GRAND FRAIS

Christophe Dugave

Cette nouvelle issue du recueil "Nord sur blanc" a été classée seconde au concours de nouvelles 2005 de la revue "Nouvelle Donne" mais n'a jamais été publiée pour cause de disparition du magazine.

Le lit tangue et roule comme un vaisseau perdu sur l'océan de la moquette et, de vague en vague, se cabre au gré de la tempête éthylique. Le plafond tourne, incertain comme un ciel bouché d'où émerge à peine le soleil glauque d'un luminaire. Et puis ce goût de bile et d'alcool qui déferle…

Il se redresse à demi puis retombe, la tête pesante, le compas affolé comme à l'approche du pôle, incapable de différencier le haut du bas, filant vers l'un ou l'autre au gré de la houle.

Après un long moment accroché au bordage des draps, il émerge enfin, hagard, prostré au milieu du lit tel un naufragé sur un radeau. Ses yeux roulent en boussoles, fixés sur l'horizon incertain d'une frise, quelque part entre la commode et le miroir. Ses mains, aveugles, tâtonnent dans les couvertures, là ou d'ordinaire elle se tient blottie dans la tiédeur salée. Mais elle n'est pas là, déjà partie ou peut-être jamais couchée. Il comprend enfin pourquoi, sans tout à fait se souvenir. Par réflexe il frotte sa joue sableuse, et ce bruit de râpe lui arrache les oreilles et le cœur tandis que des milliers d'aiguilles s'enfoncent à la naissance de ses cheveux. Il se lève.

Le temps d'un battement de houle, il cherche son équilibre puis se lance dans l'étroite passe du couloir, vers ce phare illusoire qui brille dans le lointain. La cuisine enfin, comme un port accueillant avec son quai d'inox et ses bassins vides… Il fixe le broyeur. Ses yeux dérivent vers une tasse pleine de café froid qu'il avale d'un trait. Peu à peu ses sens reviennent à défaut de mémoire : vapeurs éthérées qui se fraient un chemin difficile entre une gorge sèche et une langue à demi noyée. La veille, il a souqué à grands coups de coudes, cabotant d'un gros gin à un double scotch, chargeant et chargeant encore sa cale trop pleine jusqu'à chavirer. Il manœuvre, prudemment, dessale au passage de la salle de bain, et se réveille enfin, s'aspergeant le visage au-dessus du lavabo. Son regard se fige sur le flacon de parfum. Il a joué au con, déjà bourré à son retour, pas assez pourtant pour s'être tassé dans un coin et ne plus réagir à ses reproches. Il se revoit, rétif, agressif, transpirant l'alcool et la violence : se sont-ils disputés ou bien a-t-elle mis les voiles à sa vue, refusant de partager le chalet avec un ivrogne ?

Il grimace en débouchant dans le salon, ébloui par le soleil d'hiver qui maraude dans les taillis. Il fait froid sans doute, mais la soirée a été chaude. Elle est rentrée sur le coup des cinq heures. Elle l'a trouvé, affalé sur le canapé, un verre à la main, entouré de cadavres et de bouteilles mourantes, le regard déjà vitreux, la conscience embrumée mais pas endormie. Le gros temps l'a cueilli au mouillage, plein de hurlements et de pleurs cinglants. Puis tout a cessé d'un coup, comme dans l'œil d'un cyclone. Voyant qu'il ne se reprenait pas, elle lui a balancé comme on lance une amarre :

« Te retrouver tout seul,  c'est ce que tu veux ? ».

Il se souvient qu'il lui a souri avec peut-être en prime un geste obscène. Que s'est-il passé ensuite ? L'a-t-elle giflé ? L'a-t-il frappée lui aussi ?

Dégrisé, il arpente les pièces à la recherche du corps ; Dieu seul sait de quoi il est capable quand il a bu ! Il inspecte les coins les plus invraisemblables, mais elle reste introuvable, envolée dans ses délires ou engloutie sous les flots ambrés. Et pourtant elle est encore un peu là avec ses parfums qui traînent, ses vêtements soigneusement rangés dans la garde-robe et l'odeur de ses cheveux imprégnée dans les draps. Seuls manquent à l'appel son sac à main et son téléphone cellulaire.

A présent, les informations se bousculent dans sa tête, irréelles, incohérentes. Elle criait, il lui faisait peur… Elle parlait de retourner à Montréal… Il regarde les bouteilles éparpillées : l'une d'elles s'est brisée. Il ramasse le cadavre tout ensanglanté, contemplant, hébété, les dégoulinures brunâtres qui maculent le tesson… De retour dans la chambre, il découvre une trace vermillon, toute barbouillée à la place qu'il occupait. Qu'a-t-il donc fait, égaré dans les brumes alcooliques ? Sa main lui fait mal. Rassuré, il regarde cette estafilade qui interrompt sa ligne de vie. Il lui a dit qu'elle l'échauffait, qu'il voulait lui rafraîchir les idées… 

Il court jusqu'au congélateur devant lequel traînent des paquets de hamburgers surgelés, des frites congelées et des desserts glacés qui suintent sur le linoléum. Il hésite : elle aurait tout de même réussi à soulever le couvercle ! A moins que blessée ou inconsciente… Il ouvre : les étuis givrés scintillent dans la lumière crue. Il n'y a ici que des légumes, des ice-creams et de la viande, froide depuis bien longtemps.

Une fois encore il ratisse la maison d'un pas mal assuré, se tenant au chambranle des portes pour hasarder un regard circulaire dans les pièces vides, hésitant à appeler de peur de n'avoir que le silence en réponse. Elle est partie, bien partie, mais pour combien de temps ? Il la connaît, elle reviendra sûrement. Ce n'était qu'une dispute pas vraiment différente des précédentes. Et puis c'est un peu sa faute, non ? Elle l'a laissé un après-midi entier, seul avec ce bar bourré à bloc dans ce chalet trop grand loué pour la semaine. Whisky, gin, vodka joignaient leurs appels dans cette  solitude douillette ; il n'a fait que répondre au tintement des glaçons. A présent, les glaçons heurtent sa tête comme les icebergs ont défoncé les flancs du Titanic. Son cœur prend l'eau et avec l'alcool, le mélange tourne au vinaigre. A nouveau, il a envie de vomir.

Il la revoit, pâle et tremblante, son regard effrayé glissant du verre aux bouteilles éparses et ces reproches sur sa bouche tordue :

« Tu as recommencé, tu as recommencé… ».

Et lui, la langue déjà confite dans l'alcool fort, qui lui parle avec ses mains pour la faire taire. Il la frappe. Elle crie et se relève, puis recule :

« C'est fini, fuck you ! j'crisse mon camp ! ».

Il lui fait signe d'appareiller puisque c'est ce qu'elle veut :

« Disparais, dégage, débarrasse ! ».

Elle récupère son sac et cherche ses clés, mais il la repousse vers la porte… Non, vers la fenêtre du salon. Il ouvre le double panneau de verre et l'éjecte tandis qu'une éclaboussure froide dégouline à l'intérieur. Il referme puis enclenche la sécurité. Elle frappe au carreau et lui crie quelque chose mais déjà, il fait volte-face pour retrouver ses bouteilles. Il ne se retournera qu'une fois pour lui porter un toast. Que voulait-elle donc lui dire ?

Et soudain il comprend, en passant devant le guéridon. Les clés, elle n'avait pas les clés de la voiture ! Il faisait nuit et froid ; ce matin, Celsius et Fahrenheit s'accordent sur un beau moins quarante. Elle n'avait qu'un chandail fantaisie, un pantalon fuseau et des chaussettes aux pieds… Il la cherche. Son regard incertain court jusqu'à la voiture, toute dentelée de givre, immobile au milieu du champ de neige.

Il enfile en hâte son parka, lutte un moment avec les après-skis avant de s'apercevoir que ce sont les siens, abandonnés sous son manteau. Chaussé enfin, sacrant, pestant, il enfonce le bonnet sur sa tête et plonge dans la lumière glacée et immobile qui lui lacère la peau. Personne aux alentours, pas de traces visibles sur la neige lissée par le vent et durcie par le gel, en dehors d'un point gris à l'écart du chemin. Il s'approche et se saisit du mobile qui a glissé entre les touffes d'herbes gelées. Il fonctionne, mais pour qui ? Il appelle de toutes ses forces et son cri se perd dans le silence. Où a-t-elle pu aller dans l'ombre ? Les voisins les plus proches sont à cinq kilomètres et par ce temps, cinq kilomètres réclament au moins une heure. Une heure en chaussettes et chandail par ce froid, c'est la mort assurée. Il y a bien le lac, une bonne épaisseur de glace dure qui peut porter jusqu'à la berge opposée, mais à quoi bon ? Nul n'habite sur l'autre rive et la route là-bas trace au Nord, de l'autre côté du bois.

Il saute dans la voiture, mais le moteur renâcle dans son huile figée par le gel. Seule la radio fonctionne. Le bulletin météo diffuse un avertissement de grand froid :

« …Des températures de -40°C  avec un facteur de refroidissement de -48 ont été enregistrées dans les Laurentides ce 14 janvier. C'est pas le temps d'oublier la tuque et les mitaines !… ».

Il regarde le téléphone, inutile et dérisoire, et se demande s'il trouvera le courage de composer le 911.

© Lignes Imaginaires/C. Dugave 2016, Dépôt préliminaire chez copyrightfrance.com - http://lignes-imaginaires.fr
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