Isidore Copeau, personnage
Pierre Neyt
Extraits -
Au commencement était le verbe.
Dire ou ne pas dire.
Le verbe, le mot, la parole. Soyons simples, considérons le verbe être, ou le nom commun, être.
être un être.
Isidore Copeau est un personnage, un personnage de fiction, de frictions aussi. Il n'existe donc pas.
Il n'a pas de vécu, il n'a pas d'autre avenir que celui de quelques représentations théâtrales.
Il ne vit que par intermittence. A ce propos, il ne doit pas y avoir de confusion entre Isidore Copeau, personnage et le comédien qui l'incarne qui est, lui aussi, un intermittent du spectacle.
Isidore Copeau est un songe d'auteur en quelque sorte, un jouet d'acteur, un prétexte,
un support au texte : il dit le mot, c'est un moteur.
A bien y regarder il n'a pas de rôle, il n'a pas d'histoire.
Il ne lui arrive rien, il ne va nulle part. Il dit les intentions d'un autre, il les vit mais il ne sait même pas si elles sont bonnes ou mauvaises.
Et pourtant, il doit bien avoir un rôle à jouer dans cette comédie.
Tout le monde peut avoir un rôle à jouer dans la vie.
J'ai peur.
Je suis ému.
J'ai les mots moites.
C'est ça le trac ?
C'est se faire un sang d'encre ?
…Tiens, souviens-toi. Quand tu apprenais ton texte, des fois tu disais : “Mais qui c'est qui a écrit ça ?” “Qu'est-ce que ça veut dire ?” Tu te souviens, tu ne comprenais pas : “L'orange qui n'avait pas de pépin, elle en avait de la chance.” On a bien ri avec ça.
Oui. Mais ce n'était pas moi qui posais ces questions, c'était le comédien. Moi, je me souviens, dans ces moments-là, je ressentais quelque chose, furtive, comme un éclair… C'était comme si j'évoluais dans un chaos murmurant, doux, chaud. J'étais encore muet mais quand les mots s'installaient, quand le comédien commençait à les vivre, c'est la vie qui commençait à jaillir. Vous appeliez ces moments-là des répétitions, je vous ai entendu dire ça. Ce n'étaient pas des répétitions, pas seulement. C'était votre grossesse, c'était ma naissance. C'était ma naissance : vous voyez, j'ai réponse à tout.
Vous attendiez un enfant.
Votre verbe s'arrondissait, il se faisait nid, caresse, se réchauffait, bougeait, vous sentiez naître une maison dans la maison.
Et vos désirs se tressaient, moments de communion.
Vous attendiez un enfant.
Me voici.
Bonjour.
Merci.
Oui, moi, si je rêvais, si l'on me donne un jour, une nuit pour rêver, je voudrais avoir du temps, à moi.
Je ne sais pas, je ne sais pas pour quoi faire.
Pour rêver, peut-être. Pour me promener, pour travailler. Ah ! Oui, ça, j'aimerais ça, travailler, avec des gens. On parlerait et ils me parleraient aussi. Le midi, on irait grignoter un sandwich ou manger à la cafétéria et ils me raconteraient leurs enfants, leur femme, leur mari, leur chef, leur amis aussi. Et moi aussi, je leur dirais mes femmes, mes enfants, mes chefs et mes amis aussi. Des fois aussi, peut-être, on irait au ciné ensemble. Si, des fois, peut-être. Ou au théâtre. Non, pas au théâtre. On se raconterait aussi des histoires drôles.
Vous savez, dans la bande, y'en a toujours un qu'est plus drôle que les autres et qui a toujours des tas d'histoires à faire rire. Vous savez, enfin oui, vous savez mieux que moi. Oui, et moi je leur raconterais : j'ai vu une orange qui n'avait pas de pépins, et en ménageant mon effet je rajouterais : elle en avait de la chance. La première fois ça les fera rire, la deuxième aussi mais après, ils me diraient : t'en aurais pas une qui aurait des pépins, ça nous changerait. Et moi, c'est ça qui me fera rire. On s'habituerait les uns aux autres. Les caractères, les petites manies, les blagues qu'on dit cent fois : c'est une convention entre amis, on est comme on est. Je voudrais bien ça, moi, être comme on est.
Je voudrais vivre une vie de pantouflard, tranquille, avec femme et enfants, peinard et aller à la pêche, faire la sieste dans une barque sur un lac, regarder la journée se réveiller et frissonner, je voudrais me baigner. Je voudrais être corsaire, être marin au long cou, être le familier de tous les bras de mère. Je voudrais connaître la joie et la souffrance d'être et de rester, pour voir.
Je voudrais faire le tour du monde en 80265 jours en m'arrêtant à chaque pas pour serrer des mains et recevoir des sourires. Je voudrais battre le record du cent mètres en un an et des poussières. Je voudrais faire de l'apiculture : la transhumance des abeilles, la nuit, quand elles dorment.
Avez-vous déjà vu l'abeille à l'essaim dormant ? Ces mille yeux mi-clos : une vraie petite boule de peluche qui dort, comme un enfant après la fête sur le siège arrière et que l'on emmène traverser l'espace sans toucher au temps.
Je voudrais un corps. À moi.
Je voudrais recevoir une lettre, avoir une collection de timbres, aller chez le coiffeur. Je voudrais conduire une Malaguti 99 spécial TT. Je voudrais faire du rugby féminin.
Je voudrais connaître le jus d'orange. Je ne sais pas ce goût-là (ni aucun autre d'ailleurs) mais j'en ai une envie folle. L'auteur, il aime tellement ça qu'il m'en a inoculé le désir. Qu'est-ce que j'en fais maintenant ?
Je voudrais mourir à 20 ans. Je voudrais vivre moi, me vivre, m'exister, m'être, avoir ma propre identité, propre ou pas propre, j'm'en fous, avoir mon intimité.
Je voudrais vivre dans une ville, j'ai horreur de la campagne (tiens, pourquoi je dis ça ?). Dans une ville, au milieu des gens, c'est dans ma nature, je le sens, les gens c'est ma nature humaine.
Je voudrais un jour, enfin, si c'est possible, je voudrais embrasser une fille, grelotter, je voudrais connaître ça.
J'imagine… comme cela doit être paisible…
et la tendresse Je voudrais plonger dans une passion à m'en oublier moi-même.
Je voudrais avoir quelqu'un à oublier.
Je voudrais respirer.
Je voudrais… une seconde… douceur une main sur ma peau.
Je voudrais savoir le plaisir, le plaisir charnel, le plaisir de l'argent, le plaisir du pouvoir, le plaisir de nuire.
Je voudrais dire des mots que tant d'autres auront dits avant moi mais qui seront miens.
Je voudrais écrire des textes. Pour les autres ! Et prendre du plaisir à me retrouver dans ces textes.
Je voudrais écrire. Je pourrais écrire. Que fait l'auteur après tout : il s'écoute écrire. Il prend, il vole, il regarde, il écoute, il sent, à lui, aux autres, à la rosée de la terre. Et il recopie. Il est même des fois où ça crisse.
Je voudrais aller voir en concert Johnny Rock.
Si : Johnny Rock, le sosie de Johnny Halyday et hurler avec lui et toute la foule je suis seul désespéré sans y croire une seconde.
Je voudrais ressentir le besoin d'être seul. J'en ai marre d'être un héros mais ce rôle me colle à la peau.
Je voudrais avoir un ami.
Un ami.
Pour le grave et le pas grave. Pour boire avec lui souvent un peu trop, en parlant, en partageant, du temps, de l'affection, pour m'en servir de miroir quand je réfléchirais tout haut. Qui pourrait tout écouter, tout entendre : avec de la distance, bien sûr, mais si proche. Et qui saurait taire ce que je n'ose avouer. Et qui, les jours où je serais pitoyable comme peut l'être une femme enceinte qui pleure, saurait trouver les regards pour me réchauffer. Et que j'oublierais quand les grands vents de la réussite me souriraient. Ensemble, on douterait, ensemble, on désirerait, on serait riches. Je voudrais manger un peu de son bon temps et me dire que demain il sera là si je l'appelle.
Ah, demain.
Voilà, je voudrais tout ça et de tout ça, je le plierais soigneusement et je le rangerais, dans ma petite armoire à mémoriser : ce seraient mes neiges d'enfants et je les garderais pour mes vieux jours.
Un soir, il aura bien un trou de mémoire.
Il faudrait que je me trouve une cause. Sinon, ça ne sert à rien. Il faudrait que je trouve une raison. Vivre pour soi, sans cause, et s'inventer un personnage pour devant les gens… Sans cause, il ne reste que l'attente, le plaisir mesquin.