Glas

Jean Maxime Locard

Il s'agit ici d'un journal intime fictif, qui fait partie des 5 travaux que je devais réaliser durant l'atelier d'écriture. 60 pensées pour 60 secondes de la vie d'une femme.

TIC-3.14.15


Les enfants dorment enfin. Je n'aurais peut-être pas dû crier sur l'aîné, j'espère qu'il ne m'en voudra pas trop à son réveil.


TAC-3.14.16


Mon mari se repose à côté de moi. J'entends son torse se bomber et s'affaisser au rythme de sa respiration lourde et languissante. Ses yeux à demi clos scrutent cette route tranquille sur laquelle nous roulons. Le silence me permet presque d'entendre son cœur battre. Depuis combien de temps ne lui ai-je pas dit que je l'aimais ? Probablement depuis que j'ai arrêté de le penser.


TIC-3.14.17


Je me demande ce que Maman nous a fait pour le dîner. Elle doit déjà dormir à cette heure-là, dans le salon comme à son habitude, assoupi mais aux aguets, prête à s'élancer à notre rencontre dès lors que nous ouvrirons la vieille porte en bois, à nous saluer avec toute la chaleur que l'antique bâtisse ne renferme plus. Elle montera alors se coucher, s'excusant de ne pas nous avoir attendu pour manger, feignant de ne pas s'être inquiétée de notre retard, escaladant avec difficulté les marches qui grincent désormais autant que son dos. Quand je serai vieille, je voudrais être comme elle.


TAC-3.14.18


Nous ne somme plus bien loin de la fin, l'arrivée est proche. C'est amusant, je me plairais presque à entendre ma petite me demander de sa voix fluette : « Maman, quand est-ce qu'on arrive ? » pour être enfin en mesure de lui répondre sincèrement : « Bientôt ma chérie », à la place du traditionnel : « On n'a jamais été aussi près ». Nous sommes à quelques minutes… Non, à quelques secondes d'atteindre notre destination.


TIC-3.14.19


Je n'aurais pas dû me montrer aussi confiante, je suis contrainte de m'arrêter pour laisser ce piéton traverser. Quelle idée de s'habiller en noir.


TAC-3.14.20


C'est long.


TIC-3.14.21


S'il pouvait se magner, il y en a qui attendent.


TAC-3.14.22


L'aventure va enfin pouvoir reprendre, et bientôt s'achever : tel Armstrong foulant le sol lunaire, délivrant des milliers d'Américains d'une angoisse irrationnelle, le piéton a rejoint son trottoir.


TIC-3.14.23


La voiture roule à nouveau. Je viens de remarquer que la nuit était particulièrement belle. Dommage que je ne puisse guère en profiter davantage ; je dois regarder la route.


TAC-3.14.24


Mon mari a tressailli, probablement à cause d'un courant d'air froid. Je crois que sa présence m'est rassurante, que son mutisme dissimule à peine sa vigilance, que quoi qu'il arrive il veille sur moi, que je peux avoir confiance en lui.


TIC-3.14.25


J'ai mal au dos.


TAC-3.14.26


Je crois que j'ai oublié de prendre les chargeurs de téléphone… De toute manière, le coffre était plein et le départ bien trop tardif pour que du temps puisse encore être perdue. Soit, ça donnera un aspect plus authentique aux « vacances à la campagne » que nous nous apprêtons à passer ; un parfum de nostalgie sur une image sépia. Tout cela me donnerait presque envie de prendre un plume pour témoigner d'un temps révolu, de raconter l'époque où les vedettes avaient du talent et où les amants s'envoyaient des lettres à leurs heures perdues. Pas sûr que les enfants soient de cet avis.


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Enfin les vacances.



TAC-3.14.28


Il commence à pleuvoir. En principe, je devrais ralentir, mais… On est bientôt arrivé, nous roulons en ville, la route est déserte, tout le monde meurt d'envie d'arriver et je tombe de fatigue.


TIC-3.14.29


Je ne pourrai pas aller à l'aquagym cette semaine, je me demande si je manquerai aux autres.


TAC-3.14.30


Et on tourne à droite.


TIC-3.14.31


« C'est un trou de verdure où chante une rivière ». Ce poème m'a toujours fasciné ; je crois qu'il me rappelle un peu chez moi. Sauf que les champs de béton ont remplacé les glaïeuls et que la rivière a cédé sa place aux flux ininterrompus des carrioles d'acier. J'aime bien ce poème.


TAC-3.14.32


J'irai au supermarché demain pour acheter des chargeurs.

TIC-3.14.33


Ces vacances sont rassurantes. Aller tous les ans, à la même période de l'année, au même endroit, pour s'adonner aux mêmes activités : le mercredi, cinéma, le vendredi soir, jeux de société, le dimanche matin, saucisse-frites au marché, a quelque chose de relaxant. Je pense que les enfants se lassent de cette apaisante monotonie. Où sont passés mes rêves d'aventure ?


TAC-3.14.34


Le mouvement régulier des essuie-glace me pousse à la somnolence ; mais je dois résister, le temps du sommeil n'est pas encore venu…


TIC-3.14.35


… mais il ne saurait tarder.


TIC-3.14.36


Mon père me manque. Tiens, ça me reprend. Une bouffée de deuil qu'aucun glas ne parvient à tuer. Ça me prend parfois, sans crier gare ; je le ressens dans l'intégralité de mon être, il m'emplit avec une violence et une célérité sans pareilles ; le manque, le vide. Ça doit être horrible pour maman. Les crises se font de plus rares. J'espère qu'il en est de même pour elle.


TAC-3.14.37


Quoiqu'en fait, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose. Qui a le droit à l'oubli ? A-t-on le droit d'oublier ? En a-t-on le pouvoir ?


TIC-3.14.38


Je dois me ressaisir, me concentrer sur la route. Plus qu'une poignée de secondes avant la fin du long voyage : je pourrai me reposer à ce moment-là. En attendant, je dois rester vigilante. Je sens que ma pensée ralentit et que j'ai du mal à me focaliser sur quelque chose de fixe, il faut remédier à cela. En plus, je me mets à poser plein d questions ; j'ai l'impression d'entendre mon fils. Il est si mignon quand il dort. Je sais maintenant de qui il tient.


TAC-3.14.39


C'est vrai que la nuit est belle.


TIC-3.14.40


La météo a prévu du soleil. Tant mieux, ça va nous changer et ça nous donnera une bonne raison d'envoyer les enfants jouer dehors. Mais pas trop loin quand même.


TAC-3.14.41


J'ai un mauvais présentement.


TIC-3.14.42


J'ai faim.



TAC-3.14.43


Miroir, miroir, suis-je toujours aussi belle ? Ça fait longtemps qu'on ne m'a pas dit que j'étais belle et je doute qu'un rétroviseur soit honnête. Je me fiche que ce soit dit honnêtement, je veux juste entendre que mes tentatives infructueuses pour garder la ligne payent et que le temps me donne de la présence et de la prestance ; qu'il a évincé la fraîcheur de ma jeunesse pour me doter d'une beauté mûre. Je suis en train de parler à un rétroviseur. C'est ridicule.


TIC-3.15.44


Ne pas penser au travail, ne pas penser au travail. Mince, trop tard.


TAC-3.14.45


« Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nu ». Je n'arrive pas à me sortir ce poème de la tête. Je dois être la seule personne au monde qui puisse avoir l'esprit aliéné par un poème. La plupart des gens se retrouvent piégés par des paroles de chansons ou des comptines. Mais pas moi, non, madame ne fait jamais rien comme tout le monde.


TIC-3.14.46


Je me dégoûte : incapable d'avoir une existence propre, peu d'amis, une vie de couple qui périclite : je suis basique. Même pas normale, basique. Quand j'étais jeune, je m'en voulais de parasiter l'existence de ma mère, de lui imposer une vie qu'elle aurait méritée de choisir. Je lui en voulais de se laisser faire, d'être faible. Désormais, je n'en veux plus qu'à moi même, il y a du progrès.


TAC-3.14.47


Se calmer.


TIC-3.14.48


Inspirer.


TAC-3.14.49


Expirer.



TIC-3.14.50


Ils sont beaux, tous. Nous sommes beaux. Lorsque nous sommes ensembles, rien n'est plus beau que nous.


TAC-3.14.51


J'ai oublié de sortir la poubelle jaune. Ça n'a aucune importance.


TIC-3.14.52


Une paille n'a qu'un seul trou.


TAC-3.14.53


Un petit coup de volant à gauche et nous voilà sur l'avenue principale. Je n'en vois pas le bout, mais je sais qu'il existe, et qu'un peu avant de m'y trouver, il suffira de tourner à droite pour être dans la rue de la maison, enfin.


TIC-3.14.54


Valérie va encore avoir un enfant. À son âge, ce n'est pas raisonnable… À vrai dire, ce n'est jamais raisonnable…


TAC-3.14.55


« Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme ».


TIC-3.14.56


J'ai l'impression d'avoir oublié quelque chose, quelque chose d'autre. Comme c'est banal.



TAC-3.14.57


Nous passons devant la vieille boulangerie. Ça me rappelle le doux parfum du pain frais et de la boulangère qui ne l'est plus depuis bien longtemps. Je me souviens des dimanches matin où nous discutions dans la verte prairie, derrière l'antique chapelle, dégustant des croissants au beurre. Je me souviens avoir dépensé mon premier sou dans cette même boulangerie. Je me souviens des pains qu'on ne trouve qu'ici, du bruit des croûtes d'or qui se fendent et se rompent sous l'assaut répété de nos appétits, du goût toujours un peu trop salé de la mie de ces pains qu'on ne trouve qu'ici, de l'attente et des sourires, des couleurs et des éclats de mondanité. Je ne me souviens plus depuis combien de saisons cette boulangerie a fermé.


TIC-3.14.58


Mon sourcil droit me démange.


TAC-3.14.59


Plutôt le gauche je crois.


TIC-3.15.01


Bientôt, bientôt, plus que deux intersections, plus qu'un feu.


TAC-3.15.02


Je crois qu'il est passé au vert. La pluie bat comme jamais, et la frénésie des essuie-glace m'empêche d'en avoir la certitude. Un feu vert, quelle aubaine.


TIC-3.15.03


Je pense avoir entendu quelque chose, mais la pluie, confiné dans l'éternel dehors, couvre le bruit de mon mari. Je ne suis sûr de rien.


TAC-3.15.04


Je sursaute, mon mari sort de sa torpeur, les enfants continuent de somnoler : nous sommes aveuglés. J'appuie sur le frein, fort, si fort ; j'ai l'impression que le sol va céder.



TAC-3.15.05


La voiture n'adhère pas. Il se tourne vers moi, pour me dire quelque chose il me semble. Dans ses yeux la panique et la peur. Qu'y a-t-il dans les miens ?


TIC-3.15.06


Je ne sais pas si la voiture vole ou roule ni où sont le haut et le bas. Je ne parviens pas à savoir si ces bruits affreux de ruptures et de craquements proviennent de la voiture ou de nous.


TAC-3.15.07


Je crois que nous avons été percutés.


TIC-3.15.08


Premier rebond, dernier bilan. Le goût du sang envahit ma bouche, je préfère vraiment celui du pain frais.


TAC-3.15.09.


J'ai mal partout, l'étrange impression de ne plus sentir aucune des parties qui composaient il y a quelques secondes mon corps et pourtant de souffrir tout autour de moi.


TIC-3.15.10


La voiture s'est stoppée. Je me sens partir, ou peut-être le désire-je. Je ne veux pas mourir. Je vais mourir. Qu'est-ce que je vais dire à Maman ?


TAC-3.15.11


Ça y est, je sais ce que j'ai oublié d'autre. Des « au revoir » et des « je t'aime », des pensées et des paroles, des vérités et des pardons, juste des idées que j'ai tut…. Ça et les œufs de Pacques.


TIC-3.15.12


C'est comme ça que ça se termine ; avec des regrets et des doutes. J'espère que tout le monde va bien.


TAC-3.15.13


« Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; ». Je sens la pluie emporter les derniers lambeaux de moi dans son cycle éternel. Je sens la fin et il n'y a rien qui défile devant mes yeux entrouverts, juste ce stupide poème qui tourne dans ma tête, qui remplace peu à peu le brouhaha de la pluie. Tant mieux, j'adore ce poème.


TIC-3.15.14


Je ne savais pas que la nuit pouvait être si belle.


TAC-3.15.15

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