Il traversait le champ de narcisses
caiheme
Il traversait le champ de narcisses, des miroirs portés sur des tiges de fer suivaient sa marche. Et lui avançait. Les tiges de fer parfois se fanaient et subitement, le reflet venait s'écraser au sol. Des bruits de verre cassé résonnaient de temps à autre dans le champ de métal, seul son de cette immensité de fer. Et il avançait, un pied devant l'autre, le pas ferme, la démarche motivée, il devait le retrouver, et il avançait. Ses semelles écrasaient avec un rythme constant les pétales éclatés. Le ciel était gris et blanc, sans soleil, mais cette lumière, d'où vient-elle ? Il lève les yeux, marre de se voir démultiplié dans cet immense palais des glaces à ciel ouvert.
Tiens, au loin un arbre, nu, seul, tordu, la rouille au tronc et les branches griffues.
Il se rapproche, hum, des pierres en cercle, des gravats rassemblés pour un feu de camp. La cendre est froide, elle a commencé à se solidifier. Le manque de vent l'a figée au milieu des pierres, il y a déjà un mois que Bobby était parti. Pas de vivre, rien, un miroir se brise encore, le verre court sur le sol, les narcisses pivotent en grinçant dans une même direction. Tiens ? Mais qu'est-ce qui se passe ? Que font les miroirs ?
Il avance et s'enfonce un peu plus loin, il va là où les miroirs regardent. Il court, vite, c'est peut-être Bobby, peut-être, peut-être pas, mais il y a quelque chose. Il pousse sur son passage les supports de verre qui s'entrechoquent et se brisent.
Voici l'endroit où tous les narcisses regardent, il y a Bobby à terre, le visage blême, la bouche ouverte, l'effroi dans les yeux ; ça fait un moment qu'il est là, mais les oiseaux n'étaient pas venus.
Il se met à genoux devant le corps allongé, il caresse la joue froide de Bobby, celle-ci se désagrège, une fissure apparait et le visage cendré se craquèle. Un pleur de scie sauteuse se fait entendre, la surface lisse des narcisses, doucement, se met à trembler, les reflets se troublent. Il se relève, regarde dans les miroirs, le visage de Bobby est présent partout, partout, il tourne la tête, le corps couché s'affaisse et devient poussière. Les pleurs de scie deviennent des cris, des sphères apparaissent sur le verre, les reflets bouillonnent. Ses mains prennent la couleur de la cendre, il bouge les doigts, ceux-ci se décomposent, puis la paume, puis le bras. Un miroir éclate, les cris de scie se doublent, un autre éclatement, nouvel écho. À force de se regarder, il avait oublié de vivre, il en avait pris conscience, il avait cessé de se regarder, mais c'est à cet instant qu'il oublia de mourir. Un décalage, trop tard, toujours trop tard, le décalage entre lui et le reflet, il y avait un temps, un espace, et lui était perdu dans ce décalage. Trop tard, toujours trop tard, perdu dans l'intervalle. Les miroirs continuaient d'exploser tout autour de lui, ses oreilles étaient tombées, il s'assit et contempla les éclats de verre qui jaillissaient des tiges de fer. Les débris fusaient silencieusement autour de lui, certains transperçaient son corps de poudre, d'autres déchiraient l'espace en scintillant. Et dans ce feu d'artifice silencieux il souriait, pour une fois il était à l'heure.