Haute mer

Christian Lemoine

D'abord, bien s'installer dans une position debout mais les pieds bien au sol, le dos appuyé sûr contre la paroi lisse, dans le confortable du début de la ligne, sans menaces sur l'espace vital ni contrainte sous le regard. Le léger à-coup, en silence, si l'on avait les yeux fermés, signalerait à peine l'ébranlement de la rame. Et tout le temps que restera ouvert cet espace sans fauteuil, à distance des autres passagers, le trajet oubliera d'être aussi pénible qu'un pensum. Laisser naviguer, laisser glisser contre les vitres les illusions du paysage. Et voir : quand le regard s'enfonce dans l'intestin dilaté de la voiture presque vide, qu'il vient cogner sans autre échappatoire contre la cloison qui le ferme, ce support névralgique pour des publicités futiles, il monte une impression de fixité, de figures d'immobilité. Il y a bien, sur les côtés, par delà les vitres entrevues, des fuites d'images, des paysages de passage. Mais ils ne sont que plans sans relief que la voiture transperce, encore et encore, succession de décors peints qu'on ne parvient jamais à percer pour en voir l'envers. De station en station. Sans qu'on y prenne garde, la foule est venue s'agglutiner, grains gélatineux de tapioca collés les uns aux autres par la matière gluante des sueurs mêlées. L'enfant en cet enfer cherche un peu d'air libre, un horizon moins vicié, et d'autres vues que des demi-hommes et des demi-femmes coupées à leur moitié inférieure, sièges des remugles et des déviances. Là, juste à côté, s'est glissée une poussette. Une enfant brune y dort, ignorante de la foule et de ses miasmes. Elle porte à la bouche une tétine rouge, les yeux clos sur des rêves que peut-être le balancement de la rame maquille en une Hermione glorieuse épousant de l'étrave les flots sereins du chenal, avant la haute mer.
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