HITCH

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Lettre aux perles


 

Au commencement du monde vivant, je me présentais seul échappé de la confusion, de l'amalgame.

 

Seul, luttant désormais pour distinguer ce qui composait ce que j'étais profondément de la terrible part dont les autres voulaient m'accabler, peut-être, ainsi, pour s'en décharger eux-mêmes.

 

J'ai toujours entendu le bruit assourdissant de cette révolte perpétuelle et déchirante au-dedans et au-dehors, des êtres qui m'entouraient, dont je faisais l'univers et qui faisaient le mien. Sans doute qu'au premier jour de ma venue au monde, au dehors et au-dedans de moi, la paix m'a quittée et ce, jusqu'à l'issue fatale.

 

Alors je me sentais toujours inutile, fatigué, habité par l'allégorie d'une envie meurtrière.

Elle soufflait sur moi un désir qu'il m'était impossible d'occulter. Celui de créer un nouveau monde vivant, ce monde où mon être aurait pu exister, respirer.

 

Je désirais y verser la profusion des détails qui m'habitaient, je voulais la rendre telle, qu'elle prenne la forme d'un ensemble perceptible pour les autres, d'abord acceptable, ensuite attachante, digne d'être aimé et pourquoi pas un jour convoitée.

 

Alors j'aurais remporté la plus importante des victoires sur moi-même, matérialiser l'œuvre de mon existence terrestre.

 

Je dessinais sur le papier ce monde imaginaire d'un raffinement extrême qui était entièrement à reconstruire. Titanesque entreprise, chacune de ses pièces hélas pour moi était inabordable. Où aurais-je pu les trouver, par quel moyen les aurais-je financer ? Je n'étais ni assez riche, ni assez connu, ni assez estimé des autres.

 

Mon imaginaire minutieusement travaillé, pensé, ne souffrant aucun relâchement dans la forme, le ton ou la courbe, si tant est qu'il eut pu être transvasé ici-bas, n'aurait pu prétendre qu'à remplir un espace infime. Tout juste un carnet de notes encore grossières ou une feuille de papier jetée de colère sur mon bureau en lisant la critique, un vase dans lequel j'aurais seulement pu richement glisser, deux tiges d'épines affilées supportant les roses éphémères les plus belles qui soient au monde, un médiocre faire valoir.

 

Il eut fallu pouvoir tout reprendre dans la matière brute du réel, tout re-ciseler pour en extraire la préciosité esthétique, disposer parfaitement les choses et leurs fantômes énergétiques de manière que les uns inspirent les autres, que l'âme vivante et l'âme passive se mêlent dans l'œuvre du réel à la lumière d'une lanterne que j'aurais pris le rôle de diriger vers elles.

La subtilité de l'art, la pudeur, l'amour re-colorisé, idéalisé, acculant dans ses retranchements le trait noir d'une cruauté si particulière et toute humaine que motive toujours un désir charnel horrifiant. Horrifiant parce qu'il rompt définitivement l'uniformité rassurante de nos mises en situation, horrifiant parce qu'il contraint froidement le jeu des apparences, horrifiant parce qu'il révèle l'inconsistance de nos affectations sentimentales.

 

C'est alors que mon besoin oppressant de dévoiler les mystères du mensonge, ma fureur d'absorber la vérité niée, pour en faire ce miroir visible qui nous rendrait meilleur, trouva miraculeusement son support : une pellicule cinématographique.

 

Au travers de cet infime cône de clarté, le moindre de mes détails pouvait enfin atteindre cette dimension conséquente et nécessaire. Le vivant était devenu un jeu d'enfant que je voulais être, un jeu pour moi seul. Je pouvais repeupler l'univers, surprendre au travers de mes apparitions surnaturelles et féeriques, assaillir de mille mensonges et au final bouleverser la réalité depuis cette niche spectaculaire.

 

Mais alors que l'univers était devenu pour moi fabuleux parce que les autres pouvaient enfin me voir, elle m'est apparue.

 

Est-il possible d'imaginer la créature la plus parfaite sans pouvoir jamais en être le maître ? Eclairée par les projecteurs, dans l'œil noir de ma caméra, je la découvre telle qu'elle est le double de moi, ce que j'ai toujours pressenti.

 

Dès cet instant elle appartient à mon âme et s'est fichée quelque part dans mon cœur, mais elle, Marnie, elle ne m'aime pas, elle ne m'aimera jamais. Elle m'effraie soudainement si blanche avec son regard d'eau, elle trouve mon image repoussante. Mon image, c'est pourtant tout ce que je suis : tout !

 

Pourquoi ne puis-je pas exister pour ce regard ?

 

Je ne suis pas assez beau, je ne suis pas assez riche pour Marnie. Elle déteste me parler et je refuse de la croiser. Elle est la seule à vouloir s'échapper du royaume que j'ai construit pour elle, puisque c'était seulement elle que j'attendais et cela je l'ai compris après, plus tard, beaucoup trop tard. Elle est pourtant la seule que j'aurais voulu garder dans ce vaste monde que j'ai crée pour supporter l'autre et ses imperfections naturelles, son détestable mépris pour l'art sacré.

 

Mais je m'y suis perdu moi-même.

 

J'ignorais jusqu'à ma rencontre avec Marnie que je ne ressentais pas les choses du réel. Ce que je n'ai pas réalisé : un réalisateur préfère peindre les hommes, alors sous la lumière il les efface les uns après les autres de telle manière qu'en plein jour, il en meurt lui-même.

 

J'ai de nouveau ressenti la toute première solitude, celle de mon premier souffle, celle qui m'a fait fuir devant l'absurde et pour toujours courir après ce crime qui cache une mort certaine, n'importe laquelle et d'ailleurs.

 

Cette moitié de nous qui ne partage jamais la profondeur de nos sentiments, qui l'a crée pour me faire tant souffrir ?

 

Pourquoi l'artiste est-elle la mort du peintre et le peintre si horrifié de se découvrir amoureux fou de son art ? Pourquoi Marnie ?

 

Pourquoi Marnie sait-elle si parfaitement bien s'habiller et marcher et rire, et parler à ma caméra comme je lui ai spécifié de le faire, comme j'imaginais mais sans y croire vraiment qu'elle pourrait le faire.

 

C'est ce qu'elle m'a fait. C'est l'eau trouble dans mon art, cette sorte de voile d'une légèreté infini qui peut passer par la fenêtre au printemps et tomber doucement du 7ème étage sans risquer jamais de pouvoir mourir.

 

Ne me jugez pas, non ne me jugez pas, pour Moi et Marnie, vous ne savez pas.


Le Gallicaire Fantaisiste

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