Isolé

nat28

Projet Bradbury - Semaine 17

            Il fait beau, c'est déjà ça. Pas étonnant pour un mois de mai, et plutôt motivant pour y aller. Je n'ai pas vraiment envie, mais pas trop le choix non plus. Je sors du lit sans faire de bruit, histoire de ne pas réveiller ma chère et tendre qui, elle, a toujours refusé d'y aller. Même pas inscrite, trop dégoûtée. J'enfile un jean, une paire de chaussettes et un T-shirt avant de passer rapidement par la salle de bain pour me coiffer, et par la cuisine pour me faire un café. Je petit-déjeunerai plus tard, je prendrai des croissants en rentrant. Ma copine va un peu protester en se plaignant à cause du gras et du gluten, mais je sais qu'elle en mangera quand même.

 

            Il fait encore un peu frais, la journée vient juste de commencer. Je mets la vieille veste en polaire qui traine dans l'entrée et je vérifie que j'ai bien mes papiers et mes clés avant de sortir. Il est temps d'y aller. Le trajet ne me prends que quelques minutes à pieds, bien que j'ai l'impression de voyager dans le passé en retournant dans mon ancienne école primaire. Le quartier est calme en ce dimanche matin et je me surprends à entendre les petits oiseaux plutôt que les grosses autos. Ca change.

 

            Il fait ouvrir les sacs des dames et les vestes des messieurs, le vigile placé à l'entrée du bâtiments. Une grande première. Ca me fait bizarre, et je n'arrive pas à m'y faire. Je dézippe ma polaire et je le laisse tâter mes poches avant de traverser le hall où trainent des cerceaux colorés. Ca me rappelle des souvenirs, les parcours de mon enfance bricolés avec des cônes en plastiques et des bancs... Est-ce que ça serait encore aux normes ? Question stupide, surtout qu'une autre bien plus importante se pose aujourd'hui.

 

            Il fait premier de la classe, avec son air sérieux et son costume, sur sa nouvelle affiche. Elle, elle fait jeune grand-mère dynamique, avec sa jupe au genou et son petit sourire. Franchement, ils ne me donnent pas envie, ni l'un ni l'autre. J'ai plus l'impression de participer à un concours de popularité qu'à autre chose. Et encore, c'est la partie la moins pénible de la chose. Depuis quinze jours, j'ai l'étrange sentiment que mon vote est prix en otage, que choisir l'un ou l'autre me met automatiquement dans une case, et, c'est peut-être le pire, que ne pas venir ou voter blanc reviendrait à trahir ma patrie. Moi qui pensais que la démocratie, c'était avoir le choix... Je ne serai pas en train de me faire avoir sur ce coup là ?

 

            Il fait les cents pas, le Maire de l'arrondissement. Il espère que les électeurs se déplaceront en masse, malgré le week-end prolongé. La plage et la campagne seront-elles plus attractives que le devoir civique ? Un jour férié doit-il nous faire renoncer à nous exprimer ? Je vais lui serrer la main avant d'aller prendre mon enveloppe et mes bulletins. Nous échangeons quelques mots sur la météo, puis je le laisse aux griffes d'un administré qui profite de sa présence pour se plaindre d'un arbre mal taillé.

 

            Il fait soudainement chaud dans l'isoloir. J'interroge une dernière fois ma conscience et mes convictions, mises à mal depuis plusieurs mois. Je m'interdis de jeter un coup d'œil dans la poubelle pour savoir quel candidat a été rejeté par les gens qui m'ont précédé derrière le petit rideau. Je dois prendre ma décision seul, en oubliant les pressions extérieures, ou les réflexions désagréable de ma copine qui me traite de mouton. J'attends avec impatience de voir sa tête le jour où le vote deviendra obligatoire. Et j'attends aussi le jour où le vote blanc sera enfin reconnu comme un vote à part entière...

 

            Il fait un signe dans ma direction, l'homme en charge de vérifier les cartes d'électeurs, comme si j'avais déjà oublié la prochaine étape du processus. Se présenter, attendre le "peut voter", glisser son enveloppe dans l'urne, attendre le fameux "a voté", signer le registre, et prendre congé. Alea jacta est : mon bulletin, un parmi des millions, est maintenant prisonnier d'une boite en plastique, jusqu'à l'heure fatidique du dépouillement. Impossible de revenir en arrière ou de changer d'avis. J'ai fait mon choix et mon devoir de citoyen.

 

            Il fait plus chaud lorsque je ressors du bureau de vote. Je garde ma veste à la main et je prends mon temps pour rentrer, flânant dans ses rues familières depuis mon enfance. Mes parents ont déménagé en grande banlieue dès qu'ils en ont eu l'occasion, moi je suis revenu m'installer dans le quartier. Ils rêvent de calme et d'un petit jardin, je rêve de l'agitation urbaine et de bars ouverts toute la nuit. Je passe à la boulangerie pour acheter deux croissants et une baguette, notre petit luxe du dimanche, et je remonte à l'appartement, cinq étage sans ascenseur, le prix de l'indépendance à Paris.

 

            Il fait sombre dans l'appartement dont les volets ne sont pas encore ouverts. Ma copine dort encore. Je lui presse quelques oranges et je prépare un plateau avec les viennoiseries et deux verres de jus de fruit, dans l'optique d'un petit -déjeuner au lit. Je vais la réveiller doucement et tout en évitant de faire des miettes dans le lit, nous discutons des possibilités pour cette belle journée ensoleillée.  Un tour au marché, un pique-nique dans le parc, une sieste crapuleuse, un musée peut-être... Elle n'a pas vraiment envie de planifier. Elle sait qu'elle devra ma tenir la main, ce soir, à 20h, à l'annonce des résultats. En attendant, elle veut penser à tout, sauf à ça.      

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