Impressions

Muriel Guigo

Marie exilée parmi tant d'autres, égrène les souvenirs d'un monde à jamais perdu, d'une patrie qu'elle n'a plus jamais revue.

"Reverrai-je un jour ce ciel d'un pur azur et son soleil au zénith, les montagnes aux cimes enneigées qui bordent l'horizon ?"

Je sens encore cette terre, celle qui m'a vue naître, celle où mes chers enfants ont vu le jour, exhaler ses effluves d'épices chauffées à coeur, de muscs enivrants, de senteurs vaporeuses de niaouli, de jasmin, d'eau de rose, de rhassoul odorant et de savon noir à l'entrée des hammams. Tout est si vivant en moi aujourd'hui encore, alors que la vie me fuit, clouée dans ce fauteuil près de ma fenêtre où je n'aperçois que la grisaille des murs et la tristesse d'une cité sans mémoire, sans souvenirs.

Je n'ai qu'à fermer les yeux et me revient ma vie d'antan. Celle que j'ai laissée il y a maintenant, combien déjà ? Je n'ai qu'à fermer les yeux, ouvrir mes narines et tendre l'oreille pour ranimer la flamme de mes vingt ans, les parfums ambrés de mon pays, les mille et un bruits de la casbah, le brouhaha des voix dans les vapeurs du hammam, l'effervescence autour des marchands du souk qui se bousculent, s''invectivent et livrent négoce en de grands gestes. Là, au détour d'une venelle escarpée et sombre, le déplacement furtif et voilé de femmes musulmanes superbement tatouées.

Je vois les ruelles sinueuses et ombragées où des bougainvilliers explosent et retombent en grappes de couleur rose sang sur les murs blanchis à la chaux. J'entends le claquement sec de sabots de mules aux flancs rebondis et lourdement chargés, empruntant d''un pas assuré et têtu les passages voûtés entre clair et obscur, le chant immémorial et solennel du muezzin à son minaret, la prière silencieuse des fervents. Je revois la Grand place aux platanes centenaires regorgeant de fleurs aux pétales graciles et chamarrés, où se côtoient les cafés maures et français baignés de lumière. On s'interpelle, on devise et l'on rit fort en partageant la kémia. La vie est douce comme du miel ; cafés blancs, cafés noirs, sirotés dans une joie simple avec force palabres, aux sons festifs et enjoués de chants judéo-arabes et de musiques arabo-andalouses.

Au-delà de la ville fortifiée, j'y ai laissé ma vie, mon âme et mes morts bien aimés qui reposent loin de moi depuis bien longtemps à présent. Mes chers disparus, je ne vous abandonne pas, j'ai tout emporté de vous ce jour de juillet 62.

Avant de quitter ma terre natale, j'ai pris soin de prendre une grande bouffée d'air que je conserve depuis, quelque part dans mes poumons. Sur le bateau des rapatriés qui s'éloigne peu à peu de la côte, mes deux garçons serrés contre moi, je sais qu'un monde s'est écroulé dans le sang et qu'un autre est à construire dans les larmes.

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