GUEDELON

Hervé Lénervé

« On ne craint pas le Choléra, quand on a déjà la peste. » (Camille de Fourgères)

Si le site de Guédelon existe et reste une aventure passionnante, les personnages de cette fiction ne sont que fictifs et n'ont d'autres réalités que celle de la fantaisie romanesque.


 

 

 

 

1

 

LE TEMPS DES CHATEAUX

 

 

Tancrède est tailleur de pierre, sans être talentueux, on dit de lui que c'est un bon tailleur, rapide et précis, il travaille à la construction du château de Guédelon. Château qui ne s'inspire pas d'une architecture bourguignonne mais francilienne. En effet, sous l'influence de Philippe-Auguste, roi de France de 1183 à 1223, la standardisation de l'architecture militaire des châteaux s'étendit bien au-delà des limites de leur localité régionale. Tancrède travaille sur le chantier depuis trois ans maintenant, il a rejoint une équipe de compagnons qu'il connait pour moitié. Les plus anciens, ancrés sur le site, y sont depuis presque dix ans déjà. Au chantier, le travail est dur, de l'aube jusqu'au soir, on taille, on forge, on essarte. La construction d'un château, c'est un village qui se développe alentour. On y élève cochons, chèvres, volailles, on y cultive des champs pour nourrir tout son monde. Les chevaux, comme les hommes, ne chôment pas ici, ils transportent les pierres extraites de la carrière située un kilomètre plus bas, jusqu'à la construction, ils amènent les arbres coupés en forêt. Toute la journée c'est un manège de tombereaux qui se croisent. D'ailleurs voici venir Childéric le meilleur ami de Tancrède, il est essarteur, il travaille le plus souvent en forêt. En ce jour, le voici qui en revient, il mène à pieds un lourd cheval de trait attelé de trois trinqueballes pour ramener un tronc de chêne d'une quinzaine de mètre, une belle pièce, qui sera équarri sur place à coups de doloire pour en faire une poutre maîtresse. Il arrête sa jument aux pieds de la loge de Tancrède pour le saluer, ils ne se sont pas vus de deux jours.

-         J'croyais que tu bossais pas aujourd'hui.

-         Hier j'étais relâche.

-         T'as pas vu Radégonde ? elle voulait me voir.

-         Tu sais celle-là, moins je la vois, mieux j'me porte.

-         Ça s'arrange pas, alors, qu'est-ce qu'elle t'a encore fait cette gourgandine ?

-          Sa dernière trouvaille, c'est de dire à tout le monde que j'ai chopé une maladie honteuse, je n'en peux plus.

-         D'accord ! bon je continue, je dételle mon destrier puis on peut aller s'en j'ter un. J'ai la gorge plus sèche que d'la sciure!

Hue ! Dia ! Childéric ranime sa jument qui attendait placide que le temps passe et après un coup de rein qui développe une poussée de 90kg-m, l'attelage s'ébranle dans un saut qui fait grincer les timons de mécontentement. Cent cinquante mètres à faire. Une fois en mouvement la charge semble se mouvoir d'elle-même. Les grandes roues cerclées de fer se rient des aspérités du chemin de terre battue. La jument prend une foulée d'endurance, une allure qui lui permet de traîner, sur du faux-plat, ses charges pendant des heures. La distance est parcourue au pas. Ho ! Ho ! Ma belle. Il faut encore cinq bons mètres pour arrêter l'inertie de l'attelage. Childéric retient sa jument en l'encourageant, mais celle-ci est lasse du trait de la journée, elle s'arrête sans histoire. Childéric attend encore cinq bonnes minutes pour s'assurer que la jument n'a pas de soubresauts dus aux efforts fournis pendant deux heures. Combien de charretiers expérimentés y ont perdu une main, écrasée entre le timon et le harnais de traînage pour ne pas avoir respecté ce temps de décontraction musculaire de la bête. Puis il la détèle et l'emmène à l'écurie pour qu'elle puisse manger du foin, boire de l'eau et profiter d'un repos bien mérité. Il laisse les trinqueballes sur place, chargés, il faudra être pas moins de trois gaillards ou plus de six gringalets pour déposer le tronc et aujourd'hui très peu de personnes travaillent sur le site, c'est normalement un jour décrété de repos. Childéric se dirige ensuite vers la grande salle d'accueil, il doit marquer sur le grand registre la trace de son passage. Il entre, la pièce est sombre seulement éclairée par les interstices pratiqués au travers des lourds occultants en chêne et les quelques chandelles qui brûlent encore accrochées au mur. Pourtant, malgré ce manque de luminosité on peut y deviner, tremblante, une ombre allongée sur le parquet de bois brut, poli par le seul passage des pieds. Appelons cela un pressentiment, une prémonition, appelons cela comme on voudra bien l'appeler, donnons-lui des accents de mystères surnaturels et parapsychologiques, il n'en demeure pas moins que, dès que Childéric entra dans cette salle, il sut confusément que ce qu'il allait y trouver n'allait pas lui plaire. La curiosité demeure cependant toujours plus forte que la peur. Childéric lève lentement la tête comme s'il regrettait de le faire, comme s'il craignait ce qu'il allait y voir, comme s'il savait déjà ce qu'il y verrait. Dansant dans la pénombre angoissante au rythme de son ombre, Radégonde se balance calmement, accrochée à une corde de chanvre. En prêtant une oreille plus attentive, on peut entendre le frottement de la corde contre le madrier de chêne noirci, entonner en boucle sa complainte répétitive minimaliste. En même temps que la vue de Childéric s'habituait lentement à l'obscurité, elle se brouillait pareillement par l'émotion, si bien que c'est avec la même vision qu'il reste maintenant hypnotisé, par l'image floue de cette jeune femme en longue robe noire, au long cou gracile étiré, à la tête légèrement fléchie, à la pâleur spectrale de son visage serein, qui se balance tranquillement. Devant ce drame, devant toute la détresse que représente une pendaison, Childéric ne peut s'empêcher de trouver cette femme jolie et belle cette mise en abyme, le corps et l'ombre - l'ombre et le corps. La pendue oscillant comme le balancier du temps, l'ombre s'étirant, se contractant comme l'unique aiguille des heures de l'horloge. C'est horrible et magnifique. Mettons sur l'état de choc, la confusion de ses sens. Combien de temps resta-t-il ainsi interdit, à contempler « l'incontemplable ». Il serait, bien sûr, incapable d'y répondre et le sera, d'ailleurs, aux questions inquisitoires de l'ordre public.

 

Non loin de là, la veille du drame, Jojo dort recouvert de rosée, des cuites, putain ! Il en a pris dans sa vie, mais des comme celle-là… Il émerge douloureusement d'un coma éthylique duquel il aurait très bien pu ne jamais revenir. Ses yeux lui font mal par l'intérieur, son cerveau difficilement irrigué par l'alcool dans lequel il reste juste assez de sang pour ne pas mourir lui fait mal aussi. En fait tout son corps lui fait mal. Biologiquement parlant c'est un miracle de l'endurance qu'il soit encore en vie. N'importe qui d'autre que lui, dont le corps n'aurait pas eu cet entraînement de sportif de haut niveau à l'alcool aurait trépassé depuis bien des verres. Jojo émerge donc de la plus belle cuite de sa vie et il faut que ce soit le jour où il voit la chose la plus importante de sa vie.

Dans le ciel étoilé au-dessus de sa tête un disque énorme, irisé à la palette de l'arc-en-ciel tourne sur lui-même en progressant lentement, il envoie des rais de lumière qui explosent sur les rétines de Jojo. Il décrit une gracieuse ellipse dans la nuit pour venir amerrir dans la mare au diable. Jojo cligne des yeux plusieurs fois et quand il réussit enfin à faire sa mise au point, l'OVNI a disparu. Il ne cherche pas à savoir si cette vision est de l'ordre de l'hallucination, il se lève, tombe, veut courir, tombe, se relève, veut marcher et retombe, ainsi de suite jusqu'à force de tentatives et de chutes, il réussit, tant bien que mal, à échapper aux extraterrestres. Qui finalement, pense-t-il, ne sont pas aussi rapides qu'on le prétend.

 

Enfin Childéric réussit à s'extraire de cette fascination numineuse pour rejoindre, blanc comme la morte, un groupe de carriers qui discutaient en fumant. Toujours choqué, Childéric essaye de sortir de dessous sa tunique, sa bourse à tabac. Ces mains tremblent trop pour être efficace, il y renonce et demande une cigarette à un des carriers.

-         Qu'est-ce qu'il t'arrive t'es blanc comme un cierge ?

-         Radégonde s'est…s'est… pen… Il ne réussit pas à achever sa phrase. Passe-moi ton téléphone, le mien est déchargé.

Suspendant leur conversation, les carriers écoutèrent leur compagnon appeler la gendarmerie de Saint-Sauveur en Puisaye pour leur signaler la mort d'une personne par pendaison.

Puis tout alla très vite et chacun fut ramené du moyen-âge à nos temps dit modernes.

Quand les gendarmes arrivèrent, la morte avait cessé de se balancer elle restait suspendue, raide, droite, immobile au centre de la grande salle comme un lustre sans éclat. Les gendarmes, après avoir pris des photographies de la scène, autorisèrent les pompiers à décrocher le corps pour l'emmener à l'UMJ (Unité Médico Judiciaire) d'Orléans.

Déjà l'information circulait à la vitesse des communications téléphoniques. La directrice du site de Guédelon était sur place pour répondre aux journalistes qui, comme les mouches, arrivent toujours en avance sur les lieux des drames. C'était le premier accident mortel recensé sur le chantier. Ce chantier, expérience unique en France, qui reconstruisait un château neuf comme l'ancien et avec les moyens des anciens, tel qu'on les construisait au moyen-âge. Un projet qui avait pris une dizaine d'années avant de voir le jour. Dix ans de démarches administratives puis dix-huit ans de travaux jusqu'à nos jours, pour en arriver à être une attraction touristique qui s'autofinançait avec la seule recette récoltée grâce aux visites du site et les rares sponsors qui étaient restés encore fidèles à ce laboratoire médiéval. Cette entreprise se devait à la motivation inaltérable d'un seul homme, Michel G. propriétaire et restaurateur du château de Saint-Fargeau, il s'était dévoué corps et âme dans cette utopie et voyait ses efforts récompensé en 1997 par l'inauguration du chantier. Depuis les jeunes gens qui se relayaient dans cette aventure n'avaient jamais manqués. Il pouvait venir de très loin pour partager cette tranche de vie avec le moyen-âge. Certains étaient irresponsables et complètement déconnectés de leur temps, ils n'étaient généralement pas retenus. Les critères d'embauche stipulaient la constitution d'équipes qui devaient faire semblant de vivre dans le passé, mais seulement semblant. Les nostalgiques de ces temps médiévaux avaient une place que si leur équilibre psychique pouvait supporter cette distorsion des époques. Les directeurs et directrices du projet qui s'étaient succédé jusqu'à présent avaient toujours respectés cette déontologie de ne pas perturber les ouvriers qui seraient embauchés dans cette entreprise d'amélioration des connaissances en castellologie. Il était formellement interdit de dormir sur le site, la journée de travail terminée, chacun devait revenir au temps actuel et vivre dans son époque. Bien sûr il y avait eu des nuits ou par petite bande, des compagnons se dissimulaient pour rester encore coincés dans cet espace-temps médiéval.

 

La directrice du projet ferma le chantier pour une période d'une semaine. Elle demanda l'assistance du psychologue qui servait dans le recrutement du personnel, pour venir entendre et écouter les équipes se relayant sur le chantier. Un suicide laissait inévitablement des séquelles pathologiques. Puis Maryline M. l'actuelle directrice du projet s'était entièrement consacrée à tenter de tempérer la propension de la presse à partir, comme toujours, dans le sensationnel quitte à inventer de toutes pièces une histoire dans l'Histoire.


 

2

 

LE TEMPS DES FLICS

 

Il trouvait que la mort était injuste quand elle touchait une belle femme, comme s'il y existait une justice à mourir moche. Celle-ci était dans la fleur de l'âge et là effectivement l'injustice était plus criante si on la comparait à un mort en fin de vie. Des morts, on ne pouvait pas dire qu'il n'en avait pas vus, il en avait vu à foison, des vieux, des jeunes, des gros, des maigres, des blancs, des noirs, des morts de toutes les couleurs avaient défilé sur sa table en carrelage blanc à l'ancienne. Il avait soixante-et-onze ans, flirtant avec la fin de carrière, il était légiste. Pourtant, toutes ces années passées à découper des corps ne l'avaient toujours pas blindé quand il était confronté à la grâce d'une belle jeune-femme gisant sur sa table d'autopsie. Il renifla, chercha un mouchoir et n'en trouvant pas s'essuya le nez d'un revers de manche, ici, l'hygiène préopératoire n'avait pas la même importance. Le docteur René Bertrand ne pleurait jamais quand il était ému, ce qui ne lui arrivait que rarement, il se contentait d'avoir la goutte au nez et non à l'œil.

Trêve de sensiblerie, pensa-t-il et le Docteur ès médecine et sciences, le professionnel de la mort, le Thanatos moderne se ressaisit. Le Docteur René Bertrand avait du pain sur la planche, façon cynique de parler de ceux qui doivent se protéger des fortes émotions dues à leur profession. Il caressa affectueusement la peau lisse et froide de la gente damoiselle de sa main nue pour lui dire bonjour. Ce respect à la morte aurait été respectable, si ce salut avait été plus respectueux et moins insistant. Enfin, il enfila ses gants de latex, rabattit ses lunettes protectrice, puis, comme vous ouvrez négligemment un emballage d'un coup de cutter, lui, ouvrit mécaniquement en Y la jouvencelle en deux coups de scalpel. La belle donzelle n'était plus, n'était là, qu'un amas de boyaux et de viande, les abats des tripiers répandus en un désordre répugnant, avec cette odeur âcre qui vous prend à la gorge, celle de la puanteur des viscères, l'odeur fétide de la mort.

 

A la Gendarmerie de Saint-Sauveur, on n'avait pas chômé, Emma Montrieux alias Radégonde était native de la région, ses parents, des agriculteurs habitaient un hameau à quinze kilomètres du site de Guédelon. Deux gendarmes avaient été dépêchés pour prévenir les parents du suicide de leur fille.

Madame Montrieux, dans sa cuisine, vit les deux gendarmes en uniforme d'un pas décidé, traverser sa cour de ferme, elle se dit : « Par Dieu, ils sont pas en retard pour le calendrier c't'année, on est qu'en octobre ! »

Elle alla leur ouvrir en prenant son porte-monnaie.

Sur le seuil en contre bas, il y avait une volée de cinq marches pour entrer directement dans la cuisine de la ferme, ce qui obligeait les gendarmes à se tordre le cou pour regarder l'habitant, ils avaient l'air un peu ridicules ainsi, képi sur la tête, ils ne pouvaient se découvrir que dans les habitations. On aurait dit deux poulets inclinant la tête de côté, dans un regard de bêtes de basse-cour, deux poulets, nom qu'on leur attribuait parfois pour certainement d'autres raisons. Après s'être présentés de la Gendarmerie Nationale, de peur d'être confondus avec le garde champêtre, ils demandèrent s'ils avaient bien à faire à madame Nicole Montrieux, comme c'était effectivement le cas, ils demandèrent d'entrer.

A l'intérieur, ils purent ôter leur képi, tête nue, c'était plus confortable pour annoncer la mort d'un proche. Le plus galonné, deux barrettes, lieutenant, prit la parole.

-         Monsieur Montrieux n'est pas là ?

C'était plus facile de parler de ces choses-là entre hommes devant un alcool fort.

-         Il herse sur le plateau.

Silence…

-         Hum ! Mademoiselle Emma Montrieux est bien votre fille ?

-         Oui ! Mon Dieu ! Qu'est-ce qu'elle a ?

La mère avait pâli et ses jambes avaient flanché une fraction de seconde, elle se retînt à un dossier de chaise. Le deuxième gendarme, peu rôdé à l'exercice, eut un réflexe de gentil gaffeur.

-         Rien ! Rien ! Ne vous inquiétez pas !

Son supérieur le foudroya du regard et de son bras droit le fit passer derrière lui.

-         Asseyez-vous madame, j'ai peur de devoir vous apprendre une mauvaise nouvelle. Il va falloir être forte.

Madame Montrieux ne s'assit pas, elle se laissa tomber sur une chaise, le gendarme continua en pensant, c'est dommage que le mari ne soit pas là, quand même.

-         Je suis dans le regret de vous apprendre que mademoiselle Emma Montrieux est décédée aujourd'hui.

-         Madame Montrieux ne dit rien, ne réagit pas, mais s'affaissa lentement sur sa chaise à tel point que sans l'intervention du lieutenant elle aurait coulé sur les tommettes comme une flaque d'huile. Dans sa tête : « Décédée ??? » Bien-sûr, elle connaissait le terme « être décédé », elle en connaissait le sens, mais chez les paysans, on ne décède pas, on meurt seulement, simplement. « Décéder, c'est trop luxueux pour nous. Puis une petite fille ça ne décède pas. Morte, là d'accord, il n'y aurait eu aucun doute, mais décédée c'est différent, elle est peut-être blessée ? Oui ! Blessée ! C'est ça qu'il a voulu dire : blessée… » Elle émit d'un filet de voix.

-         C'est pas trop grave ?

-         Brigadier appelez le docteur Bertier. Répondit le lieutenant.

Ils auraient quand même pu y penser avant, ou mieux venir, accompagné dudit médecin. En fait, c'était la première fois que ces deux gendarmes avaient à annoncer un décès dans une famille et ils se rendaient compte, maintenant qu'ils étaient à pied d'œuvre, qu'ils avaient cruellement sous-estimé la situation. Ils s'en serviraient de leçon et jurèrent pour l'avenir de ne jamais plus se laisser prendre. C'est en voyant la réaction de cette mère qu'ils mesurèrent pleinement la teneur du drame et pour eux, leur responsabilité à annoncer le malheur qui pouvait frapper une famille tranquille et insouciante. En une minute la vie basculait et eux étaient les messagers du temps de la tragédie. En tant que gendarmes d'une petite localité, ils n'avaient jamais été formés à ces situations, cela ne faisait pas partie des exercices d'entraînement militaire de l'armée.

Il fallut aller chercher le mari sur le plateau pour recommencer avec lui ce qu'ils avaient si mal fait avec la mère. Entre temps heureusement le docteur était arrivé et avait administré par intraveineuse un calmant puissant à madame Montrieux.

Le mari était un vigoureux paysan. Le lieutenant n'arrivait pas à détacher son regard du mégot éteint que l'homme avait à la bouche, une cigarette brunâtre, roulée maison, imprégnée de salive. L'homme avait la sale habitude, en plus de celle de fumer, de balader sa cigarette d'une commissure de lèvres à l'autre à une fréquence régulière ; à droite, un temps mort, à gauche et ainsi de suite avec la régularité d'un métronome. Le tout accompagné par un filet de bave jaunâtre qui suivait à la traîne le déplacement. C'était un spectacle peu ragoûtant et dans d'autres circonstances le lieutenant ne se serait pas gêné pour lui demander de cracher ce mégot. Au lieu de cela, il lui dit de la voix la moins autoritaire possible, tout en essayant de ne pas se focaliser sur les dégoutants allers-retours.

-         Monsieur, j'ai l'infini regret de vous apprendre le suicide de votre fille.

L'homme ne broncha pas d'un sourcil, mais son mégot éteint se figea à mi-parcours comme le balancier d'une horloge comtoise que l'on arrête pour marquer le temps du deuil.

Puis il repartit d'un coup, monsieur Montrieux venait d'apercevoir jonchant le sol dallé de l'entrée, le porte-monnaie de sa femme, resté là, où il lui avait glissé des mains. Il se dirigea dessus et le ramassa d'un seul geste, ici, on ne laissait pas traîner l'argent si durement gagné. Il empocha prestement le porte-monnaie, la mort de sa fille ne changeait rien à la valeur des sous. Puis sans un mot, de la démarche pesante de celui qui sait, l'homme retourna, sonné, sans réflexion à la seule chose qu'il savait faire, le travail, laissant plantés derrière lui, les deux gendarmes.

 

 

Au même instant, à la Gendarmerie de Saint-Sauveur, le capitaine qui était en charge de la sécurité de la région écoutait au téléphone le docteur Bertrand lui exposer les premières constatations de son examen post mortem.

-         Je tenais à te prévenir tout de suite, pour éviter les bévues avec la presse. J'ai constaté sur les chevilles et les poignets de la défunte des traces de liens. Il ne fait, d'ores et déjà, aucun doute que cette fille était ligotée au moment de sa mort. Je t'envoie mon rapport demain au plus tard. Mes respects à ta tendre épouse. Allez à plus mon cher et dimanche, sois à l'heure pour le golf, cette fois !

-         Putain un crime ! Dis le capitaine en guise d'au revoir.

Le lendemain dans l'Yonne Républicaine une demi-page était consacrée au suicide de la jeune femme.


 

3

 

LE TEMPS DES CONSEQUENCES

 

A Guédelon le chantier rouvrit une semaine après le drame. On constata une augmentation significative des visiteurs, la publicité macabre faite par la presse n'était certainement par étrangère à cet afflux. En plus des personnes intéressées par la construction, venaient celles uniquement avides de sensationnel et motivées par leurs penchants morbides. Aussi aux questions candides : « Comment on faisait pour mesurer puisque les mètres n'existaient pas ? Comment monter les grosses pierres tout en haut ? » Se mêlaient : « Dans quelle salle, s'est-elle pendue ? Qui a découvert le corps ?» les formateurs restaient écœurés par le manque de respect de ce genre de public. Après en avoir discuté ensemble, avec l'accord de la directrice, ils prirent la décision d'éconduire ceux qui poseraient ce genre de question, en leur remboursant leur entrée. Ceci ne les empêcha pas de revenir, ils se firent tout simplement plus discrets.

Les gendarmes aussi revenaient régulièrement et bientôt tous surent qu'il ne s'agissait plus d'un suicide.

Le lieutenant Godard, en charge de l'enquête sur le terrain, et son brigadier Prime étaient assis dans le bureau de la directrice de Guédelon. C'était une belle femme, élégante dans une robe à l'imprimé jeune tout en restant classique, le lieutenant ne semblait d'ailleurs pas indifférent à son charme, car il avait une physionomie moins revêche qu'à l'accoutumée, même son collègue s'en était aperçu. Le brigadier Prime était plus perspicace que diplomate, car il s'en ouvrit à son supérieur quand la femme quitta la pièce pour chercher un dossier.

-         Elle vous plaît bien la directrice, mon lieutenant ?

-         Restez concentré brigadier, encore une seule gaffe et cette fois, je vous colle un rapport, compris ?

-         Affirmatif mon lieutenant !

Quand la belle directrice revînt reprendre sa place, un dossier sous le bras et en faisant claquer ses talons hauts sur le plancher. L'ambiance avait changé, les deux hommes étaient différents, l'un masquait ses tentatives de séduction, l'autre boudait carrément. Marylin M. s'en rendit compte.

-         Il y a un problème ?

-         Non ! Non ! Continuons s'il vous plait. Répondit le lieutenant.

-         Voilà, je vous ai apporté toutes les informations que je possède sur tout le personnel qui travaille actuellement chez nous. Ses informations sont bien sûr confidentielles et j'aimerais bien qu'elles le restent, si vous me comprenez.

-         Madame, nous ne sommes plus en face d'un suicide, mais d'un meurtre, ceci est une enquête criminelle et je ne veux pas vous promettre des choses que je ne pourrais pas respecter. Néanmoins, soyez assurée de toute notre discrétion sur le sujet dans la mesure du possible, cela s'entend.

Le boudeur regarda en coin son supérieur et bien qu'il lui en voulût encore, il ne put s'empêcher de penser : « il parle comme un livre le lieutenant. »

 

En une semaine de temps, les gendarmes n'avaient pas appris grand-chose de la Grande Histoire de Guédelon par contre, ils commençaient à bien connaître les petites histoires des gens du château.

Tancrède, Bertrand Prenaud pour l'état civil, avait vécu une idylle avec la victime Emma Montrieux pendant dix-huit mois, puis l'avait quittée pour fréquenter sa meilleure copine, Mathilde Guybert alias Mathilde, qui de meilleure amie était devenue sa pire ennemie, après Bertrand, bien évidemment, à qui elle vouait une rancœur obsessionnelle et malsaine.

Bertrand et Mathilde étaient ensemble depuis un an et avaient subi les persécutions incessantes d'Emma durant ce temps. Tout était bon, à cette dernière, pour provoquer, rabaisser, critiquer, torturer les nouveaux amants. Les enquêteurs avaient une liste de témoignages impressionnante à ce sujet. Ce fut la raison qui promut les deux tourtereaux de simples témoins au rang de suspects principaux. Les interrogatoires policiers se firent de plus en plus fréquents et brutaux jusqu'à leur garde à vue. Ils furent entendus séparément pendant vingt-quatre heures, toute la durée légale d'une garde à vue. Les deux jeunes gens furent fortement ébranlés par la série d'interrogatoires et d'emprisonnements en cellule d'isolement au sein de la gendarmerie qu'ils subirent. Les gendarmes utilisèrent toute leur panoplie classique d'intimidation : menaces, suspicions de trahison du complice, tentatives de les monter l'un contre l'autre. Rien n'y fit, chacun resta ferme sur ses dépositions initiales : ils n'avaient rien à voir avec ce crime déguisé en suicide. Sans aveux, le juge d'instruction, chargé de l'affaire, estima inutile l'incarcération préventive, il se contenta de les mettre en examen, c'était la procédure habituelle.

A la suite de cette garde à vue, Mathilde rentra à la ferme de ses parents et ne quitta pas sa chambre d'enfant d'une semaine.

Bertrand rentra également chez ses parents. Son père dirigeait une grande usine de fabrication de papiers. C'était un notable, il demanda que son fils soit défendu par le meilleur avocat de la région.

Maître Lemercier put avoir accès au dossier judiciaire. Il s'aperçut que la police avait gardé pour elle, une carte maîtresse. Ils avaient retrouvé une lettre expliquant le suicide, sur l'ordinateur de la victime. Or, alors que cette dernière possédait une orthographe digne d'une académicienne, sa lettre était truffée de fautes. Pire pour Bertrand, de ces fautes caractéristiques qui étaient récurrentes chez lui.


 

4

 

LE TEMPS DES RETROUVAILLES

 

Camille était avec Justine. Justine était venue pour la semaine lui tenir compagnie. Cela faisait deux mois qu'elles ne s'étaient vues, elles s'appelaient régulièrement et s'envoyaient des courriels pour s'informer de leurs vies respectives. Mais il fallait bien se voir pour s'enlacer et s'embrasser, cela ne se faisait pas encore par informatique. Camille était aux anges d'avoir pour une semaine entière sa petite sœur adoptive. Leur amitié datait de la délivrance, par le couple Camille et Pierre de Fourgères, de Justine après sa séquestration de quatorze années dans les cachots du château de ses parents. (Voir Jésus l'Antéchrist)

Pierre et Camille avaient déménagé de Sens pour s'installer à Auxerre, devant le succès de leur agence, après la découverte de la fille des de Hautecour, ils avaient ouvert une petite antenne à Auxerre. Pierre la dirigeait avec son assistante, la belle Eva et un jeune garçon débrouillard de dix-neuf ans que tous appelaient Tintin. Camille travaillait moins à l'AIRE acronyme de l'Agence d'Investigations, de Recherches & d'Enquêtes, elle ne s'intéressait qu'aux affaires qui la passionnaient, laissant à Pierre le soin de faire tourner l'antenne. La notoriété de l'agence permettait cependant, à ce dernier de ne retenir que les dossiers des grandes affaires, il ne prenait pas les filatures pour adultère ou les enquêtes de moralité sur des personnes, ce qu'il faut bien le dire, constituent l'ordinaire alimentaire de la majorité des privés. L'agence mère basée à Sens était tenue par les quatre associés de Pierre. Par moment Camille redoutait de s'embourgeoiser, elle habitait maintenant une maison de maître dans les beaux quartiers d'Auxerre, le couple possédait plusieurs grosses voitures, tout cela sentait la réussite financière à plein nez. Quelques fois, Camille regrettait leur sympathique petite maison dans les faubourgs de Sens, leur vie plus simple moins tapageuse, à l'abri de la presse locale, des réceptions obligatoires, de la fréquentation indispensable des notables de la région. Cependant, elle se réjouissait toujours de voir que son mari ne changeait pas, face aux honneurs il restait le même, humble ancien gendarme, peut-être plus chanceux dans la réussite que surdoué. Il n'avait rien d'un Sherlock Homes génial, ses réussites il les devait à sa pugnacité. Il ne se décourageait jamais, là, où souvent les autres baissaient les bras dans le temps mort de l'enquête, lui s'accrochait, courbait le dos et attendait patiemment la fin de la période de latence propre à toute recherche.

Justine était venue tenir compagnie à Camille, pourtant, au-delà du plaisir qu'elle avait à le faire, sa visite était quelque peu intéressée. Elle voulait en effet solliciter Pierre pour qu'il s'engage sur l'affaire de Guédelon qui défrayait la chronique. Justine connaissait personnellement la mère et le garçon qui était suspecté de meurtre sur son ancienne petite amie. Camille l'avait prévenue que Pierre ne prenait jamais d'affaires en cours de procédure, qu'il risquerait d'être accusé d'entrave à la justice et pourrait perdre ses autorisations d'exercer, mais Justine s'obstinait.

-         Tu sais, c'est un garçon charmant Bertrand. Il serait incapable de tuer qui que ce soit. Je le connais très bien.

-         Moi aussi, j'étais candide comme toi, ma Justine, avant de commencer ce métier. Puis j'ai appris que les charmants garçons tuent tout aussi bien que les mauvais garçons.

-         Je t'en prie Camille !

-         Ne fais pas cette tête de petite malheureuse, on en parlera avec Pierre ce soir et on verra ce que l'on peut faire au mieux.

Pour toute réponse Justine embrassa sa grande sœur adoptive, de deux ans son aînée, par un baiser sonore sur la joue.

-         Et comment va ton Marcel ? Continua Camille

-         Ho ! Ça va… Ça va. Tu sais, j'ai beaucoup changé, je ne suis plus la petite oie blanche que tu as connue quand tu m'as libérée. Je sais très bien que l'on ne va pas ensemble. Quand on marche enlacés dans la rue d'une ville, les gens se retournent pour regarder ce drôle de couple, si mal assorti que nous formons. Je ne leur en veux pas, moi aussi je commence à comprendre toutes ces convenances. Ils ne nous connaissent pas, ils ne peuvent pas deviner comment ce genre d'amour peut naître et être possible. Marcel n'est pas à moi, je ne suis pas à Marcel, nous sommes à nous.

-         C'est joli ça, tu devrais écrire un livre sur votre histoire.

-         C'est fait ! Mais on le garde pour nous, on ne veut pas le publier. Cela ne regarde pas mes lecteurs.

-         J'aimerais tant le lire.

-         Je te l'enverrai en courrier électronique, Marcel t'aime bien aussi, il a confiance en toi, il n'y verra aucune objection.

Cette fois, c'est Camille qui prit son amie dans ses bras. Justine revenait de si loin qu'elle ne pourrait jamais être totalement comme tout un chacun et Camille pensa que ce n'était pas un mal, elle aurait voulu que ce soit la Société entière qui prenne exemple sur sa protégée au lieu de la juger comme marginale et déviante.

-         Bon ! Tu écris toujours ? Enchaîna Camille pour changer de sujet.

-         Plus beaucoup en ce moment. L'inspiration me fuit, je suis trop sollicitée, j'ai perdu la quiétude de l'isolement. Il faudrait peut-être que je me cloître dans un monastère.

-         Arrête tes accents de mysticisme, tu es jeune, tu as toute ta vie pour écrire ton œuvre.

-         Tu sais, cette affaire m'a fait connaître Guédelon, je trouve formidable cette idée folle de construction, je crois que vais écrire là-dessus, quand tu auras tiré Bertrand de ce mauvais pas.

-         Tu ne lâches jamais ! Toi !

Ce sont les deux ensemble qui s'enlacèrent à présent.

-         Il va falloir arrêter de se serrer toujours comme cela, où Pierre va finir par avoir des doutes. Persifla Camille, puis elle l'entraîna en la prenant par la taille, Justine était un jonc,il faut que je te remplume un peu, mon oiseau. Puis elle l'entraîna, donc, en la prenant par la taille dans la cuisine pour leur faire du thé et un petit truc à grignoter pour se remplumer.

 

Le soir venu, contrairement à ce que pensait Camille et contrairement à l'habitude de Pierre de commencer par refuser, en pensant qu'il était plus facile de revenir sur sa décision dans ce sens qu'en acceptant d'emblée une proposition, pour s'apercevoir, après réflexion, que ce n'était pas une bonne idée.

Pierre ne refusa pas systématiquement de s'occuper du cas du jeune Bertrand. En fait, la seule raison qui le décida, il faut bien le reconnaître, était qu'il connaissait très bien le lieutenant Godard en charge de l'affaire, ils étaient amis depuis le temps « des massacrés de L'Yonne » cette ancienne affaire qui avait occupé l'ancien gendarme Pierre de Fourgères pendant treize ans. (Voir Histoire de vie). Sans rien promettre à Justine Pierre avait dit qu'il verrait ce qu'il pouvait apprendre auprès de son ami. Il verrait par la suite, s'il fallait visiter la mère de Bertrand pour avoir autorité d'enquêteur.

Camille fut tellement agréablement surprise par l'attitude de son mari, qu'elle se fit la réflexion : « Finalement, on ne connait jamais intimement les personnes, même si on a l'illusion de savoir tout d'eux. » Et sur cette pensée métaphysique, elle quitta la pièce après avoir déposé un baiser sur le nez de son têtu de mari et plusieurs sur les joues de Justine, toujours dans le but de combler un peu leurs déficits affectifs.

 

5

 

LE TEMPS DE GUEDELON

 

 

L'ambiance sur le chantier n'était plus ce qu'elle avait été. Des clans s'étaient formés. Ceux qui pensaient Tancrède coupable d'avoir tué Radégonde en maquillant son crime en suicide. Ceux qui défendaient inconditionnellement Tancrède et les troisièmes indécis qui penchaient tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre, selon les informations du moment. Seulement des éléments, ils n'en avaient pas, l'enquête de gendarmerie était hermétique et rien ne filtrait. La presse se perdait, la plupart de temps en conjectures, remplissant des articles avec des formules creuses. Ce qui provenait jusqu'au château n'était que des rumeurs, qui commençaient à un endroit du village, au café entre deux verres, à la boucherie entre deux steaks ou à la boulangerie entre deux baguettes, puis prenait le chemin des champs via quelques langues déliés et agitées pour finir par pénétrer l'enceinte de Guédelon. Et ces ragots étaient repris ici, comme si, venant de l'extérieur, ils ne pouvaient qu'être fiables. On ne se faisait plus confiance sur le chantier et cette communauté qui fonctionnait jusqu'ici dans un esprit de compagnonnage se voyait gangrenée par la suspicion. La directrice commençait à s'inquiéter de la tournure que prenaient les évènements. N'allait-elle pas être obligée de fermer provisoirement le chantier ? Les gendarmes visitaient fréquemment le site, en interrogeant à tour de bras, ils cherchaient à connaître les relations qui unissaient tous les acteurs du chantier. Si bien que les compagnons commençaient à ne plus tellement se soucier de leurs allées et venues, ils se contentaient juste de surveiller leurs passages par des regards dérobés et sombres dans une attitude hostile. Pourtant, ce jour, les deux militaires qui se présentèrent ne perdirent pas de temps à chercher qui, ils allaient bien pouvoir interroger. Ils se dirigèrent directement vers Tancrède en lui demandant de les suivre à la gendarmerie. Le juge d'instruction, après réflexion et après avoir subi une certaine pression, venait de signer l'incarcération préventive de Bertrand Prenaud. Il devrait répondre de meurtre avec préméditation sur la personne d'Emma Montrieux.


 

6

 

LE TEMPS DES PRISONS

 

Maison d'arrêt d'Auxerre, le lieutenant Godard accompagné de Pierre de Fourgères et de son inséparable brigadier Prime interrogeait pour la énième fois pour les deux gendarmes, pour la première pour Pierre, le détenu Bertrand Préneau. Le lieutenant menait l'interrogatoire.

-         Nous savons que la victime vous harcelait depuis que vous aviez rompu avec elle, toutes les personnes de votre entourage connaissaient votre situation. La directrice dit ne pas avoir été informée de cette persécution. Pensez-vous que cela soit plausible ?

-         Je ne sais pas, mais elle ne m'en a jamais parlé en tout cas.

-         Comment viviez-vous cette période ?

-         Je l'ai déjà dit des milliers de fois, je le vivais très mal, c'était insupportable, mais de là à assassiner quelqu'un pour que cela cesse ! Jamais ! Je ne comprends rien à cette histoire, c'est un véritable cauchemar. Cela ne finira donc jamais.

Bertrand se prit la tête dans les mains, il y pleura peut-être, sans que nul ne puisse s'en apercevoir. Le brigadier Prime crut bon d'intervenir.

-         Peut-être ne l'avez-vous pas fait exprès.

Son lieutenant leva les yeux au ciel dans une mimique désespérée qui ne découragea pas, pour autant, son subordonné.

-         Je voulais dire que vous ne pensiez pas la tuer, vous vouliez juste lui faire un peu peur, l'intimider pour qu'elle arrête tout ça, mais la menace a été trop loin, le jeu a dérapé, vous a échappé et a tourné à l'accident mortel.

C'était beaucoup mieux, pensa le lieutenant, décidément ce brigadier était capable du pire comme du moins pire. Sa version, assez subtile, des faits ouvrait une porte possible aux aveux. Pourtant, le détenu ne broncha pas, il resta prostré dans sa position de supplicié. Le brigadier venait juste d'éviter qu'un nouveau rapport ne vienne remplir son dossier déjà bien fourni.

Pierre prit la parole après en avoir demandé l'autorisation d'un regard à son ami.

-         Bonjour Bertrand, je m'appelle Pierre de Fourgères, Je ne suis pas policier, j'ai été engagé par vos parents comme enquêteur privé. Revenons sur les faits, la victime portait des traces de ligatures sur ses chevilles et sur ses poignets. Elle avait également des hématomes sur le corps qui accréditeraient la thèse d'une lutte avant sa mort. Plus impliquant, une lettre expliquant son geste, tapée sur son ordinateur semblerait avoir été écrite par une autre personne. Les fautes grammaticales et orthographiques présentent sont des fautes que vous avez tendance à faire. Si on ajoute le fait que vous possédiez un mobile pour nuire à Emma. Nous sommes en présence, pour reprendre le jargon des juristes, d'un réseau d'indices graves et concordants qui vous ont amenés jusqu'ici.

Mon travail dans ce drame serait de trouver de nouveaux indices, de nouveaux éléments à votre décharge. Pouvez-vous m'aider dans cette démarche ?

Pierre n'eut guère plus de succès que le brigadier Prime pour sortir Bertrand de son rôle de victime d'erreur judiciaire.

-         Je ne comprends rien à tout ça, je ne suis au courant de rien. Comment pourrais-je vous aider ?

L'entretien devait se terminer sans avoir fourni d'autres explications et la première pensée qui traversa l'esprit de Pierre en quittant la maison d'arrêt, fut que ce garçon était bien mal parti.

 

Jean, le lieutenant se prénommait Jean, et Pierre revinrent à la gendarmerie de saint-Sauveur pour y faire le point. La gendarmerie, comme beaucoup d'autres, était agencée au mieux, comme on avait pu le faire dans une vieille bâtisse, si bien que Jean partageait son espace de travail avec six autres gendarmes dans une grande pièce transformée en open space. On y accédait par une porte située juste derrière l'accueil où un gendarme tenait la réception, actuellement l'accueil était désert, car la gendarmette qui était en faction s'était absentée pour des besoins naturels, aussi, Jean et Pierre n'étaient pas installés depuis dix minutes qu'ils virent un énergumène pénétrer d'autorité dans l'open space et se diriger droit sur eux. Jean essaya d'emblée de freiner l'ardeur du terroriste.

.

-         Stop, Jojo ! Je n'ai pas le temps d'écouter tes conneries.

-         Cette fois c'est sérieux, j'veux faire une déposition sous serment.

-         On n'est pas au tribunal ici et avec toi c'est toujours du sérieux. Sauf que si tu étais un peu plus souvent à jeun, tu arrêterais de nous faire perdre notre temps avec tes élucubrations.

-         J'te dis que je l'ai vu, au bord de la mare au diable, un disque de toutes les couleurs, il a atterri et a disparu comme ça, par magie, il était là et hop ! Y'était plus.

-         Jojo, tu sais quoi ? Regarde Catherine est revenue, tu vas lui dire tout ça et elle va établir une main courante. Je te promets de la lire dès que je pourrai, D'accord ?

Jojo marmonna un barbarisme qui devait vouloir signifier qu'il n'était que moyennement d'accord, mais il s'exécuta néanmoins, en se dirigeant vers Catherine pour lui raconter toute son affaire à grand coups de gestes suggestifs pour mimer l'invasion imminente de la Terre par une flopée d'extra-terrestres colonisateurs.

-         Jojo, ferme la porte derrière toi s'il te plait.

Le calme revint dans la pièce et tous, après un regard et un sourire de connivence, reprirent leur tâche, en hochant plusieurs fois la tête, là où il l'avait laissée avant l'intrusion de Jojo.

-         Ce n'est pas un mauvais bougre, précisa Jean à son ami, mais il est saoul deux jours sur un, alors on a droit à son cirque une fois par semaine. C'est un habitué des locaux.

-         C'est quoi cette mare au diable, celle de George Sand ?

-         Non c'est la nôtre, de plus ici tu sais, on est plus Colette que Sand. C'est une grande mare, presque un étang, à quelques kilomètres entre Guédelon et ici. Les enfants y pêchent des têtards et des grenouilles.

-         Ah ! Oui ! Je crois l'avoir déjà vue. Bon, laissons les batraciens et revenons à nos moutons.

Jean et Pierre revisitèrent les évènements qu'ils possédaient en essayant de les assembler dans la chronologie la plus plausible.

Ils possédaient une multitude d'anecdotes relatées par l'entourage pour se rendre compte du harcèlement que subissaient au quotidien Bertrand ainsi que sa compagne Mathilde. Rien ne leur avait été épargné, calomnies, injures, vexations, tout était bon à Emma pourvu que cela nuise, blesse, déstabilise.

Jean et Pierre travaillèrent tard sur le dossier et il était déjà vingt-deux heures quand Pierre rentra chez lui.

Il fut accueilli par son chien Sergent et boudé par sa femme Camille.

-         Tu aurais pu au moins téléphoner pour me dire que tu rentrerais tard.

-         Je pensais le faire sur la route en rentrant, c'est alors que je me suis aperçu que j'avais oublié de reprendre mon portable, posé sur le bureau de Jean. Je suis désolé mon poulet.

-         Garde tes mots de basse-cour pour tes fliquettes. Je ne suis pas d'humeur.

Mais Camille ne gardait jamais très longtemps sa mauvaise humeur et elle ne put s'empêcher de faire un pauvre sourire à son grand étourdi de mari, qui profita de l'aubaine pour venir l'embrasser. C'était pardonné. Les accès de colère de Camille étaient ces pluies tropicales qui à peine commencées sont si vite finies qu'on reste perplexes devant les inondations qu'elles ont pu provoquer. « Que s'était-il donc passé pour que tout soit détrempé ainsi ? »

Pierre se sentit l'esprit provocateur.

-         Qu'est-ce qu'il y a à manger ma chérie ?

-         Dégage ! Avant que je ne te pulvérise.

Pierre partit dans la cuisine avant de se faire pulvériser, suivi de son chien, qui, conscient du danger, remuait la queue en tous sens pour protéger leur retraite, comme un escrimeur brettant contre une bande de pulvérisateurs invisibles.

 


 

 

7

 

LE TEMPS DES FAMILLES

 

Pierre avait rendez-vous avec le père de Bertrand, Monsieur Charles Prenaud, Président Directeur Général d'une grande entreprise allemande implantée en bourgogne. Il avait déjà rencontré la mère de Bertrand, une femme charmante, détruite par la tournure qu'avait pris ce drame. Elle était inconditionnellement convaincue de l'innocence de son fils, mais pouvait-on demander à une mère d'avoir un jugement impartial quand il s'agissait de son enfant ?

Pierre était accompagné, en plus de son inséparable chien, par la belle Eva, son assistante. Camille avait préféré rester à la maison avec Justine, toutes deux attendaient la venue d'Antoine, le frère adoré de Camille qui devait passer une petite semaine en famille.

Ils arrivèrent légèrement en avance, la Société possédait un bâtiment de direction assez moderne et luxueux. Le corps de l'usine qui le jouxtait paraissait également en bon état et très bien entretenu. Quand Eva et Pierre, Sergent étant consigné dans le véhicule, se dirigèrent vers le hall de réception, ils furent tous les deux étonnés par le silence qui y régnait. On s'attend toujours à entendre une vie industrielle aux abords d'une usine, ici, pas un son n'émanait, pas un mouvement non plus, pas de camions circulant dans les allées, pas d'ouvriers marchant le long des trottoirs. Cela donnait une impression d'usine neuve désaffectée ou une sorte d'usine fantôme pour les plus poétiques. Ils entrèrent dans le hall d'accueil, deux charmantes hôtesses se tenaient derrière un comptoir, elles paraissaient peu à leur aise. Pierre présenta Eva et se présenta à la suite en précisant qu'ils avaient rendez-vous avec monsieur Préneau.

-         Je l'appelle tout de suite, vous pouvez vous asseoir pour l'attendre.

Leur dit la belle hôtesse de droite en désignant les confortables fauteuils qui tapissaient un mur. Craignait-elle qu'ils ne s'assoient par terre, mais comme aujourd'hui tout pouvait arriver, elle préféra préciser pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté.

L'attente fut de courte durée, une grande femme pressée vint leur serrer la main en les priant de la suivre. Sans s'être présentée, elle entama une course de fond dans des couloirs interminables, tout en tournant la tête de temps en temps pour les entretenir de la situation particulière de la journée et s'assurer qu'elle gardait une avance confortable à son échappée.

-         Vous n'y êtes pour rien, mais vous tombez très mal, voyez-vous, le personnel de l'usine est en grève. Monsieur Préneau va vous recevoir quand même, car pour l'instant il n'y a pas grand-chose à faire, suivez-moi s'il vous plaît. Dit-elle en accélérant encore le rythme.

Heureusement qu'Eva et Pierre étaient jeunes et athlétiques, malheur à celui qui n'aurait pas eu la même forme, la sprinteuse l'aurait distancé et perdu dans ce labyrinthe de couloirs et de corridors.

-         On n'y comprend rien, c'est incompréhensible, on n'a jamais vu ça. Suivez-moi s'il vous plait Messieurs Dames.

Eva sentait venir un point de côté, elle était sur le point d'attendre la voiture balai. Quand la meneuse fit une pause pour débiter un discours un peu moins haché, mais tout aussi hermétique.

-         Voyez-vous, on n'a jamais eu de grève ici. C'est plutôt calme. Alors là ! Allez y comprendre quelque chose. Allez ! On est presque arrivé. Suivez-moi Messieurs Dames.

Et c'était reparti, la femme était stressée mais pas menteuse, car ils finirent effectivement par arriver à destination. La grande femme frappa au bureau directorial et attendit. La porte s'ouvrit et on les fit entrer dans une grande pièce où cinq hommes siégeaient autour d'une table. L'excitée était déjà repartie disputer d'autres marathons. Un homme qui comptait certainement plus d'années sur les épaules que de cheveux sur le crâne se leva pour leur serrer la main, il se présenta.

Bonjour Messieurs Dames, je suis Charles Préneau, puis s'adressant à ses Directeurs, Pouvez-vous nous laisser Messieurs, je dois traiter d'une affaire d'ordre privé.

Les quatre hommes obéirent comme un seul, Pierre pensa : la hiérarchie n'existe pas que dans les casernes.

Une fois seuls, le PDG répéta un peu la même chose que la femme qui les avait entraînés, mais plus posément, on n'est pas manager pour rien.

-         C'est incroyable les ouvriers ont cessé la production, ils se tiennent droit au pied de leur machine sans bouger, sans parler. Mais le plus étrange est que lorsque le chef du personnel leur demande leurs revendications, ils répondent qu'ils n'en ont pas. Ils ne veulent rien, mais ils ne travaillent plus. C'est ubuesque, je n'ai jamais connu cela, j'essaye de savoir si des mouvements syndicaux du même genre ont déjà existé et pour l'instant je n'ai rien trouvé de semblable.

Le PDG continua, d'une voix lasse, d'un ton monocorde, son laïus, visiblement, il ne se parlait qu'à lui-même devant ces personnes extérieures à sa firme. Il paraissait sonné.

-         On n'a jamais vu ça. Toutes les demi-heures ils entament l'internationale en cœur, c'est impressionnant, je n'aurais jamais cru qu'un chant, même révolutionnaire, puisse faire aussi peur. Je sais très bien pourquoi ils font ça, pour me montrer leur puissance, leur unité, leur détermination. Si les syndicats peuvent mobiliser tout le personnel sans aucune demande en échange, vous imaginez bien ce qu'ils sont capables de faire dans un conflit social. Je vais être obligé d'en référer à la maison mère, en Allemagne, ils ne vont pas aimer ça, mais pas aimer ça du tout. Ils vont organiser un conseil de direction exceptionnel. Ça va finir par me coûter ma place ces conneries, vous savez les actionnaires ne sont pas des tendres…

Là, cela paraissait fini, Monsieur Préneau avait ponctué cette dernière phrase d'une expiration de dernier souffle. Il leva pour la première fois les yeux vers ses visiteurs, durant tout ce temps il n'avait fait que regarder ses mains immobiles posées bien à plat, les doigts légèrement écartés sur le sous-main de cuir noir de son bureau design, noir aussi. Il s'adossa bien calé contre le dossier de son grand fauteuil directionnel en cuir à la couleur qu'on devine. Il sembla se ressaisir un peu, ce n'était qu'une dernière bravade, cet homme était un homme gravement blessé.

-         Bon ! Vous êtes là pour mon fils, ma femme a demandé vos services pour mener une enquête parallèle à celle de la police, si je ne me trompe pas. Pierre fut sur le point d'intervenir, d'un geste des deux mains l'homme blessé l'en dissuada. Ma femme a ses idées, j'ai les miennes. Je pense que mon fils est un petit con. Il a interrompu des études brillantes pour se lancer dans cette utopie de Guédelon, et au lieu de rester dans la course, Monsieur casse des cailloux depuis plus de trois ans. Voyez-vous, trois ans de pause dans un cursus où vous êtes en compétition avec les meilleurs étudiants européens, on ne s'en relève pas. Et maintenant, il est incarcéré pour une affaire de meurtre. La cerise sur le gâteau, mon personnel me lâche. Je suis Damné ! Maudit ! C'est ça maudit.

C'est ainsi que l'homme blessé termina ses lamentations.

Quarante-trois minutes, très exactement, depuis qu'ils avaient franchi le seuil de l'Entreprise, Eva et Pierre en ressortaient. Eux aussi étaient sonnés par les déclarations de cet homme. Ce père se désintéressait complètement du sort de son fils et cela bien avant le coup de grâce de son personnel. On n'arrive pas à un poste de manager sans ambition et inutile d'être fin psychologue pour penser que le fils s'était investi dans cette aventure médiévale aussi pour défier son père, par rébellion à un discours de réussite sociale rabâché quotidiennement. Bref, Pierre et Eva n'étaient pas plus avancés en sortant qu'en entrant. Pierre lâcha désabusé.

-         Encore une journée de perdue.

-         Pas pour moi, patron, je sais maintenant ce que je dois faire pour obtenir satisfaction.

Eva réussi à dérider un peu Pierre qui lui envoya un coup de coude dans les côtes.

-         Il m'a frappée ! Il m'a frappée ! j'hallucine ! Vous avez vu ! Vous êtes témoin, monsieur.

Lança-t-elle souriante au gardien en passant l'enceinte de l'usine, lequel lui renvoya un sourire complice qui disait être d'accord sur n'importe quel témoignage, fusse-t-il un parjure, si c'était pour plaire à ce joli minois.

 

Rentré chez lui Pierre fut heureux de revoir sa famille élargie. Son fils, le jeune Martin lui sauta dans les bras, avant qu'il n'ait eu le temps d'embrasser dans l'ordre, Justine, Antoine, puis sa femme.

A table, ils parlèrent de cette drôle d'enquête qui n'avançait guère. Antoine demanda.

-         Et toi Pierre ! Crois-tu qu'il soit innocent ?

Pierre prit son temps pour répondre.

-         Je pense qu'il est coupable.

Justine serra les poings et les mâchoires, ce qui lui donna une mimique légèrement boudeuse, un air concentré et réfléchi. Elle accusait le coup, elle rétorqua sèchement à Pierre avec un ton de reproche dans la voix.

-         Comment fais-tu, alors, pour continuer ?

Pierre lui répondit gentiment, Justine était fragile et Camille veillait.

-         Je ne suis pas avocat, je n'ai pas à défendre ce garçon, je cherche seulement de nouveaux éléments et j'aimerais bien en trouver qui me fassent changer d'opinion, mais pour l'instant…

 


 

 

8

 

LE TEMPS DES ACCUSES

 

Bertrand alias Tancrède était un garçon de bonne famille, ce que l'on peut appeler un fils à papa, il était destiné à une carrière brillante, autant dire que rien ne l'avait jamais préparé au monde carcéral. En prison, il était plus éloigné de ce milieu que ne pourrait l'être un poisson de l'eau. Il se demandait chaque matin s'il réussirait à tenir jusqu'au soir et les jours passaient ainsi dans une non-vie. Confronté aux autres détenus, il ne pouvait trouver une seule amitié à laquelle se raccrocher. Ces gens étaient trop différents de lui, ils semblaient chez eux et par cette assurance lui disaient combien il n'était qu'un intrus. Jusqu'à présent il avait réussi, des fois de peu, à éviter les altercations qui se terminaient toujours en combat de bêtes sauvages. Il essayait de se faire oublier, ne regardait jamais ses codétenus dans les yeux. Il marchait, ombre rasant les murs, la tête fléchie, la peur au ventre.

Mathilde alias Mathilde s'était éloignée de lui, elle ne lui écrivait plus, elle n'était jamais venue au parloir. Dans son état de fragilité extrême, il vivait cet abandon comme une trahison et en souffrait atrocement. Il l'aimait et devinait que celle-ci commençait à le soupçonner d'avoir tué Emma au temps où elle s'appelait encore Radégonde. Sa supposition n'était pas fausse et Mathilde doutait de plus en plus en son innocence. Par contre, ce qu'il ignorait était que Mathilde, à son tour, subissait la pression policière. Elle était suspectée de complicité dans le meurtre, il lui était interdit d'écrire et de visiter l'accusé, ce qu'elle n'aurait pas fait de toute façon. Elle était régulièrement entendue par le gendarme Godard. Le juge d'instruction l'avait mise en examen, mais ne jugeait pas encore nécessaire de l'incarcérer. Mathilde ne possédait pas les moyens d'un Bertrand pour faciliter sa fuite. Et même si sa situation avait à envier à celle de Bertrand, elle se shootait d'antidépresseurs pour tenir le coup, qu'elle ingurgitait en s'aidant de rasades d'alcool, mauvais mélange, mauvaise habitude, mauvaise noyade. Elle sombrait jour après jour dans une insidieuse dépression. De sa famille, Mathilde n'avait que son père pour s'occuper d'elle, veuf et natif de méditerranée, il était le seul de ses proches à s'être installé dans la région et avec le temps les liens familiaux s'étaient distendus. Il faisait comme il pouvait pour aider sa fille, mais entre eux, c'était compliqué. Ils n'avaient jamais trouvé la bonne distance pour se comprendre. Ils s'aimaient certes, mais avec une certaine retenue, ils s'aimaient sans s'entendre vraiment. Mathilde se sentait donc seule au monde, dans un monde loin du monde, dans un autre temps, celui où les jeunes damoiselles rêvaient à des amours chevaleresques, nimbées de romantisme. Elle noyait sa détresse dans l'alcool et se noyait lentement avec, s'enfonçait lentement et personne pour saisir cette main tendue qui émergeait encore de l'eau. Nul n'autorise à prendre parti, mais sincèrement elle aurait mérité mieux que cette spirale du désespoir. C'était une jeune femme qui aurait pu devenir une belle personne si le sort n'en avait pas décidé autrement.

 

 

9

 

LE TEMPS DES PERSECUTIONS

 

 

Avant le drame, au temps de l'innocence. A Guédelon, on élevait des cochons comme cela se faisait aux abords de toutes constructions, ici, il ne s'agissait pas de les engraisser pour les manger un jour de ripaille, disons qu'ils faisaient davantage partie du décor médiéval. Ce n'étaient que des cochons d'ambiance et de décoration. Pour limiter les naissances le site ne possédait qu'un verrat et une truie et même avec cette précaution les porcelets abondaient. On devait tous les ans se résoudre à en céder dans des fermes alentours. Le couple de porcs adulte était parqué dans un enclos grillagé, mais les nourrains assez petits pour se faufiler entre les mailles du grillage se promenaient en liberté sur le site, pour la plus grande joie des enfants des visiteurs. Ils étaient curieux, effrontés, espiègles et sans cesse en quête de friandises. Contrairement à leurs parents qui étaient toujours crottés jusqu'au groin, les porcelets restaient propres d'un rose bonbon immaculé. On pouvait même se demander comment ils faisaient pour rester si propres dans un milieu aussi boueux ? Une autre énigme était aussi sans réponse: comment cela s'était fait ? Disons que ça s'était fait comme ça, du jour au lendemain un des cochonnets s'était pris d'affection pour Mathilde la compagne de Tancrède et depuis ce jour ce cochon ne les avait plus quittés. Ils l'avaient appelé Napoléon en hommage à Georges Orwell. Napoléon dormait sur le site dans l'enclos destiné aux cochons, mais dès l'arrivée de Mathilde ou de Tancrède il ne les quittait plus d'un sabot. Il était devenu d'animal domestique, un animal de compagnie et personne ne trouvait à redire à cette relation particulière. Au contraire on plaisantait affectueusement de cet attachement. Tancrède taillait des pierres, son cochon dormait sur ses pieds. Mathilde taillait des tavaillons, son cochon se vautrait dans les copeaux et la sciure de bois. Le porcelet avait gagné de cette union le statut de mascotte du chantier et tous le traitait avec des égards privilégiés par rapports à ses congénères. Napoléon était Napoléon, les autres gorets n'étaient que des animaux attendrissants.

Or un soir, tard déjà après l'annonce de la fermeture, où il ne restait plus que quelques retardataires occupés au rangement des outils. Childéric aperçut Radégonde serrant Napoléon dans les bras, ce n'était pas dans ses habitudes de s'occuper des cochons, cependant il ne manifesta pas son étonnement.   Il finit son travail et quitta le chantier pour rejoindre Tancrède et Mathilde dans leur taverne préférée et unique du village de Treigny.

A l'ouverture du site le lendemain, on arrive décontracté après ce saut dans le futur, on s'embrasse, on se tape dans le dos, on se raconte un peu, puis chacun retourne à son atelier. Les tailleurs à leurs pierres, les cordiers à leurs cordes, les vanniers à leur osier, les tuiliers à leur carreaux et ainsi de suite jusqu'aux maçons qui assemblent les pierres pour en faire des remparts en les scellant avec du mortier, mélange de chaux de terre et de sable. Un jeune apprenti maçon, dix-neuf ans, se dirige vers la fausse où on entrepose la chaux aérienne. La chaux vive potentiellement dangereuse n'est pas faite sur le site, c'est une des entorses historiques concédées aux bâtisseurs de châteaux pour le respect des règles de sécurité. Quand ce jeune maçon découvre la fosse de sa trappe, il y découvre, par la même occasion, une tache rose bonbon au centre d'un lit blanc.

Il est vrai que rien ne prouva que ce soit Radégonde qui ait jeté là, Napoléon, mais cependant, tout le laissa à penser et tous le pensèrent également.


 

 

10

 

LE TEMPS DE LA MARE AU DIABLE

 

Pierre conduisait en automatique, dans sa tête tournaient des conjectures qu'il n'arrivait pas à relier entre elles, elles n'étaient pas concordantes. Il recherchait des liens de cohérence entre toutes ses suppositions et cela l'absorbait totalement, complètement au point de s'être perdu sur un parcours qu'il connaissait par cœur. Il émergea de ses réflexions uniquement en approchant du petit point d'eau qu'on appelait la mare au diable, que faisait-il ici ? Ce n'était nullement son chemin pour rentrer chez lui. Il venait de faire un détour d'au moins six kilomètres. Son absence avait donc duré aussi longtemps. Perturbé il se gara sur le bord de la départementale. La fréquence du trafic était d'une voiture toutes les dix minutes, rien de bien dangereux à reprendre ses esprits sur le bas-côté. Il coupa le moteur et enclencha les feux d'alerte de sa voiture. Il ouvrit la glace côté conducteur et respira profondément et lentement, l'air était encore humide de la pluie qui venait de tomber, mais à présent le soleil réapparaissait et réchauffait l'atmosphère. Il était devant la mare au diable, il s'amusa intérieurement dans un premier temps, puis ne put retenir un rire sonore qui le surprit et le laissa ridicule. Il était seul dans sa voiture avec son chien et il riait comme un gamin qui écouterait des histoires drôles racontées par des camarades. Il venait de se visionner l'intrusion de Jojo dans les bureaux de la Gendarmerie Nationale de Saint Sauveur en Puisaye. En revivant la scène, il trouva la situation plus cocasse qu'il ne l'avait ressentie en la vivant réellement sur le moment. Il ouvrit sa portière et descendit du véhicule, Sergent lui emboîta le pas. Il marcha lentement sur le bord de la route, l'herbe était encore mouillée de gouttelettes dans lesquelles les rayons du soleil se reflétaient. Il continua ainsi d'avancer sans but précis, si ce n'était celui d'avancer, l'eau de la mare était pratiquement entièrement recouverte d'algues filamenteuses.

Il se rappela l'intrigue du roman de Georges Sand, les personnages principaux, Germain vingt-huit ans, accompagné de son fils le petit Pierre et d'une jeune bergère de seize ans parcourent ensemble le chemin qui doit les ramener à leurs fermes réciproques. Une brume épaisse leur fait perdre leurs repères, ils s'égarent dans la forêt et tournent en rond longtemps, leurs pas les ramenant sans cesse devant la mare au Diable. Ils finissent en désespoir de cause par y passer la nuit et c'est là que l'amour prendra forme entre ces deux âmes que la différence d'âge séparait. L'auteur donne à cette mare une attraction enchanteresse qui joue un rôle primordial dans la destinée de ces deux égarés qui se cherchent sans le savoir autant qu'ils cherchent sciemment leur chemin.

Pierre pensa romantiquement qu'il en était un peu de même pour lui, sa rêverie l'avait amené jusqu'ici, à moins que ce ne fût l'œuvre de la mare, elle-même, comme si elle avait la capacité d'attirer par une quelconque conjuration les personnes perdues dans les bois. De temps en temps, au fur et à mesure de sa progression une grenouille sautait pour rejoindre son milieu aquatique, les algues étaient si denses qu'elle marchait littéralement sur l'eau avant de trouver un trou pour y plonger, puis après un temps d'apnée assez long, deux yeux globuleux venaient trouer le tapis vert. Pierre allait rebrousser chemin quand son regard fut attiré par un drôle de nénuphar, il reflétait les couleurs de l'arc-en-ciel. Il s'approcha de la plante pour voir qu'il s'agissait d'un CD aux reflets irisés. Les mots de Jojo lui revinrent à l'esprit « un disque de toutes les couleurs, il a atterri et a disparu comme ça, par magie, il était là et hop ! Y'était plus. » Pierre trouva sur la berge une longue branche de noisetier, il recourba l'extrémité pour en faire une espèce de crochet en angle droit, puis précautionneusement pour ne pas le faire couler, il entreprit de repêcher le vaisseau spatial de Jojo amerri dans une prairie aquatique. Après six tentatives il réussit enfin, à le ramener sur la berge. Il essuya avec un mouchoir en papier et le mit dans une des poches de sa parka. Il était bien loin, évidemment, de se douter qu'il venait d'empocher toutes les réponses aux questions qui le tourmentaient. Il n'avait, à vrai dire, repêché ce disque uniquement pour le montrer à Jean et à Jojo et leur expliquer sa vision des faits qui pourrait expliquer celle de Jojo, de vision. Le plouf d'une grenouille géante le fit sursauter.

-         Non ! Sergent !

Trop tard Sergent était déjà à l'eau empêtré dans les algues à la poursuite d'un batracien qu'il ne risquait certainement pas d'attraper. Et Pierre qui avait réussi à ne pas se mouiller pour récupérer le CD dut s'enfoncer jusqu'aux cuisses, les chaussures dans la vase pour extraire son chien des lianes flottantes qui l'entravaient. « Mais c'est pas vrai ! Tu n'en rates pas une. » Sur la rive, l'un s'essorait tant bien que mal en rouspétant, quand l'autre s'ébrouait bruyamment, satisfait semblait-il de son échec. Pierre reprit le chemin du retour, toujours râlant, tandis que son chien nullement perturbé par les reproches de son maître reprenait sa sieste là où il l'avait interrompue pour visiter le royaume de grenouilles.


 

 

11

 

LE TEMPS DES ESPIONS

 

Ils étaient nombreux et serrés ce matin-là, dans le petit bureau de la belle directrice du site médiéval de Guédelon. Il y avait là, par ordre hiérarchique d'autorité institutionnalisée : le lieutenant Jean Godard, le brigadier Prime, le privé Pierre de Fourgères, le jeune enquêteur Mathieu Richet surnommé Tintin pour sa ressemblance avec le personnage d'Hergé et tout en bas de la pyramide institutionnelle le chien Sergent qui avait eu, pour une fois, l'autorisation d'assister à cet entretien qui ne l'intéressait pas outre mesure, d'ailleurs.

Cette réunion au sommet devait convaincre madame la directrice d'embaucher le sieur Tintin comme compagnon. En fait, elle n'avait pas tellement loisir de refuser, mais le lieutenant qui en pinçait toujours un peu pour la belle brune préférait lui laisser l'illusion qu'elle était encore maîtresse chez elle, plutôt que de lui imposer d'emblée cette infiltration.

Pierre avait convaincu son ami qu'il serait utile de connaître les bruits qui circulaient à l'intérieur de l'enceinte du chantier. Le lieutenant ne trouvait pas l'idée mauvaise en soi, mais il aurait préféré mettre un homme à lui dans la place. Malheureusement, il manquait cruellement d'effectif et n'avait pas de gendarme dans la tranche d'âge requise. Quoique, après réflexion, il y en ait bien un qui aurait pu faire l'affaire, du moins pour l'âge. Il y avait pensé une minute, mais une minute seulement après la raison lui était revenue. Non ! Décidément ce n'était, tout bonnement, pas une bonne idée et il s'était finalement résolu à infiltrer ce civil dont Pierre ne disait que du bien et répondait de lui sur sa personne.

Aussi, dans le bureau de madame la directrice, l'objet de la mauvaise idée du lieutenant était de mauvaise humeur, il boudait et faisait ostensiblement la gueule. Il aurait aimé qu'on lui attribue cette mission, il s'en sentait pleinement capable, il en avait l'étoffe. Certaines personnes sont ainsi faites, qu'elles ne doutent jamais de leurs compétences, le brigadier Prime faisait partie de celles-ci et il était déçu, lui qui se voyait déjà en James Bond médiéval.

La directrice Maryline M. qui ne semblait pas insensible aux compliments voilés du lieutenant accepta le subterfuge.

-         Si vous pensez lieutenant que c'est vraiment une nécessité, allons-y, mais je vous avoue que je suis un peu inquiète et pas très fière d'introduire un espion dans mon équipe.

-         Je vous comprends parfaitement madame et sachez que si je pouvais me passer de vous impliquer dans cette histoire, je l'aurais fait volontiers. Malheureusement notre enquête piétine et pour l'instant nous n'avons guère d'autres solutions pour espérer apprendre quelque chose de nouveau.

Le brigadier Prime pensa : « il ne l'a pas encore baisée cette pétasse… » Et tout à ses pensées, il regarda ladite pétasse qui avait rougi jusqu'aux oreilles et même au-delà, bien que cela ne se vît pas, car ses cheveux d'un brun soyeux dissimulaient l'étendue de son émoi. Ses yeux, bruns également avec un reflet mordoré, croisèrent un instant ceux du brigadier, et pendant cet instant, il crut qu'elle avait lu dans ses pensées. Son cœur marqua un arrêt et ce fut à son tour de prendre la couleur d'une tomate.

Ce que ne pouvait pas savoir le brigadier, c'était que Maryline n'était pas plus télépathe que lui. Son émotion était tout autre, elle ne la devait aucunement aux pensées insultantes de Prime, mais davantage à un contact pédestre sous table. Elle aurait aimé attribuer avec certitude cette intention au jeune lieutenant, mais comme beaucoup de pieds gesticulaient en tous sens sous la table, elle préféra, pour éviter tout malentendu, ramener prudemment ses escarpins sous son fauteuil.

Ce qu'ignoraient Maryline et le brigadier d'encore plus loin puisqu'il n'en était resté qu'à une causalité télépathique, étaient que les pieds du lieutenant comme aucun des pieds divers qui appartenaient à des personnes diverses autour de cette table n'était à l'origine de ce contact. Mais qu'il fallait l'attribuer uniquement à l'innocence de Sergent qui avait posé une de ses pattes sur un de ces escarpins rouges vif, les seuls à avoir une couleur qui sortait du triste noir ou morne marron des autres chaussures de ce dessous de table. Nous ne connaissions pas encore cet intérêt aux couleurs attrayantes de notre ami canin.

Aussi, après avoir retrouvé ses couleurs initiales et après des réserves d'usages, madame la directrice remit à Tintin une importante série d'ouvrages sur la vie, les mœurs, l'architecture du moyen-âge. Les compagnons étaient tous de jeunes passionnés par cette époque et fortement documentés, pratiquement des historiens du moyen-âge, ils auraient trouvé étrange qu'un profane en la matière fut recruté. Ils se seraient tout simplement méfiés de lui, ce qui n'était, bien sûr, pas le but recherché. Donc Tintin avait énormément de travail pour se mettre à un niveau relativement acceptable pour ne pas éveiller les soupçons dans des discussions à brûle-pourpoint traitant du sujet.

 

Tintin passa les deux jours suivants à l'agence pour potasser et essayer d'apprendre par lui-même les bases élémentaires sur la période moyenâgeuse. La première chose qu'il apprit et qui l'effraya d'autant était l'étendue de cette période. Entre 476 et 1492, soit une période de mille seize ans, riche en querelles intestines entre les différentes familles royales, en complots politico-religieux, en alliances, en arrangements, en trahisons, en empoisonnements… sans compter l'étude des arts, dont surtout l'architecture avec ses influences diverses, ses emprunts à tel ou tel style. L'ampleur de la tâche découragea Tintin. Il en fit part à Pierre et tous deux devant la somme de données à acquérir en si peu de temps, prirent la décision de se faire aider par un historien spécialisé dans cette période. Si bien qu'après une semaine de cours intensifs, Tintin avait acquis un verni sur la culture moyenâgeuse qui pouvait, s'il se faisait passer pour une personne peu loquace, donner le change. Il lui suffirait d'écouter le discours des autres en y glissant de temps à autre, quelques références pour montrer qu'il suivait et connaissait le sujet traité. Rien de plus facile que de laisser parler les spécialistes ou ceux qui se croient l'être en acquiesçant de temps en temps, en opinant de la tête, en leur laissant l'impression que l'on adhère à leur développement, à leur culture, à leur cause. Bref, en une semaine de temps Tintin était moins inquiet, il se sentait prêt à commencer son approche du milieu des compagnons.

 

Il fut introduit sur le site de Guédelon dix jours après l'entérinement de la décision d'infiltrer le groupe. Il fut brièvement présenté par Marylin M. aux équipes et on affecta Tintin à la corderie. Ce n'était pas un hasard, en effet la meilleure amie de la victime travaillait dans cet atelier. Aussi, autant la présenter dès à présent : Dame Béa se nommait pour l'état civil, Béatrice de Courtois, un joli nom, la seule richesse qu'il restait à une grande famille aristocrate. Mais en plus de ce beau nom, la demoiselle était également une beauté. Teint de rose, yeux en amande aux cils effilés, nez fin et droit, lèvres charnues et ourlées, bouche bien dessinée, cheveux de fée, bref un visage qui était loin de passer inaperçu sur un corps qui n'était pas en reste, elle était grande, élancée et gracieuse. Elle avait un port, legs de sa lignée, aristocratique et pour couronner le tout elle restait avenante, accorte et pas sotte, bref encore, une belle mentalité dans une belle personne.

Tintin n'entendait toujours rien à la confection des cordes qu'il était déjà tombé sous le charme de sa formatrice. Pourtant, le tissage n'était pas bien compliqué et Tintin n'était pas, à proprement parlé, un idiot, mais sa pensée gambadait aux explications poétiques de la belle : « La souris revient au métier pour s'y fixer, puis repart vers la prairie… » Et il imaginait une souris lui sourire et son sourire était celui de la belle Béa qui continuait : « Ici, on utilise la corde à treize nœuds, un nœud à chaque extrémité, séparées de douze intervalles. Avec ces cordes à treize nœuds, dites géométriques, on va pouvoir calculer tous les angles d'un triangle rectangle grâce au théorème de Pythagore. » Et voici sa pensée repartie vers la mer Egée sur les traces de ce philosophe grec qui laissa son nom à la trigonométrie et fut oublié comme philosophe. Quand il arrivait un tant soit peu à reprendre sa concentration, son regard s'attardait au contour du drapé de la blouse de coton de la belle, là où un mouvement faisait naître la forme ronde d'un sein. Béatrice s'en apercevant lui décrocha un sourire ensorceleur, en lui disant : « Reste avec moi, mon jouvenceau. » et il rougit comme une pivoine. En fin de matinée, il avait quand même réussi à apprendre comment tisser une corde et s'était familiarisé avec quelques termes du métier.

-         J'ai faim ! Comment fait-on pour manger ici ?

-         On utilise sa bouche, en mastiquant l'espèce de nourriture qu'ils nous servent, on arrive parfois à l'avaler.

-         Continue à te moquer de moi !

-         Pour une fois que j'ai un jouvenceau pour moi toute seule, laisse-moi en profiter.

-         Et si je t'appelais jouvencelle moi que dirais-tu ?

 

-         Ça me va ! Du moment que tu ne m'appelles pas pucelle. Tu sais je ne suis pucelle que tu croyais. Hi ! Hi ! Hi !

Et c'était reparti pour la couleur pivoine. Décidément, cette fille avait le pouvoir de l'intimider lui qui ne se croyait pas timide jusqu'à peu. Elle s'amusa de l'émoi du garçon et d'un ton consolateur.

-         Tu sais, j'aime bien charrier, mais tu verras je ne suis pas une mauvaise fille. Je pense que nous serons bientôt de très bons copains et plus si affinité comme on dit.

-         Arrête tu vas me refaire rougir.

 

Et c'était vrai que Béatrice était une gentille fille, pas compliquée, elle était toujours de bonne humeur et s'entendait bien avec tout le monde, même avec les compagnons les plus revêches. Si bien que nombreux venaient la voir, autant pour l'admirer que pour lui confier ce qu'ils avaient sur le cœur. On connaissait la sagesse de ses conseils aussi on la voyait comme une guérisseuse de l'âme, une sorte de thérapeute médiévale. Tintin, qui avait été rebaptisé Godefroy pour la circonstance, était jaloux de cette réputation ou plutôt de l'intérêt que lui portait toute la communauté et il voyait d'un mauvais œil ces consultations permanentes de la belle. Avec le temps, comme l'avait prédit Béatrice la sage, ils étaient devenus très proches et même si pour l'instant il n'existait qu'une franche camaraderie entre eux, tout laissait croire que leur complicité pouvait se métamorphoser en idylle passionnée.

Sous les traits de Godefroy le romantique, Tintin l'enquêteur avait un peu oublié sa mission, il lui fallut un rappel à l'ordre de Pierre pour qu'il commence à aborder le sujet avec Dame Béa. Il essaya de le faire avec discrétion, en se méfiant d'attirer des soupçons par des questions insistantes. Précautions inutiles de l'espion débutant, car il n'y avait rien que de bien naturel à essayer de comprendre pourquoi une jeune femme ayant la vie devant soi en venait à se l'ôter.

-         Radégonde était ton amie, m'a-t-on dit ?

-         Oui ! Et on peut même dire que j'étais pour elle sa dernière amie, toutes les filles ici, désapprouvaient son attitude et s'étaient éloignées d'elle. Pour ma part, je n'ai jamais pu totalement la rejeter, je lui conseillais d'arrêter son acharnement sur Tancrède, de l'oublier, de tourner la page et de passer à autre chose. Rien n'y faisait, elle restait prisonnière de son obsession vindicative.

-         Elle n'a jamais écouté tes conseils ?

-         Jamais ! Tu sais je ne me fais guère d'illusion. Je dis sincèrement aux personnes ce que je pense de ci ou de ça, mais je sais pertinemment qu'ils n'en feront qu'à leurs têtes. Pour moi, Radégonde aurait dû consulter un psychologue, j'ai tout tenté pour la convaincre de le faire, mais elle ne m'a pas écouté. Elle était dans un état pathologique tel, qu'elle était incapable de se considérer comme malade. Pour elle, il était rationnel d'agir comme elle le faisait après une trahison.

-         Mais que faisait-elle au juste ?

-         Là ! Je ne peux pas tout te dire, mais elle a été très loin.

-         Tu ne me fais pas confiance ?

Et, ici, Tintin n'était pas très fière de lui, pour tout dire, il se méprisait même en regardant dans les yeux sa belle.

-         Mais si, mon chaton ! Pourtant, c'est quand même personnel. Il y a des choses que Radégonde n'a dites qu'à moi.

-         Tu as raison, cela ne me regarde pas, je suis trop curieux, une vraie concierge.

-         Je te vois bien en vieille concierge derrière les carreaux de ta loge à espionner les allées et venues dans l'escalier. Ca y est voilà mon damoiseau qui rougit de nouveau.

Lui dit-elle en le prenant par le bras et en le secouant comme un prunier. Ils rirent de bon cœur. Béatrice chahutait Godefroy dans un élan spontané et innocent, Godefroy lui entoura la taille d'un geste prémédité et intentionnel. Elle se dégagea poliment, en retirant son bras d'une main caressante. Elle ne voulait pas blesser son compagnon par un rejet trop offensant. Godefroy, l'amoureux, éconduit, Tintin, le privé, reprit le dessus.

-         Mais quand même que pouvait-elle bien avoir à dire que tu ne puisses pas me le répéter ?

-         Tu as raison, je fais trop de mystère et elle n'est plus là, aujourd'hui, je ne suis donc plus tenue à la discrétion. Seulement, je te le dis à toi, évite quand même de le répéter partout. Tintin déglutit, il était flatté par cette confiance et avait honte de si peu la mériter. Un petit peu avant sa mort, Radégonde envisageait d'empoisonner Tancrède et Mathilde. Elle m'en avait parlé, j'étais horrifiée et je ne savais plus que faire. Je lui fis jurer sur notre amitié de ne rien tenter de la sorte et elle me donna sa parole. Mais je n'étais pas totalement rassurée, aussi je surveillais attentivement, chaque matin, l'état de santé de Mathilde et de Tancrède. Ils devaient me trouver complètement débile de leur poser toujours les mêmes questions, à savoir comment ils se sentaient, s'ils avaient passé une bonne nuit, s'ils avaient bien digéré la soupe ou le brouet du soir. Enfin, tant pis pour mon image, je préférais les voir étonnés par mon comportement, que morts par empoisonnement.

-         Effectivement, elle était grave.

-         Elle était désespérée, moi je ne crois pas une seconde que Tancrède soit pour quelque chose dans sa mort. Pour moi, les flics se trompent tout simplement. Elle s'est suicidée. Elle ne supportait plus la vie, elle ne supportait plus de vivre. C'est aussi bête que cela.

-         Tu as dit cela aux flics ?

-         Bien sûr ! Enfin, je ne leur ai rien dit sur le projet d'empoisonnement. Ça n'apporte rien à l'enquête et ça ne les regarde pas. Je leur ai dit que Radégonde était dépressive et avait des pensées suicidaires. Mais je ne pense pas qu'ils tiennent tellement compte de mes dépositions.

 

Les jours qui suivirent Godefroy l'apprenti, une période d'un an à Guédelon était nécessaire pour accéder au titre de compagnon, ensuite seules les performances du compagnon pouvaient l'élever au rang de maître. Maître maçon, maître tailleur de pierres, maître carrier… Autant dire que Godefroy n'aurait jamais le temps d'acquérir le titre honorifique de maître cordier et d'ailleurs on aurait mieux fait de lui attribuer le sobriquet de Godefroy l'espion, cela aurait été plus approprié, mais comme tous ignoraient son double jeu, il était le seul à s'en culpabiliser surtout au regard de la belle Béa. Jamais elle ne pourrait lui pardonner sa trahison et cette pensée le tourmentait au-delà de tout, lui qui aurait tant aimé avoir une aventure au long cours avec la belle, voyait son espérance de croisière poétique chavirer avant même d'avoir levé l'ancre.

Les jours qui suivirent, disions-nous, Godefroy l'apprenti apprit de Béatrice encore bien d'autres anecdotes qui dévoilaient combien était perturbée Radégonde, elle basculait lentement, perfidement, mais irrémédiablement dans une spirale névrotique qui l'entraînait toujours plus loin dans les profondeurs sombres de l'âme. Son état relevait de la pathologie mentale et elle aurait dû être suivie et traitée pour tenter d'endiguer cette descente aux enfers, mais comme rien n'avait été tenté… Elle s'était lentement laissée glisser vers où se termine tous ces voyages sans retour. Après avoir tenté tout ce qu'elle pensait possible de tenter, partir s'était imposé dans son esprit comme une évidence, la seule évidence qui éclairait toute une logique dépressive, un aboutissement, une fin, une fin en soi. Il suffisait d'une seconde de détermination pour se lancer et le reste se ferait tout seul, le repos, la tranquillité, la sérénité pour l'éternité, délivrée de toute rumination mentale… Le Salut était à la clef, le Salut était à ce prix.

Radégonde, délivrée du mal, se balançait lentement au bout de sa corde et aussi étrange que cela puisse paraître les traits de son visage étaient apaisés, ses affres, ses tourments étaient derrière elle à tout jamais.


 

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LE TEMPS DE CAMILLE

 

Qu'était devenue Camille ces temps-ci. Elle s'était principalement consacrée à son fils, le petit Martin, à Justine et surtout à son frère, Antoine, qui avait renoué avec ses anciens démons. Antoine était un bon garçon, mais il buvait trop, selon ses copains de bar et était profondément alcoolique selon la lucidité de son entourage familial. Après un sevrage difficile et une embellie dans sa vie, l'alcool était insidieusement revenu suite à un échec sentimental. Antoine était faible, il l'avait toujours été, contrairement à sa sœur qui sous une apparence de fragilité était une battante. Donc Camille s'occupait de tout son petit monde et ne suivait que d'assez loin les affaires de l'antenne d'Auxerre de l'AIRE, l'agence de son mari dont elle était également responsable administrativement. Mais Justine était là, pour veiller au grain et, elle, n'abandonnait pas Guédelon et surtout, n'abandonnait pas Tancrède qui, selon la formule, moisissait en prison, formule assez trompeuse du reste, car pour moisir il aurait fallu laisser le corps tranquillement se décomposer. Or, c'était loin d'être le cas en milieu carcéral, on n'était jamais tranquille, jamais au repos, mais toujours sur le qui-vive, pour échapper aux mauvais coups qui pouvaient surgir de partout à la fois. Justine accompagnée de Camille était venue plusieurs fois en visite à la maison d'arrêt d'Auxerre, là où un temps, le père de Camille, le tueur en série Henri Manoir avait été, lui-même, incarcéré. C'était cependant, la première fois que Camille y mettait les pieds, elle n'était, bien évidemment, jamais venue voir son géniteur. Pourtant, à la première visite pour Bertrand, elle avait ressenti une oppression, une présence malsaine imprégnant les murs, une angoisse au détour d'un couloir, une peur au ventre pour une porte entrebâillée. Son père l'effrayait encore après sa mort et sa crémation, son spectre était toujours présent à hanter ces lieux. Elle rassemblait toute ses forces et son courage pour accompagner Justine, qui avait une autre histoire, ses quatorze années de séquestration avaient fait d'elle une personne qui avait des rapports particuliers avec l'univers des privations de libertés. Elle était plus fragile que Camille, elle n'aurait jamais osé venir sans être accompagnée par sa sœur adoptive et elle avait tant envie de voir Bertrand, que Camille prenait sur elle en se raisonnant : « Allez ! Ne soit pas bête, ma fille, là où il est maintenant, il ne peut plus te faire de mal, on ne revient pas des enfers. » Tout en se raisonnant ainsi, Camille se calmait, pourtant, un frisson malsain parcourait son échine. Sa tête s'apaisait, quand son corps se souvenait. Quelques fois les tripes ont plus de mémoire que la cervelle.

Bertrand ne recevait de visites que celles de sa mère, de son ami Jean Jeuvine alias Childéric et de Justine, ses autres compagnons ne le trouvaient plus fréquentable et préféraient ne plus le fréquenter. Si Bertrand attendait avec impatience toutes ces bouffées d'air de l'extérieur, il appréciait plus particulièrement les visites de Justine. Il retrouvait dans ces instants la jeunesse, la fraicheur, l'innocence de la liberté, pour lui Justine était associé aux coquelicots se balançant doucement sous une brise légère au beau milieu des champs, un paysage qui manquait cruellement entre ces murs gris et sales. Les visites de la jeune fille lui redonnaient un peu d'espoir en lui réchauffant le cœur, il y pensait seul en cellule de quatre codétenus, il y pensait seul dans ses nuits peuplées de fantômes, il y pensait seul aux douches collectives. L'image de Justine était l'image à laquelle il se raccrochait pour ne pas sombrer en ignorant que dans une autre histoire Justine et Marcel s'étaient mutuellement cramponnés l'un à l'autre pour éviter leur propre naufrage. Il ignorait que Justine n'était pas libre.

Justine n'était destinée qu'à un seul homme et ne pouvait se permettre aucune trahison, les liens qui les unissaient moralement était bien plus forts que ceux qui les séparaient par les convenances, par les apparences. Justine était jeune, belle, joyeuse et riche. Marcel était vieux, laid, triste et pauvre. Jamais ces deux-là n'auraient dû se rencontrer, jamais leurs destinées n'auraient dû se croiser, pourtant, la vie nous joue parfois des tours pendables et elle ne s'en était pas privée avec eux. Les attaches qui les unissaient étaient de ces liens qui sauvent des vies. Ils s'étaient sauvés l'un, l'autre et leurs amours étaient indéfectibles, plus puissants que nos dérisoires convenances, que nos malheureuses apparences. Ceux qui ne connaissaient pas leur histoire ne pouvaient pas comprendre, on n'aurait su les blâmer.

Justine n'était pas amoureuse de Bertrand à cause de cela, dans une autre disposition d'esprit, elle savait qu'elle aurait pu l'aimer passionnément, mais comme cela était impossible, sagement, elle l'aimait tout simplement et voulait tout faire pour le tirer de cette situation qu'il, elle en était intimement convaincue, ne méritait pas.

Bertrand appréciait aussi la visite de cette belle jeune-femme qui accompagnait toujours Justine, il ne la connaissait pas d'avant, elle ne parlait pas beaucoup, mais il aimait sa voix chaude et sucrée quand elle intervenait, il aimait sa présence et il aurait été prêt à l'aimer tout court, tant en prison, on a besoin d'aimer et d'être aimé de retour. Il savait vaguement que Camille ainsi que son mari avait été engagés par sa mère pour enquêter sur son affaire. Il connaissait le nom des de Fourgères, qui dans la région ne connaissait pas ce nom. Le rapport de leurs enquêtes défrayait régulièrement les chroniques régionales. Il avait déjà vu des photographies dans la presse du couple de privés et se rappelait avoir, dès lors, avoir détaillé attentivement la jeune femme, elle avait une présence. Pourtant, ces clichés de mauvaises qualités étaient loin de rendre pleinement hommage à l'original. Camille était tout simplement resplendissante, il n'avait pas d'autres mots.

Dans ces brefs entretiens, Camille, comme Justine, s'était convaincue de l'innocence de Bertrand, pour elle cela ne faisait plus aucun doute mais dans ce cas, qui était le véritable meurtrier ? Puisqu'il fallait bien qu'il y en ait un. Elle se dit qu'il allait falloir qu'elle s'intéresse davantage aux ouvriers compagnons de Guédelon.


 

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LE TEMPS DU BRIGADIER PRIME

 

 

Prime était de mauvais poil. Il n'aimait pas le lieutenant auquel il avait été rattaché pour cette enquête. Il n'aimait pas qu'on ne lui donne aucune responsabilité. Il n'aimait pas ne pas être reconnu à sa véritable valeur. Il n'aimait pas la direction que prenait sa carrière militaire. Pour peu, il aurait prétendu, qu'il n'aimait pas qu'on lui donne des ordres, ce qui aurait été un comble pour un militaire. Bref, il était de mauvais poil et avait, selon lui du moins, de multiples raisons de l'être. Il déambulait dans la caserne, les mains dans les poches, c'était interdit par le règlement, cela ne donnait pas un air martial, mais il s'en foutait, car de plus, il avait un joint aux lèvres et cela aussi était strictement interdit, beaucoup plus interdit, d'ailleurs, que d'avoir les mains dans les poches. A l'armée, tout était hiérarchisé, les interdits aussi et selon la gravité de la faute correspondait la punition qui lui correspondait de facto. Voilà, c'était simple, pas besoin de se creuser les méninges plus que cela, on se référait au code et on agissait en l'appliquant, aucun cas de conscience quand on obéissait au règlement. Bon maintenant, il fallait relativiser l'attitude de rébellion du brigadier Prime, mains en poches et joint aux lèvres, car derrière les bâtiments administratifs de la caserne personne ne venait jamais et aucune fenêtre ne portait sur ce terrain devenu un no man's land. Il ne risquait donc pas grand-chose à faire sa mauvaise tête dans le coin. Par contre, il avait eu une idée et là c'était plus grave, car les idées de Prime surtout quand il était dans ce mauvais état d'esprit, étaient toujours très mauvaises aussi et jamais appréciées par l'état-major. Une idée de Prime était plus illicite que la « fumette. »

Il avait décidé de s'introduire sur le site de Guédelon la nuit, il avait entendu dire que des jeunes bravaient l'interdiction en s'y réunissant pour discuter, pour rester dans leur temps médiéval, ces abrutis ! Il voulait les observer et découvrir ce qui avait échappé à tous. Lui, il en était certain, saurait voir ce que personne n'avait encore su voir. Le brigadier Prime n'était pourtant, pas aussi perspicace qu'il le pensait, certain disait même qu'il était complètement con, mais laissons leur, l'entière responsabilité de ce jugement. En nuançant le portrait, il faut reconnaître que son entêtement, le fait de ne jamais admettre ses torts, même preuve à l'appui, ne le rendait pas très subtil. Il était donc têtu et borné, deux traits de caractère qui ne favorisent pas l'adaptation à de nouvelles situations, comme à une intégration dans des milieux sociaux. A quoi bon argumenter avec une personne qui se moque comme d'une guigne de la cohérence de ses propos. Avoir une discussion avec Prime revenait à prêcher dans le désert, car même après des développements des plus étayés, on savait qu'il ne quitterait pas son idée initiale et y reviendrait comme le pigeon voyageur revient à son pigeonnier pour s'y rassurer. Prime revenait à ses invariants conceptuels pour se rassurer. Pour atténuer un peu le trait, il faut cependant, reconnaître au personnage, hormis ces deux tendances détestables, une fidélité sans limite à ses amis, le malheur voulut qu'il n'en eût pas, certainement à cause du comportement décrit et ce manque lui pesait. Quoi qu'il en soit, le brigadier Prime s'était mis cette mauvaise idée en tête et à partir de là, rien, ni personne, fusse-t-il Dieu tout puissant, n'aurait réussi à lui enlever. Il avait planifié de se rendre à Guédelon cette nuit et il s'y rendrait, tout était déjà prêt.

 

C'est en véritable sniper qu'on le retrouve sous la lune, qui par chance pour lui, éclairait très peu la campagne cette nuit-là. Il est en treillis de camouflage couleur automne, un filet sur la tête et les épaules, le visage hachuré de traits noirs comme il l'avait vu dans les films. Il avance courbé, il est équipé d'une lunette monoculaire à vision nocturne, portée ceinturée sur son crâne. Porté ceinturé aussi, mais à la ceinture cette fois, un poignard de survie grand comme baïonnette, certainement pas issu de l'arsenal militaire. Il est en approche et il rampe maintenant, il ne lui manque plus que le fusil de précision. Il se la joue un peu ce Rambo de pacotille.

 

Mardi, 7 : 06 heures, le portable sonna. Le pouls du lieutenant Jean Godard s'accéléra, ça lui faisait toujours cet effet, quand il voyait s'afficher sur l'écran le nom de Maryline M. C'était la première fois qu'elle l'appelait si tôt. Il prit la communication en reprenant sa respiration.

-         Oui ! Maryline ?

Leur intimité en était maintenant à s'appeler par leur prénom et à se tutoyer.

-         Bonjour Jean. J'ai un problème. Tu pourrais venir sur le site rapidement.

-         De quoi s'agit-il ?

-         Je préfèrerais que tu viennes, tu verras par toi-même. Mais ne t'inquiète pas, ce n'est pas très grave.

-         Je suis là dans un quart d'heure.

-         Merci, mais conduit prudemment, je te prépare un café. A toute.

Jean apprécia, que quel que soit le problème, qu'elle ait tenu à le rassurer, qu'elle s'inquiéta de sa santé lui faisait plaisir, comme il avait toujours plaisir à la rencontrer. Il ne perdit pas son temps à prévenir la gendarmerie de son déplacement, c'était bien sûr une faute, mais qu'est-ce qu'il ne l'était pas ?

Comme prévu, quinze minutes plus tard, avec une exactitude toute militaire, dans le bureau de la directrice, le lieutenant embrassa sur les joues la belle Maryline. Ils en étaient, aussi, arrivés à s'embrasser quand ils étaient en privé. Maryline l'entreprit aussitôt.

-         Viens voir ! Le café attendra.

Elle l'entraîna vers la tour maîtresse, le rempart de courtine s'élevait à neuf mètres du sol. Maryline lui désigna du doigt la double cage à écureuil perchée au sommet du rempart. A l'intérieur un homme était attaché les bras en croix, jambes écarté, le tout incliné à trente degré de rotation dans le sens trigonométrique. L'image rappelait celle des proportions masculines de Michel-Ange, la seule différence était que l'homme portait un bandeau sur les yeux et qu'il n'avait que deux bras et deux jambes, mais cela allait de soi.

Le lieutenant avait une bonne vue et même à cette distance et même s'il n'avait jamais vu son brigadier nu et le visage balafré de noir, il reconnut Prime facilement.

-         Mais qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ?

-         Je l'ai découvert ce matin on ouvrant le site, je lui ai parlé, il n'a rien et il va bien, il est là-haut depuis au moins une heure. Il faut que tu montes le libérer avant l'arrivée des compagnons dans une demi-heure. Il y a une échelle derrière la courtine, elle est en bois massif et trop lourde pour moi. Viens je vais t'aider.

Maryline avait été inspirée de s'habiller d'un jean et d'un tee shirt ce matin. A deux ils n'eurent aucun mal à libérer le malheureux brigadier qui commençait à s'ankyloser et à avoir froid dans la fraicheur de l'aube.

Revenus dans le bureau de Maryline, Jean et elle purent enfin boire leur café matinal, tandis que Prime, enveloppé dans une couverture de survie, un bol de chocolat chaud dans les mains, reprenait lentement ses esprits, en sirotant par petites gorgées le breuvage. Il cherchait comment il allait bien pouvoir justifier sa présence sur le site et la situation dans laquelle on venait de le retrouver. Ça pour chercher, il cherchait, à s'en faire éclater les méninges, mais même s'il avait été plus perspicace, il y a des limites à l'efficience et ici même un génie aurait eu du mal à trouver une explication cohérente et raisonnable. Voici pêle-mêle ce qui lui avait traversé la tête et qu'il avait rejeté tout aussitôt :

Petit a)

« J'ai été kidnappé par des hommes masqués et je me suis retrouvé comme vous m'avez trouvé. 

Pas bon ! »

Petit b)

« Je suis somnambule et j'ai l'habitude de me promener la nuit, j'ai dû tomber sur des plaisantins. 

Non et non ! »

Petit c)

« J'ai été enlevé par des extraterrestres, qui ont fait des expériences sur moi et m'ont laissé là.

N'importe quoi ! »

Petit d)

« Je ne me rappelle plus de rien.

Oui ! C'est mieux ça ! Ça c'est bien ! Je ne me rappelle plus de rien. C'est ça que je vais dire. »

Et effectivement, c'est la seule explication qu'il servit au lieutenant, il était frappé d'une amnésie temporelle et certainement temporaire. Il se souviendrait sûrement le lendemain, il fallait le laisser tranquille pour l'instant, car là, c'était le trou noir. Maryline et Jean n'insistèrent pas davantage dans leur interrogatoire, il était manifeste que le garçon était très perturbé, il ne fallait pas le harceler de questions. Ils prirent la décision d'en rester là pour l'instant. Jean allait le ramener à la caserne où il serait dispensé de service pour la journée. Après un jour et une nuit de repos, on y verrait plus clair, du moins peut-être. Prime restait enfermé en lui-même, sous sa couverture de survie qu'il gardait serrée autour de lui comme une protection contre l'administration. Maryline et Jean eurent un regard tendre et complice pour se séparer d'une poignée de main appuyée.

Ils roulaient en silence dans la voiture qui les ramenait. De temps à autre, Prime rompait ce silence tendu et pesant pour lancer certainement pour lui seul. « … Ils m'ont fait tourner comme une roulette de fête foraine et je les entendais rire et parier sur l'heure que ma tête allait indiquer… »

 Jean n'intervînt pas du trajet, il ne croyait pas à cette histoire de perte de mémoire. Il ne prit la parole qu'avant d'arriver à la gendarmerie.

-         Ecoute-moi bien, Prime, je te parle entre hommes, on laisse tomber l'armée pour un temps. Ce qui s'est passé aujourd'hui, restera entre toi et moi. Pas de rapport, pas de compte rendu, pas de trace. On oublie ça et on fait comme si rien n'était arrivé. Qu'en penses-tu ?

Après un temps assez long de réflexion, Prime répondit d'un filet de voix.

-         Merci mon lieutenant.

A partir de ce jour Prime reconsidéra du tout au tout l'opinion qu'il avait sur son supérieur hiérarchique. Il était finalement moins obtus qu'il ne le paraissait.  Son lieutenant ne lui reparla jamais de cet épisode, il ne chercha jamais à savoir ce qu'il s'était réellement passé. Et ce n'était pas plus mal, car Prime aurait été bien en peine de lui expliquer, il n'en savait rien lui-même. A part sa tentative difficilement avouable d'aller de sa propre initiative inspecter le site de nuit, il n'aurait pas eu grand-chose d'autre à avouer. Il rampait sans bruit dans le camp comme à l'entraînement, il distinguait très bien les formes grâce à ses lunettes, il était persuadé que personne ne l'avait repéré et puis plus rien. Il avait dû être assommé par derrière, car à partir de ce moment, il s'était réveillé nu accroché dans la roue de la cage d'écureuil. Son problème maintenant était de justifier la perte de la lunette nocturne qu'il avait empruntée à l'armurerie. Son lieutenant lui avait retrouvé un treillis et des rangers pour compléter son paquetage, mais pour la lunette monoculaire comme il n'avait pas voulu lui en parler, il était bien embêté. Mais ce n'était pas très grave, il aurait un blâme, il n'en était plus à un près et on lui retiendrait le prix du matériel perdu sur sa solde. Rien en vérité comparé au conseil de discipline auquel il avait échappé grâce à la complicité du lieutenant.

Finalement, son aventure ne se terminait pas si mal et même s'il n'avait rien appris sur l'enquête, il connaissait maintenant le fonctionnement des cages à écureuil. Ces engins, ancêtres de nos grues modernes qui hissaient par la rotation de grandes roues dans lesquelles des hommes s'enfermaient, pour les faire tourner par leur seule force musculaire. Les cordes s'enroulaient sur un moyeu et, assistées par un jeu de poulies démultiplicatrices, hissaient ainsi en raccourcissant leur portée de lourdes charges jusqu'aux sommets des remparts à élever. C'était rudimentaire, mais efficace, puisque tous les bâtisseurs, fussent-ils de châteaux, fussent-ils de cathédrale s'en étaient servis avant les compagnons de Guédelon.


 

 

14

 

LE TEMPS DE GODEFROY

ET DE BEATRICE

 

Tintin alias Godefroy l'apprenti était de plus en plus honteux de tromper la confiance de Béatrice. Plus le temps passait à côté d'elle et plus il savait qu'il l'aimait comme jamais il n'avait encore aimé quiconque auparavant. Pour lui, bien qu'il la connaisse si peu, pour ainsi dire, il n'y avait nonobstant aucun doute, Béatrice était la femme de sa vie. Il en était éperdument amoureux, il se languissait sans volonté loin d'elle et ne recommençait à vivre qu'en sa présence. Les temps inter- Béatrice étaient vides de sens comme de substance et il devait néanmoins les subir jusqu'à être de nouveau réuni. Bref le tableau symptomatique de la maladie de l'attachement pathologique qu'on appelle l'amour passionnel. Tintin était malade de Béatrice et comme plus rien ne comptait pour lui sauf elle. Il décida, que quitte à trahir une personne, il préférait trahir Pierre et les gendarmes. Peu lui importait les conséquences à présent, il était déterminé, il lui avouerait son infiltration et maintenant que sa décision était prise, il ne pouvait plus attendre une minute. Il l'appela sur son portable, pour savoir s'ils pouvaient se voir. Béatrice répondit enjoué, il en fut touché, elle pouvait le rencontrer dans dix minutes devant le petit parvis de l'église de Saint Fargeau. Tintin n'avait qu'un vélo pour se déplacer. Il pédala comme un fou et arriva à l'église saint Ferréol avec dix minutes de retard. Béatrice qui l'attendait là, en étant arrivée légèrement en avance, commençait à trouver le temps long. Béatrice avait bien une petite idée sur les révélations que Tintin avait à lui faire de tout urgence, une envie spontanée qui ne saurait souffrir d'attendre davantage, ne serait-ce que le lendemain. L'idée d'une déclaration ne lui déplaisait pas, depuis le temps que son galant pusillanime lui faisait une cour romantique à l'ancienne, il était grand temps de passer à la vitesse supérieure, les tendres bouquets de fleurs champêtres ont leur temps de ravissement, après fanaison, les sens ont besoin d'attentions sentimentales plus musclées. Béatrice voulait bien être fleur bleue pour un temps délicieux, mais pour un temps seulement. L'amour platonique ce n'était pas son truc. Aussi elle attendait avec impatience son présumé amoureux, ce qui ne l'empêcherait pas de lui faire des remontrances pour son retard.

Pourtant, quand elle le vit arriver en nage, à bout de souffle, dans un état pitoyable, elle oublia les critiques qu'elle lui destinait.

-         Houa ! Dans quel état tu t'es mis. Tu es complètement trempé.

Tintin essayait de reprendre son souffle.

-         Excuse-moi je suis en retard. La vache, je ne me souvenais plus que ça montait autant.

-         Laisse tomber mon grand, récupère calmement. Vient ! On va aller prendre une bière au bar du centre.

Attablés à la terrasse du café, les températures d'arrière-saison étaient encore confortables, la damoiselle et le damoiseau projetés dans le XXIe siècle discutaient en chuchotant presque Béatrice était culpabilisée.

-         Je n'arrête pas de penser qu'Emma a été pendue avec une corde que j'ai tressée. Je sais c'est ridicule, mais j'ai quand même une part de responsabilité dans le drame.

-         Tu le dis, c'est ridicule. Les objets deviennent ce que les gens en font. Avec un scalpel le chirurgien sauve des vies, tandis que le psychopathe en ôte. Il faut que tu t'enlèves cette idée de la tête, où je ne te parle plus.

-         A ce Propos. Tu avais quelque chose à me dire.

-         Oui ! Il faut que je t'avoue quelque chose… Je ne peux plus le garder pour moi seul...

« Vas-y mon coco ! Je t'attends. » Pensa Béatrice, elle se voyait déjà lui répondre : « Hé ! Bé ! T'en auras pris du temps, mon cochon ! » Ou encore plus daté médiéval : « Il était temps mon prince, je commençais mon troisième trousseau. » Mais Tintin continua et elle en fut pour ses frais en ravalant toutes ses réparties ironiques.

-         Je ne suis pas rentré par hasard sur le chantier. J'ai été introduit par les autorités policières et judiciaires. Je ne suis pas à proprement dit un flic, je travaille dans une agence de détectives privés, celle de Pierre de Fourgères, tu connais obligatoirement. Béatrice acquiesçait de la tête, son attention était maintenant au maximum. Je suis ici pour essayer de comprendre ce qu'il s'est réellement passé le soir du drame et voir si la culpabilité de Bertrand est vraiment avérée. J'espère que tu me pardonneras de t'avoir trompé si longtemps, d'un autre côté, je prends énormément de risques à te dire cela.

-         Qu'est-ce que tu risques au juste ?

-         Je ne sais pas exactement. Je pense que c'est un délit, je serais peut-être jugé en correctionnel, mais je n'y crois pas trop. Je pense que je perdrais mon emploi avec l'interdiction de travailler dans les domaines de la sécurité, des investigations policières et de la recherche de personnes disparues.

-         Rien que ça ! Et ton véritable nom c'est Bond… James Bond peut-être ? Puis, subitement, Béatrice changea de tête et de ton.

Excuse-moi, je suis en colère et la colère me rend injuste. Je devrais davantage apprécier la confiance que tu as en moi pour me faire de telles révélations et moi je t'en veux de m'avoir dupée. Après le temps d'une longue expiration. Godefroy ou Tintin ou James Bond m'aimes-tu un peu ?

Tintin répondit d'un trait, avec une expression neutre.

-         Evidemment !

Et Béatrice crut qu'il n'avait pas saisi la litote, elle décida d'être moins subtile.

-         Je voulais dire m'aimes-tu plus qu'un peu ? m'aimes-tu vraiment ? M'aimes-tu passionnément ?

Cette fois sa physionomie avait eu le temps de changer, de se faire à la mesure de la situation. Une émotion intense se lisait sur son visage quand un sourire éblouissant commençait à y poindre.

-         Evidemment !

Lâcha-t-il enfin, dans un rire de joie qui explosait maintenant.

Bien sûr, c'était évident ! Comment ne pas aimer cet ange. Tout le monde l'aimait. Tout le monde aurait voulu être aimé d'elle. Mais voilà, elle, n'aimait que Godefroy l'apprenti, que Tintin le privé, que James Bond l'espion.

Cette soirée qu'ils passèrent ensemble, la première en tant que déclarés aimants, ils ne deviendraient amants que plus tard. Cette première soirée, ils la passèrent à se tenir la main, parfois les deux, puis une seule de l'un, caressée par les deux de l'autre ou une seule de l'une, réchauffée dans les deux de l'autre et on recommençait le tout du début. Leurs regards aussi alternaient de la voute céleste ou se perdaient les étoiles aux prunelles de leurs yeux où luisait leur amour. Ce ne fut qu'au début de l'aube, qu'ils se serrèrent l'un contre l'autre certainement pour lutter contre la fraicheur qui les avait pénétrés par effraction dans leur communion des sens. Enfin ils pensèrent à s'embrasser comme tant d'autres l'avaient fait bien avant eux. Mais les autres qu'ils s'appellent Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, Rodrigue et Chimène, Orphée et Eurydice, ce n'étaient que des autres, des amants du passé. Eux étaient le présent et peu leurs importaient les autres, ils étaient seuls au monde, deux êtres fusionnés en un seul par l'unicité de la passion. Deux amants du présent voyageant dans le temps ; du moyen-âge au XXIe siècle et vice-versa.

 

 

 

Cette soirée romantique, cet amour platonique, auquel Béatrice n'adhérait qu'à moitié, fut la plus belle, la plus délicieuse, la plus poétique des soirées qu'elle ne passa jamais de sa vie, qu'il ne passa jamais de sa vie.

L'amour avait du bon quand même, quoi qu'on en dise.

 


 

15

 

LE TEMPS DES AMOURS

 

Deux autres amoureux plus expérimentés ceux-là, tardaient aussi à se déclarer. On aurait pu penser que l'âge fasse que les situations romanesques finissent par se vivre avec plus d'aisance et d'assurance, à croire qu'il n'en était rien, à l'observation des approches sentimentales de la directrice du chantier de Guédelon et du lieutenant de gendarmerie. Depuis le temps qu'ils flirtaient joliment ensemble ces deux-là, ni l'un, ni l'une n'osait se déclarer, de peur certainement de s'être fait de fausses idées et de se voir douloureusement éconduits. Ils en étaient donc, restés au temps où on s'aime en secret, on tait son amour pour que tout reste dans le temps du possible, on souffre de l'ignorance tout en redoutant de savoir. Les affres de l'incertitude restent préférables à la douleur du rejet. Voilà pourquoi nos deux amoureux, qui avaient bien connus d'autres amours avant eux, revivaient comme si c'était nouveau, comme si c'était la première fois le bal des parades de séduction. N'apprendrons-nous donc jamais en amour ? Qu'il faille, sans cesse, toujours tout recommencer et toujours revenir à l'ère chancelante des sentiments. Il faut croire que non, à la première phrase et que oui, à la seconde.

 Le lieutenant Jean Godard qui devait rencontrer la belle Maryline M. à midi pour un déjeuner, soit disant d'affaire, sentait son cœur se débattre dans sa poitrine comme s'il voulait s'envoler et rejoindre avant l'heure le cœur de la belle.

Il arriva à 12:00 au restaurant à l'heure précise prévue, parce qu'il était militaire.

Elle arriva une demi-heure précise en retard, parce qu'elle était une femme.

Ils avaient choisi une petite auberge assez éloignée du site de Guédelon par discrétion, en se disant qu'ils seraient plus tranquilles pour discuter loin des oreilles indiscrètes intéressées par le meurtre du chantier. En se disant qu'il ne servait à rien de s'afficher ensemble et se prêter aux commérages qui allaient bon train, bien plus rapidement que la micheline, dans ces campagnes. En se disant tout et n'importe quoi, du moment que ce ne soit pas la véritable raison de leur tentative d'isolement. Ils étaient pourtant, tous deux, majeurs, célibataires, sans enfants à charge et se comportaient comme s'ils étaient encore deux adolescents se donnant des rendez-vous clandestins, cachés au fond des bois.

Quand Maryline arriva donc, Jean patientait en buvant un verre de blanc sec en guise d'apéritif. Dès qu'il la vit s'encadrer dans la porte de l'auberge il ne put retenir un sourire radieux en même temps que son pouls s'accélérait.

-         Je craignais que tu m'aies posé un lapin.

-         Oh ! Mon pauvre lapin…

Cette familiarité lui avait échappée par association de mots et elle en rosit délicieusement. Jean garda le contrôle de son visage, mais n'en fut pas moins flatté de ce sobriquet affectif. Elle enchaîna après avoir marqué le temps de son audace.

-         Je t'aurais prévenu, voyons, si j'avais eu un empêchement. Tu es pas mal en civil. Ça te rend moins sévère.

-         Merci pour la sévérité, moi qui croyait être l'image même de l'allégresse. Tu veux boire quelque chose ?

-         Comme toi. C'est bien.

Et elle s'assit en face de lui, elle portait un chemisier aux couleurs et à l'imprimé printaniers qui lui seyait à ravir, l'arrière-saison était clémente et faisait un peu oublier l'été qui ne s'était jamais installée. Dans tout cela, ils en avaient même oublié de s'embrasser et maintenant, au regret de chacun, il était trop tard pour le faire.

Les propos qu'ils s'échangèrent pendant le repas ne traitaient que peu de l'affaire qui aurait dû les occuper. Ils parlèrent surtout de généralité, de cinéma, de littérature et de musique, les sujets qu'on aborde généralement lorsqu'on s'intéresse à l'autre pour connaître ses goûts et magiquement découvrir que l'on a presque les mêmes, laissant la conviction d'être fait l'un pour l'autre.

A partir de cette soirée le couple était constitué. Ils se frôlèrent les mains plusieurs fois pendant le repas, se les prirent à l'addition, s'embrassèrent fougueusement dans la voiture et couchèrent ensemble chez Maryline où ils passèrent la nuit. Jean avait une chaleur sucrée dans la gorge, Maryline ressentait du miel couler dans son corps à la place du sang sans saveur, bref pour faire simple, ils avaient assouvi leurs pulsions réciproques et une pulsion n'a d'autre but que de s'assouvir, d'après Freud du moins.


 

16

 

LE TEMPS DE LA VERITE

 

 

Sergent était infernal ce matin, il voulait absolument aller se promener, alors qu'il pleuvinait. Pierre savait très bien que s'il sortait son chien par ce temps, il reviendrait crotté comme un cochon sortant de sa soue et Camille lui interdirait la maison tant que Pierre ne l'aurait pas lavé. Or laver Sergent était une activité à haut risque dont il valait mieux réduire les fréquences autant que cela se peut. Mais de guerre lasse devant l'insistance de son chien, Pierre se résolut à aller le promener. Nous l'avons dit le temps était mauvais, il chercha dans le placard de l'entrée un vêtement approprié et finit par décrocher sa vieille parka qu'il lui servait au tout venant. A peine la porte ouverte, Sergent était déjà parti, pluie ou pas, peu lui importait il avait envie de gambader et de renifler les senteurs mouillées des champs. Pierre, le suivi en frissonnant dans le frima et l'humidité, temps de merde, pensa-t-il. Il remonta le col de sa veste et mis les mains dans les poches pour avoir moins froid. Cette veste avait plus de poches que de mains à y mettre, le hasard voulut que sa main droite entre en contact avec le CD repêché dans le marre au diable et il se rappela qu'il avait oublié de le laisser à son ami Jean pour qu'il informe Jojo qu'il avait retrouvé la trace de son engin spatial, lord de sa prochaine intrusion dans les locaux de la gendarmerie. Pendant qu'il s'amusait tout seul à cette idée, une autre lui vînt subrepticement à l'esprit, d'où venait-elle, celle-là, il aurait été bien en peine de le dire. Le fait est qu'elle était là et bien là, au point d'en être obsédante. Intuition, fulgurance ou bêtise à laquelle on prête une trop forte attention, peu importe ce qui importa à Pierre, à partir de cet instant, ne fut plus que de visionner de tout urgence ce disque trouvé à la mare au Diable. Il rappela Sergent qui paraissait ne pas avoir eu son compte, mais Pierre fut intransigeant, ils prirent le chemin de la maison.

Devant son ordinateur, il démarra la vidéo du CD. Bien qu'il ait eu cette vague prémonition d'un vague rapport entre ce vulgaire disque de plastique et son enquête et bien qu'il ne veuille pas trop espérer sur le moment, à présent, il n'y croyait, plus du tout. Le chemin du retour avait eu raison de sa déraison, il s'était dit : « C'est n'importe quoi ! Du grand n'importe quoi ! Que vas-tu donc t'imaginer ? Pourquoi ne pas t'attendre à y lire un message intergalactique, pendant que tu y es ! Tu ferais bien la paire avec Jojo, on va finir tous les deux internés en psychiatrie. »

Aussi son étonnement ne fut pas feint, son cœur marqua la surprise, de voir apparaître à l'écran Emma habillée de la longue robe noire dans laquelle on la retrouva pendue. Son visage était ravagé et des larmes coulaient sur ses joues. Après deux minutes de silence interminables, elle commença à parler entre deux sanglots :

 

« Excuse-moi maman… Je vais te demander une énormité, mais je sais que pour l'amour de moi tu le feras. Je n'ai pu me résoudre à partir sans t'expliquer, je sais qu'autrement tu aurais cherché une explication toute ta vie, même si elle ne change rien, on veut toujours essayer de comprendre l'incompréhensible. Je vais te demander de commettre une atrocité, mais je t'en prie détruit cette vidéo après l'avoir vue. N'en parle à personne et même si c'est profondément injuste, pour mon repos, fait-le.

 

Je suis désolée, mais je n'y arrive plus… Je souffre trop depuis trop longtemps déjà…J'ai tout essayé pour ne plus l'aimer, pour ne plus y penser, je n'y arrive pas, il faut croire qu'il est trop accroché en moi et il ne me reviendra jamais… J'ai en permanence cette languissante douleur d'âme qui envahit mon esprit, me saisit tout entière, m'asphyxie et me le trouble au point d'en devenir folle. Tu ne peux pas savoir combien je l'aime et combien je lui en veux de me faire souffrir autant. J'ai mal, ça me ronge de l'intérieur comme un cancer, une gangrène qui pourrit tout ce que j'avais de bon et de bien, d'honnête en moi, pour ne laisser que le mauvais, pour me laisser misérable, méprisable, abjecte. Je ne peux supporter l'idée qu'il soit à quelqu'un d'autre, dans les bras d'une autre, ça m'est viscéralement intolérable. J'ai tout essayé pour lui, pour leur, rendre la vie impossible, je voulais qu'ils se séparent et là, je pensais, idiote que j'étais, que j'aurais pu encore avoir une chance de le reconquérir, de le reprendre. Je n'avais pas compris que toutes mes tentatives avaient transformé le peu d'amitié et d'estime qu'il éprouvait encore pour moi en une haine inextinguible. Tu sais maman, je ne suis pas fière de moi, je me dégoûte… Un long silence hoqueté de pleurs… Je vais commettre l'irréparable, je vais me tuer… Et le faire accuser de ma mort, c'est désespérément facile… Je sais, je suis un monstre, je ne mérite plus le respect, ni l'estime de quiconque, mais considère ta fille malade, d'une maladie incurable et je t'en conjure pour le repos de mon âme ne dit rien à personne…'Sanglots'… Adieu ma maman chérie…'Reniflements'… Je t'aime. Deux minutes d'immobilité à fixer l'objectif, souhaitons à aucune mère d'affronter une telle détresse dans le regard de son enfant. Puis la neige envahit l'écran.

 

Combien de temps resta Pierre à regarder cette neige sur l'écran ? Ses mains tremblaient légèrement et une boule obstruait son larynx. Il n'était pourtant, pas étranger aux horreurs de la vie. Il avait connu des drames familiaux, lui-même, avait perdu femme et enfant dans une autre vie. Il avait vu des crimes odieux propres à hanter bien des nuits d'insomnies. Il avait vu des choses qui font regretter de ne pas être aveugle. Pourtant, il avait été profondément ému, jusqu'au tréfonds de son être par ce témoignage. Il respira calmement et retrouva un rythme cardiaque décent.

Finalement, au dernier moment, Emma avait dû douter de la complicité de sa mère et préférer se débarrasser du disque. Elle était partie dans l'infamie, en tant que la pire des femmes, elle avait assouvi sa vengeance par le sacrifice suprême de sa propre vie et bien que, comme elle le disait, elle ne mérita que le mépris, on ne pouvait pas ne pas être ému par cet acte ultime. Emma était croyante, elle n'ignorait pas qu'elle se damnait pour l'éternité en accomplissant sa double faute, premièrement en s'ôtant la vie donnée par Dieu, secondement en assouvissant son odieuse vengeance. Jésus était mort en martyre sur la croix pour sauver les hommes, elle, était morte en martyre par la corde pour détruire un homme. Son âme torturée, ne connaîtrait jamais de repos.

Ce dénouement aux accents de tragédie grecque avait de quoi émouvoir les plus cyniques.

Aussi pour ces raisons et par respect pour les restes d'humilités de notre humanité ne condamnons pas davantage cette pauvre ère et souhaitons-lui une indulgence de la part du Tout-Puissant pour écourter ses errances dans les limbes du néant.

Aussi pour ces raisons Pierre qui n'était qu'un homme, comme il en est tant, absout Emma de ses péchés et eut une prière pour elle, lui qui ne croyait en rien et ne savait même pas comment faire pour prier.

 

 

Après s'être remis du choc émotionnel créé par la projection de la vidéo, Pierre téléphona dans la foulée au médecin légiste qui avait pratiqué l'autopsie du corps. Il l'avait déjà rencontré une fois, le personnage était pédant et très sûr de ses observations qu'il assénait péremptoirement comme des vérités irréfutables, essentielles et attendues de tous.

-         Bonjour docteur Bertrand, Pierre de Fourgères, vous vous souvenez de moi.

-         Très bien ! Mon jeune ami, j'ai soixante-cinq ans, (il en avait soixante et onze en réalité et les faisait bien d'ailleurs.) c'est encore un peu jeune pour être complètement sénile. Que voulez-vous monsieur de Fourgères.

-         Si vous avez le temps, j'aimerais que vous m'éclairiez sur certains points.

-         Je vous écoute, mon cher.

-         Vous avez noté dans votre rapport que la victime avait été attachée aux poignets et aux chevilles pendant sa pendaison. C'est ça ?

-         Dans un langage certainement plus technique, mais effectivement cela doit être à peu près ça.

-         Ma question est la suivante. Si la victime avait été attachée avant la pendaison pendant un certain temps et pendue détachée auriez-vous observé le mêmes traces sur la peau.

-         Oui ! bien sûr. On ne peut pas dater précisément les marques laissées par des liens dans un laps de temps si bref. Mais maintenant, voyez-vous mon jeune ami, il semble évident que l'intérêt d'attacher une personne pour la pendre est de la pendre attachée, sinon cela n'a pas de sens. On évite ainsi qu'elle tente de se hisser de ses bras le long de la corde, se débatte dans tous les sens et retarde considérablement l'asphyxie. Voyez-vous la victime est morte par écrasement de la trachée, ce qui signifie qu'elle n'est pas tombée d'assez haut pour se briser les vertèbres, mais qu'on l'a soulevé de terre grâce à la corde.

-         Et si la victime avait chuté d'une faible hauteur, se serait-elle briser le cou ?

-         Bien sûr que non !

-         L'observation post mortem aurait donc été la même.

-         On peut dire cela effectivement. Mais, voyez-vous, il est beaucoup plus facile avec une personne entravée, de lui passer une corde au cou, de lancer cette corde au travers d'une poutre et de tirer sur l'extrémité dans le vide pour faire monter le corps. Il en est tout autre, de faire monter une victime sur une chaise, de la maintenir pour qu'elle y reste, de lui passer la corde au cou, de régler la longueur de corde nécessaire, de l'attacher à la poutre et de faire basculer la chaise dans le vide. Vous devriez essayer de faire ça à la reconstitution, pour voir, je vous souhaite bien du plaisir, mon jeune ami.

-         Merci bien Docteur, vos observations vont m'être précieuses. Je vous recontacterais peut-être pour d'autres précisions. Au revoir.

-         N'hésitez pas mon cher, si je peux rendre service. Au revoir.

Pierre savait ce qu'il voulait savoir. Emma avait dû s'attacher pendant assez longtemps pour avoir des marques sur la peau, elle avait dû se frapper pour avoir des hématomes, puis s'était lancée de la chaise que l'on avait retrouvée à ses pieds, mais d'une distance pas assez grande pour se briser le cou, rendant son agonie longue et affreusement douloureuse. Pauvre jeune femme, pensa-t-elle expier par la souffrance un peu de son abjection ? Souhaitons que la mortification ait pu lui être d'un quelconque secours.

« Quel imbécile ce toubib » pensa Pierre « plutôt que de se borner aux observations cliniques, ce qu'il aurait dû apprendre pourtant, en cours de médecine légale, il préférait se lancer dans des scénarii hypothétiques de la vraisemblance des faits. De plus il faisait des procédures de déroulement chronologique des évènements dont la réalité pouvait être tout autre. Ce n'était pas ni son rôle, ni sa formation. Comment un tel médecin pouvait être un expert en affaire criminelle, c'était effrayant. Combien d'erreurs judiciaires une telle attitude avait-elle provoquée. Pierre préféra ne plus y penser.


 

 

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LE TEMPS DU RETOUR EN ARRIERE

 

Radégonde marche dans la nuit, elle tient dans une main une torche électrique, « made in China » certainement introuvable dans la période située entre 476 et 1492. Elle s'éclaire de sa torche et tient dans son autre main le disque qu'elle destinait à sa mère. Elle sait pertinemment que sa mère ne fera jamais accuser un innocent, fusse sa fille désespérée qu'il le lui demande. Elle était folle de penser cela et il faut croire qu'elle a retrouvé un instant de lucidité pour renoncer à cet envoi. Elle se dirige droit sur la mare au diable, elle connait tout du terrain, de son relief, de ses racines affleurant du sol, de ses ronces barrant la sente, elle en connait tous les pièges, elle pourrait faire le chemin les yeux bandés, ce n'est donc pas l'obscurité qui risque de la surprendre. Elle venait, elle se pense déjà au passé, régulièrement se promener ici, c'était son itinéraire préféré.

La masse noire de la mare est maintenant devant elle. L'éclat, miroir à la lune, qu'elle renvoie pourrait la faire croire d'une profondeur abyssale, alors qu'un nageur y a pieds partout. Œil sombre, inquiétant avec sa pupille jaune en son centre, d'où montent des vapeurs tièdes aux senteurs de fermentation. Un bruit sauvage, amplifié par le silence de la nuit, fait sursauter Radégonde et battre son cœur. De quoi a-t-elle peur, elle qui ne tient plus à la vie. Elle respire profondément cet air humide, cette odeur de la nuit, cette fragrance de terre mouillée et d'humus. Ses poumons se gonflent et compriment son cœur qui est déjà étreint par cette douleur sourde qui ne la quitte plus que dans son sommeil. Il est grand temps que tout cela s'arrête. Elle n'en peut plus. Elle est à bout de force. Qu'elle en finisse. Elle projette le disque vers la mare et le suit du rayon lumineux de sa lampe pour vérifier qu'il amerrisse bien dans l'eau. Le disque touche l'eau dans un « splash » assourdissant qui réveille les bêtes nocturnes légèrement assoupies, elles détalent de tous côtés ajoutant à la fureur du vacarme. Radégonde une fois de plus s'en veut d'éprouver de la frayeur, elle devrait être en deçà de toutes émotions. A deux pas de là, Jojo n'entend pas grand-chose par contre, il voit et il voit très bien ce disque énorme qui troue le noir de la nuit par sa lumière d'arc-en-ciel, il le voit décrire une trajectoire parfaite pour amerrir dans la mare. Et malgré son ébriété, il ressent la peur de sa vie. Radégonde bien que très proche de lui est invisible à ses yeux, dans sa grande robe à la couleur de la nuit, elle reste immobile comme le tronc d'un arbre et dans l'état de soûlographie de Jojo, seul un mouvement aurait pu la faire apparaître. C'est pourquoi de tout cela, il ne retiendra que le vol coloré du vaisseau spatial. On dit que la peur donne des ailes, c'est peut-être vrai, car notre homme qui aurait eu du mal, à ne serait-ce, qu'à se hisser sur ses jambes, prit la fuite dans une débandade maladroite, trébuchant et tombant, mais toujours se relevant dans l'énergie de la terreur. Ce ne se fit pas sans un bruit d'enfer effrayant. La frayeur est communicative, car Radégonde qui se pensait déjà morte, fut trahi une fois encore par son corps. Cet instinct de survie qui se passe de volonté, de motivation, elle sentit pénétrer en elle, au plus profond de sa chair la peur, une peur terrible qui la fit trembler et ressentir pour la première fois le froid mordant de la nuit. Le froid de la mort courant tout du long de sa colonne vertébrale, s'infiltrant entre les disques de ses vertèbres pour se répandre dans sa moelle épinière, contaminant les cellules de son corps, violant les molécules de son identification génétique, dégradant les atomes de sa chair, progressant dans les particules de son être, se sublimant dans l'abstraction de son âme. Ici, elle aurait pu mourir de peur, ses os, son squelette se disloquer, son cœur exploser, au lieu de tout cela, elle partit dans une course effrénée par la sente qui l'avait conduite à la mare au diable.

Arrivé dans un temps record au pont levis du château, avant d'y pénétrer, elle reprit son souffle en se courbant en deux et ses esprits en se mortifiant d'avoir éprouvé cette frayeur. Une peur pareille aurait pu la détourner de ses tristes projets, en redonnant l'espérance d'avoir encore la vie sauve, après avoir cru possible de la perdre.   fut rien, au fur et à mesure qu'elle reprenait le contrôle sur elle-même, l'angoisse de son mal-être revenait insidieusement, irrémédiablement, Dieu et Diable unis dans une alliance délétère.

Radégonde a retrouvé son état normal, cet état pathologique, sa dépression qu'elle subit depuis si longtemps qu'il est devenu, pour elle seule, la normalité. Elle franchit le châtelet, sa triste besogne n'attend plus qu'elle pour mettre un temps d'arrêt à sa vie, arrêt qui devrait durer, d'après ce que l'on sait de la mort, l'éternité.


 

 

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LE TEMPS DU PETIT JUGE

 

 

 

 

Dans le petit bureau encombré du juge d'instruction, le lieutenant Jean Godard et le privé Pierre de Fourgères avaient eu du mal à trouver deux chaises de libres pour s'asseoir. Ils faisaient face au petit juge (aucun rapport avec cet autre, lui n'était petit que par la taille) derrière un bureau garni. Il se grattait le crâne plutôt que les cheveux, car des cheveux, il ne lui en restait plus beaucoup dessus, tout juste un peu sur les côtés, l'habituelle calvitie hippocratique. Il ne semblait pas très vieux pourtant, peut être trente-cinq ans, Pierre s'en fit la remarque pendant que le juge restait perplexe. Les hommes perdent leurs cheveux de plus en plus tôt se dit-il, il n'y aura bientôt que des hommes chauves sur Terre, on approche à grands pas vers l'Homme Aseptisé. Le juge le ramena de ses considérations philosophiques sur le système pileux à l'ordre du jour en reprenant la parole.

-         C'est embêtant… C'est fâcheux…

Pour un juge d'instruction, une erreur judiciaire était donc… embêtante et fâcheuse. Pierre intervînt.

-         Davantage pour la victime, peut-être ? Ne croyez-vous pas ?

-         Certes ! Certes !

Répondit le petit juge sur un ton qui disait tout du contraire, lui, ce qu'il voyait pour l'instant c'étaient surtout les complications et les revers qu'allaient connaître sa carrière après ce regrettable malentendu.

-         Je me suis toujours douté que l'enquête de police avait été expédiée, bâclée ! C'est ça ! Bâclée ! Je n'aurais jamais dû vous suivre aveuglément lieutenant, je vous tiens entièrement responsable de cette précipitation et de cette bavure.

 Le lieutenant ne se laissa pas démonté par ce transfert de responsabilité, il avait les nerfs solides et ne s'emportait pas facilement, il conserva un sang-froid de glace. Cependant, il ne se sentait pas dans la peau du bouc émissaire de cette histoire. Il était hors de question qu'il serve de fusible.

-         Je suis désolé, monsieur le juge, mais j'ai appliqué la procédure à la lettre, je vous ai transmis la totalité des informations que je possédais à l'époque et vous avez pris la décision de l'incarcération préventive. D'ailleurs je ne vous en blâme pas, selon le dossier, je reste persuadé que c'était ce qu'il s'avérait de faire.

-         C'est votre avis, capitaine, dans son emportement, il en était à confondre les grades, mais je peux vous certifier que ce ne sera pas celui du procureur de la République, déjà qu'il ne m'aime pas, celui-là. Merde ! Merde ! Et merde ! Sans compter Lemercier, l'avocat de la défense, son père est le bâtonnier du tribunal d'Auxerre, vous croyez qu'il va en rester là ?

-         Bon ! je pense, continua Jean, que l'urgence est déjà de libérer au plus tôt le garçon. On avisera après.

-         Bien sûr, je vais le faire libérer, vous me prenez pour un idiot maintenant.

Le reste de l'entretien se passa dans les lamentations du juge qui se voyait très mal parti dans cette affaire et, pour cette fois, reconnaissons-lui une certaine clairvoyance. Les deux visiteurs quittèrent le bureau du petit juge avec un au revoir minimaliste. Sur le trottoir ils échangèrent leurs opinions sur l'entrevue, évidemment elles n'étaient pas très bonnes.

-         Comme abruti, on peut dire qu'il se pose là ! Emit Pierre qui était généralement plus nuancé dans ses jugements.

-         Hé ! Oui ! on a connu mieux. Mais, que veux-tu, on est obligé de faire avec ce que l'on nous donne, cette fois la pioche a été mauvaise. J'espère qu'il va être muté rapidement, il procède toujours ainsi avec les magistrats en disgrâce. Sinon notre collaboration sur les affaires à suivre se promet catastrophique.

-         J'espère qu'il ne fera pas traîner la levée d'écrou.

-         Non ! Ce n'est pas son intérêt. Tu n'as pas à avoir d'inquiétude à ce sujet. En fin de semaine ton protégé respirera l'air libre.

-         Tant mieux, car l'air de la prison lui convient assez mal.


 

19

 

LE TEMPS DE LA LIBERTE

 

 

Jean ne s'était pas trompé, le juge n'avait pas traîné, quatre jours après l'entretien, Bertrand Préneau alias Tancrède sortait de prison. Le lieutenant ne l'attendait pas à la porte de la maison d'arrêt d'Auxerre, ce n'était pas sa place. Par contre, il y avait là, à poireauter depuis une bonne demi-heure, un comité d'accueil composé de : Justine avec son compagnon Marcel, accompagnée de Camille et de Pierre, ainsi que Maryline M. et des deux parents de Bertrand bien évidemment.

Mathilde la petite amie de Tancrède ne s'était pas déplacée, elle n'avait jamais répondu à son courrier, qu'aurait-elle fait, ici, à l'attendre ? Toutes les tentatives de Radégonde pour les séparer avaient toujours échoué de son vivant pour finir par réussir post mortem. Si elle avait encore eu la capacité à savoir, elle se serait dite : « Finalement, ma mort n'aura pas été totalement vaine. »

 Maître Lemercier ne s'était pas déplacé non plus. Il n'assistait jamais aux levées d'écrou de ses clients, son boulot consistait à les faire sortir, pas à les accueillir à la liberté.

Enfin, la lourde porte de chêne sombre s'entrebâilla à peine, n'ouvrait-on jamais complètement les portes des prisons de crainte que les pensionnaires, se ruent, comme un seul homme, vers la liberté ?

La porte s'entrebâilla juste assez pour laisser glisser à l'extérieur une frêle silhouette mal assurée dans la lumière crue du jour, l'homme était à peine sorti que déjà le portail s'était refermée derrière lui. Refermait-on précipitamment les portes des prisons de peur que les extérieures ne s'y engouffrent en masse ? Le monde carcéral semblait se protéger du monde libre. Derrière ces murs étaient entassés ceux que la Société ne voulait plus fréquenter, elle n'avait donc plus rien à faire parmi eux. Vu de l'extérieur les spectateurs ressentaient cette libération comme un acte honteux dont on cachait l'existence. Cette prison qui était aussi un fort semblait expectorer un morceau d'elle-même. Elle rejetait au loin celui qui n'y avait plus sa place, comme s'il était coupable maintenant d'être redevenu innocent, de ne plus faire partie de sa famille, de son monde. Allez dégage ! Va au loin, on te bannit.

Bertrand avança chancelant dans le monde libre, la liberté lui tournait la tête, il fit à peine trois mètres que ses parents qui en avaient une dizaine à parcourir étaient déjà sur lui à le soutenir.

On pense, on espère, on s'imagine tellement de choses en attendant de tels moments, qu'ils ne se passent jamais comme prévus. On s'attendait à une explosion exubérante de joie ou encore à une manifestation éperdue de larmes, rien de tout cela ne se passa. Tancrède resta sans réaction, sonné, incapable d'exprimer quoique ce soit. Frappé d'atonie, il donnait l'impression de ne pas être venu à sa libération, il était là, mais ne vivait pas le moment. Ce comportement donna un caractère étrange à ces retrouvailles, un sentiment de gâchis, l'impression d'avoir raté quelque chose. Tous les ingrédients étaient réunis pour qu'il y ait une exaltation festive, or la joie était absente, le bonheur attendu trahi.

La déception se lisait dans les yeux des participants, mais tous se disaient également que ce n'était qu'une question de temps. Il fallait lui laisser le temps de se refaire à la liberté, oublier le versant ubac, pour vivre sur le versant adret. Si on passe physiquement par un claquement de doigt, de la captivité à la liberté, il faut davantage de temps au psychisme pour en ressentir le fondé. Franchir la porte de la prison ne se fait qu'en un pas, il en faut bien d'autres pour avancer sur le chemin de la liberté.

Bertrand se dérida un peu en apercevant que Justine était venue l'attendre. Il lui sourit en se faisant la réflexion de savoir qui pouvait bien être ce vieil homme qui lui tenait la main, un oncle, son père, peut-être ? En l'embrassant sans retenue, il lui enlaça la taille et la retint dans ses bras un peu trop longtemps. Marcel dû la tirer en arrière pour la libérer et Bertrand affina sa réflexion : « C'était évidemment le père. » Il connaissait le couple des de Fourgères, aussi, il embrassa Camille avec plus de réserve. Il serra la main de Pierre en lui disant sincèrement.

-         Merci ! Monsieur de Fourgères. Merci pour tout, je ne vous remercierai jamais assez.

-         S'il est une personne à remercier ici, Bertrand, c'est bien Jojo.

-         Mais qui est ce Jojo ? A qui je dois la vie.

-         Un chasseur occasionnel d'OVNI, je te le présenterai à l'occasion et tu verras que la vie nous réserve parfois des surprises des plus inattendues. Elle réunit des gens et des choses selon des règles fortuites qui lui restent propres.

 

 

Les oreilles de Jojo ne lui sifflaient pas, car dès pochtron-minet, il avait tant ingurgité d'alcool que son état lui interdisait d'entendre quoi que ce soit, fusse le son du canon, le vacarme de son ronflement couvrait tous les bruits existants au monde.



Sacré Jojo !

 

 

 

 

 

 

 

 

FIN

QUEDELON

TABLE DES TEMPS

 

 

1 LE TEMPS DES CHATEAUX

2 LE TEMPS DES FLICS

3 LE TEMPS DES CONSEQUENCES

4 LE TEMPS DES RETROUVAILLES

5 LE TEMPS DE GUEDELON

6 LE TEMPS DES PRISONS

7 LE TEMPS DES FAMILLES

8 LE TEMPS DES ACCUSES

9 LE TEMPS DES PERSECUTIONS

10 LE TEMPS DE LA MARE AU DIABLE

11 LE TEMPS DES ESPIONS

12 LE TEMPS DE CAMILLE

13 LE TEMPS DU BRIGADIER PRIME

14 LE TEMPS DE GODEFROY ET DE BEATRICE

15 LE TEMPS DES AMOURS

16 LE TEMPS DE LA VERITE

17 LE TEMPS DU RETOUR EN ARRIERE

18 LE TEMPS DU PETIT JUGE

19 LE TEMPS DE LA LIBERTE

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