiro était là, assis en tailleur sur le sol, et se demandait pourquoi diable avait-il réparé ce manège. Ce n'est pas comme s'il ne connaissait pas la réponse.
La réponse, il la connaissait, il l'avait toujours sue, bien sûr. Mais n'empêche, il ne peut s'empêcher de se demander pourquoi est-ce qu'il l'a réparé. Mahiro le sait pertinemment, mais mieux il sait, moins il comprend. C'est que les raisons qui l'y ont poussé lui paraissent absurdes, pourtant ce sont celles-là. Ce sont des raisons, et de la raison seule elles devaient alors tenir, puisqu'elles en portaient le nom.
Les choses tournaient mal et Sugizo le voyait. Il ne voyait pas le manège qui tournait rond ; si quiconque à ce moment-là eût dit à Sugizo qu'il y avait un manège, il eût pris l'air étonné et quelque peu perdu de celui qui ne comprend pas de quoi l'on lui parle. Ce que voyait Sugizo, c'était les choses et elles seules, et à ses yeux, les choses tournaient aussi mal que le manège de Mahiro tournait rond.
C'était le résultat logique et paradoxal de la manœuvre.
Il fait nuit et le dos raide, ses mains appuyées sur ses pieds, Mahiro a les yeux fermés et son corps se balance lentement d'avant en arrière. C'est une berceuse corporelle par laquelle il a l'habitude de se détendre lorsque le manège aux mécanismes rouillés émet des crissements infernaux.
-Mahiro, réponds-moi.


Mahiro avait reconnu Sugizo avant même qu'il ne se mette à parler. Sans le voir, sans entendre sa voix, il l'avait reconnu. Peut-être avait-il inconsciemment retenu le son feutré et rythmé de ses pas. Ou peut-être savait-il que c'était lui simplement parce qu'il était plus de vingt-et-une heures, et qu'ils étaient bien rares à sortir si tard. Peut-être aussi parce qu'il avait entendu que vers lui l'on se dirigeait, et que nulle personne ordinaire n'eût fait attention à sa présence. Nul, si ce n'était un homme qui tendait à se soucier un peu trop des autres.
-Mahiro...
-Je ne m'appelle pas Mahiro. Vous êtes vexant.
Il était difficile de le dire dans l'obscurité de la nuit, mais Mahiro avait entrouvert les yeux. À peine. Il les dirigeait vers le sol et ne voyait rien.
-Je suis désolé, bafouilla la voix maladroite de Sugizo. J'ai encore du mal avec les noms de tous mes élèves...
-Je plaisantais, Monsieur.
Mahiro lève la tête et il sourit. À moitié moqueur, à moitié penaud, il sourit. Il semble dire « désolé, vous taquiner était trop tentant », son sourire, mais Sugizo pense mal l'interpréter.
-Que fais-tu encore ici si tard, Mahiro ?
-Je pourrais vous retourner la question.
-Moi, je travaille.
-Moi, je médite. N'est-ce pas la même chose ? rétorqua le garçon d'un ton plus froid qu'il ne l'aurait voulu.
-Tu pourrais méditer chez toi.
-Je ne peux pas rentrer chez moi, rétorqua-t-il de but en blanc.
-Tes parents ne sont toujours pas rentrés ?
-Pour une raison qui ne vous regarde guère, ils ont été retenus. Alors, comme je n'ai toujours pas osé leur dire que je n'avais pas le double des clés sur moi, je suis encore à la rue.
-L'argent que je t'ai donné... soupira Sugizo. Aurais-tu tout dépensé ?
-Je suis désolé. Comme je n'avais pas de vêtements de rechange, j'ai dû m'en acheter.
C'est évident, pense Sugizo. Ce petit idiot n'a pas eu l'audace de demander du secours à ses amis.
-Donc, tu n'as plus nulle part où loger.
-J'ai bien peur que non.
Il disait cela, Mahiro, mais il ne semblait pas du tout avoir peur tandis que sa voix reflétait la même chose que son expression ; une sérénité si parfaite qu'elle en était troublante.
-Je pourrais te proposer de venir chez moi, mais...
-Pour des raisons que vous ne pouvez me dire, vous voulez à tout prix éviter d'avoir des contacts trop proches avec vos élèves. Je sais, ça.


Mahiro était irrité. Du moins était-ce ce qu'il laissait paraître comme Sugizo croyait voir ses lèvres se tordre sous des troubles compulsifs. Irrité, et peut-être fâché aussi, car Mahiro détourna brusquement la tête pour diriger son regard vers l'autre bout de la rue. À travers la nuit se découpait la coiffure échevelée de Mahiro dont les reflets violines apparaissaient timidement sous le halo de la lune.
-Je n'allais de toute façon pas vous demander de m'héberger.
-Voudrais-tu que je te prête à nouveau de l'argent ?
Le manège tourne rond. Mais il crisse, c'est un son qui sonne comme les griffes de Satan qui attaquent une armure de fer pour déchiqueter le corps contenu à l'intérieur. Un son qui attaque le cerveau et affole le cœur. Dans la poitrine de Mahiro, des tambours roulent comme l'annonce d'un drame.
Le manège tourne rond, mais il est inoccupé.
-Vous parlez de prêter, fait Mahiro d'une voix rauque, mais vous savez bien que...
-Tu es fauché et tu ne sais pas comment pourrais-tu me rembourser, coupe à son tour Sugizo. Je sais. Ce n'est pas grave, je te le donne.
-Vous êtes sûr que vous ne voulez pas coucher avec moi ?


Sugizo n'était pas certain d'avoir compris. Ou plutôt, il savait que ses oreilles avaient bien entendu, mais par devers-lui, dans l'incongruité déstabilisante de la situation, il s'est dit que ces mots avaient échappé à la conscience et à la volonté de Mahiro pour franchir ses lèvres. C'étaient des mots sans queue ni tête qui étaient nés à la place d'autres. Alors Sugizo fait fi de son malaise et il attend, sage et patient, que Mahiro ne réalise l'horrible confusion et ne rectifie aussitôt le tir. Ce que Mahiro ne fit pas. Il fixait Sugizo avec une ardeur telle qu'il semblait le presser.
-Excuse-moi, bafouille Sugizo qui doit alors accepter le fait que le garçon savait ce qu'il disait. Mais je ne crois pas que ta remarque avait quelque chose à faire dans...
-Un adulte qui donne de l'argent à un adolescent -ou plutôt, un professeur qui donne de l'argent à un élève- ne le fait d'ordinaire pas sans but.


Alors, c'est comme ça, pense Sugizo qui sent le monde s'effondrer sous ses pieds. Ce garçon, il n'en laisse rien paraître, il semble serein et sûr de lui, mais la réalité est qu'il se méfie. Et s'il se méfie, est-ce que c'est parce que j'ai l'air d'un danger ?
Sugizo soupire si faiblement que Mahiro ne peut l'entendre. Il passe sa main sur son visage et là, d'un coup, la pensée d'Uruha le traverse. Ce n'est pas possible, pense Sugizo, abattu. Ce doit être une malédiction, ou bien les adolescents ont vraiment quelque chose contre moi. À moins que je ne sois celui qui a un problème avec eux ? L'un tente de me séduire et me vole un baiser qui m'a valu un renvoi, et le second me voit comme un pervers... Merveilleux. C'est merveilleux. Il y a un manège qui ne tourne pas rond.
Sugizo ne croyait pas si mal se dire, en réalité. Le manège tournait plus rond que jamais. Cela fonctionnait, et Mahiro en silence se délectait de la saveur mielleuse de la victoire. Tsuzuku l'avait dit, après tout. Si l'on veut devenir un bon voleur, il ne faut jamais voler sans le consentement de sa victime. Et qu'importent les conseils, aussi malvenus pussent-ils paraître, que donnait Tsuzuku ; si c'était lui qui les donnait, ces conseils étaient forcément les bons.
-Tu as raison, Mahiro. Te donner de l'argent, je ne le fais pas sans but.
-Vous voyez, répond le garçon.

Ce n'était pas une question, juste une réponse pour soutenir ses précédents propos. Il était devenu las, Mahiro, et à nouveau il a tourné la tête pour ne plus laisser voir à Sugizo que les pétards violacés de ses cheveux. Mais il était assis en tailleur, toujours, et ses mains demeuraient posées sur ses pieds.
-Mon but à moi, c'est de t'aider.
D'une certaine manière, c'était un retournement de situation qui n'en était pas un. À cette réponse, Mahiro s'était secrètement attendu. Je le savais, pense Mahiro. 
Sa victoire mielleuse était devenue acide, édulcorée pour rajouter de la vivacité à ce manège aux couleurs déteintes et craquelées.
Je le savais. Lui, ce n'est pas son genre. Je le savais.
Mahiro se répète cela encore et encore, tel un mantra. Il se répète sans cesse qu'il le savait, avec sa lassitude teintée de mélancolie, peut-être pour ne pas avoir à se dire qu'en fait, plutôt que de le savoir, il l'avait juste espéré.

Le manège tournait rond, c'était vrai, mais il aurait pu très mal tourner. Alors, quelque part, caché si profond en lui que Mahiro n'en eût pas conscience, il y eut un soulagement. Il n'y avait pas de danger. Les doigts du Diable continuaient à crisser sur le fer d'une armure, mais dans cette armure, il n'y avait plus personne à tuer. Elle avait été désertée par son possesseur et lorsque Mahiro a de nouveau dirigé son attention sur Sugizo, ce dernier y a vu une fragilité que le garçon n'avait pas montrée jusqu'alors.
-Je préfère passer la nuit ici que de vous prendre votre argent.
Calme. Mahiro n'attendait pas de réponse ; plus, il n'en voulait pas. C'est une vérité qu'a ressentie Sugizo car alors, l'homme n'a rien dit, et il a regardé se lever l'adolescent qui commença à marcher sur ses membres engourdis. Et même s'il ne pouvait pas parler, un éclair de lucidité a traversé Sugizo et, mû par le courant électrique, l'homme a saisi l'adolescent par le bras.
Il a été repoussé comme un démon qu'un ange a repoussé par haine et par dégoût.
-Ni de la vôtre, ni de celle d'un autre, je n'ai pas besoin d'aide.
 
Tels furent les derniers mots de Mahiro tandis que sa silhouette se fondait et se confondait à la nuit.
Lorsque le garçon enfin fut absent ou trop bien dissimulé par l'obscurité, Sugizo a emprunté le même chemin mais alors, il gardait les yeux au sol, comme s'il craignait que ses pas n'épousent les empreintes invisibles que le garçon derrière lui avait laissées.

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