J'avais perdu mes rêves
Emmy Jolly
La radio ronronnait dans l'indifférence générale. Au-dessus des bruits de cuisine, on entendit soudain les trois tops cristallins annonçant le flash info de midi. La peur laissait soudainement place à cette appréhension. Les mauvaises nouvelles du jour. Comment les accueillir sans qu'elle nous rappelle le passé. Ce passé si chargé.
-C'était comme si quelque chose avait changé mais je ne savais pas quoi. Tout ce poids en moi est lourd d'une angoisse malveillante. Je ne m'en sens pas capable. Je n'y arrive pas, je n'y arrive plus. Je croyais pouvoir faire face à cela mais c'est en vain que j'ai tout laissé choir. J'avais beau me dire que la vie est ainsi, que c'était la volonté de Dieu mais la perte de Nina m'avait anéanti. Je croyais qu'en mettant des mots sur des maux tout irait mieux mais cela n'avait fait qu'empirer les choses et fait resurgir en moi mon pire cauchemar.
Les infos annonçaient en force leurs ritournelles incessantes de palabres routinières. Le bouton de la radio avait dû être poussé à son maximum.
Le présentateur de sa voix nasillarde me rappelait ce professeur de lycée qui nous sortait de notre torpeur ensommeillée du matin. C'était si loin tout ça, le temps de mon adolescence, cette période où nous sommes souvent dans le flou total . Où l'innocence de notre enfance laisse place au doute de l'adulte en devenir. Tu n'existais encore pas ma Nina.
-Quand je la sentais vivre en moi, elle me rendait si heureuse. Je n'avais pas l'habitude de cela. Moi future maman. Rien que de dire ce mot cela me fait un mal de chien. Chien ardent et chienne de vie. Les rêves aujourd'hui, ne sont plus ce qu'ils étaient. Je rêvais d'enfanter. J'avais mis si longtemps avant de trouver ma doublure amoureuse. Avec cette anorexie qui me privait de l'essentiel, pouvoir et devoir féconder. Je ne sais pas si vous arrivez réellement à me suivre c'est essentiel pour moi de tout dire. Malgré le fait que je n'arrive justement pas à m'exprimer aussi clairement. Lorsque je suis aux prises avec la folie, rien ne peut m'arrêter. Je divague et la puissance du contrôle sur le quotidien est une obligation obsessionnelle.
Je parvenais à me confier à cette femme en face de moi qui me scrutait sans rien dire, cela m'exaspérait. Je soufflais, je n'arrivais plus à respirer et à me sentir sereine.
-Continuez Mlle Vasseur, me disait sereinement Mme Galipeau.
J'étais assise en face d'elle depuis une bonne demi-heure et les mots longtemps calfeutrés, ne cessaient de couler dans ma bouche.
-Donc si je comprends bien vos insomnies ont commencé il y a de cela un mois. Reprit-elle.
Elle ne pouvait pas connaître ma douleur, cette imbécile de psy. Mais bien sûr que tout avait commencé à partir de ce jour.
-Je ne mange plus, je ne dors plus, je ne rêve plus et je vis plus si vous voulez tout savoir.
Dans cette pièce je me sentais alors si seule. Des bruits de pas battaient le sol. Ils étaient si lourds et pesants. Cela provenait de l'appartement du dessus. Mme Galipeau se leva alors et ouvrit la fenêtre. Une petite brise fit tournoyer les rideaux gris souris. Des effluves d'un plat en sauce mijoté parvint à mes narines. Il flottait dans l'air des odeurs de légumes chauds et probablement cuisinés avec amour. Je reconnaissais tous les arômes du poireau, des carottes, des navets, des choux, des oignons et l'essence d'un bouquet bien garni à base de thym, laurier, persil. La viande de bœuf et son os à moelle se noyant dans cette marmite alléchante devaient accompagner cette garniture. Je reconnaissais le fameux pot-au-feu de ma mamie. Mon enfance resurgissait dans ma conscience. J'exaltais de joie. Et c'était si puissant que je me revoyais à l'âge de sept ans , avant que ma grand-mère ne me quitte subitement.
-Il faut que vous arriviez à vous détendre, Mme Maillet. Nous allons commencer.
Elle ferma alors les yeux et les rouvrit aussitôt. Comment pouvait-elle rester passive dans cet environnement ?
Mme Galipeau se leva et m'apporta alors un plaid. Je quittais alors cette maudite chaise inconfortable et alla m'allonger sur un divan. Je ne devais pas fermer les yeux. J'avais besoin de tout voir, de rester lucide sur ce qui allait se passer. Parce que c'était l'inconnu.
-Vous êtes tout nouée, je le sens.
Elle n'est pas juste une psychiatre, elle est aussi connue pour être une hypnotiseuse. Mon amie Lisa me l'avait chaudement recommandé. Alors je m'étais décidé. Elle s'installa dans une chaise qu'elle prit soin de rapprocher de moi.
-Vous souvenez-vous de votre dernier rêve ?
-Aussi lointain que je me souvienne, non.
-Fermez les yeux et laissez-vous aller.
Les rêves ne sont plus ce qu'ils étaient, nous les oublions et essayons de les maintenir vivants au plus profond de soi. La gardienne du secret de mon cœur déchiré,c'était et se sera toujours elle.
Je me sentais crispée et complètement angoissée. Mon cœur battait à tout rompre. Non je ne voulais pas me replonger dans mon passé et faire face à cette douleur.
Elle se mit alors à me parler mais je ne parvenais pas à distinguer les moindres de ses paroles. Ses lèvres bougeaient, vidées de sens. J'arrivais juste à percevoir des pas qui marchaient au-dessus de moi. Une voiture qui roulait à vive allure dans le bas de la rue.
-Vous sentez vos paupières lourdes, très lourdes et vos yeux se ferment.
Mes yeux en effet, se fermaient sans que je ne pus les contrôler. Et je ressentis alors tout. Je revoyais tout. Ce fameux jour d'octobre. Un jour fou d'automne. Le froid qui m'envahissait. J'avais la chair de poule, mes bras nus me picotaient . J'arborais cette robe de grossesse qui me moulait le corps avec ses deux petits pieds incrustés dans le tissu, que je mettais pour la première fois. Mon ventre s'arrondissait de jour en jour, de mois en mois. Je percevais des petits battements de cœur qui accompagnaient mes propres coups de cœur. Puis j'aimais ces petits coups discrets. Tes réactions face aux sons, aux bruits, à la musique, aux voix, à tout cet environnement qui gravitait autour de moi et que je t'offrais ou bien t'obligeais à supporter. Quoi de plus beau que deux cœurs qui battent à l'unisson dans un seul corps.
Je marchais dans la rue. Une rue banale. Je ne me souvenais plus laquelle. Le soleil était faiblard. Je venais de me rendre dans une boutique « La joie des Mamans ». J'avais trouvé des petits chaussons roses à tête de lapin. C'était mon premier véritable achat pour toi ma Nina. J'avais un sourire sur le visage. Les pieds sur le trottoir, j'avais l'intention de traverser la rue. Mes mains toujours positionnées sur mon ventre. Le vent ondulait dans mes cheveux défaits. Puis je tournais la tête une microseconde. Ce bruit, cette lueur, cette lourdeur dans l'air. Je ne le vis pas arriver, ce gros quatre quatre blanc ivoire.
Je me suis sentie foudroyer, emporter, envoler. Une lourde plaque sur la joue. Ce froid en moi.
Je percevais une femme qui se penchait sur moi, les mains ensanglantées. Elle prononçait des phrases incompréhensibles. Elle hurlait et moi je sombrais. Le néant le plus ultime m'avait envahi avant que je puisse voir le visage de la conductrice qui me demandait :
-Où sont passés vos rêves ?
-Ils sont si loin. Maintenant que j'ai perdu ma Nina. Je vous en prie laissez-moi ! Lui criais-je alors. Les yeux toujours clos, des perles de larmes et de sueur m'inondant le visage.
Ce regard je ne l'oublierai jamais. Il regorgeait d'une malice insondable. Et il se trouvait justement en face de moi. Ce rire mesquin et rempli de sarcasme. Cette sorcière affable au nez crochu qui m'intimait de me réveiller. Mais que me voulait-elle ? Que m'avait-t-elle fait ?
-Chut...Taisez-vous et maintenant rêvez !
Les yeux ouverts, les mains tendues, les jambes écartées. Je ne ressentais plus aucune douleur. Elle me semblait si loin à présent cette souffrance, comme anéantie. Je ressentais des sensations de tiraillement dans le bas ventre comme si celui-ci se déchirait.
Un liquide rougeâtre semblait couler de mes entrailles. Du sang. Rouge écarlate. Rouge passion et rouge saison. Une petite tête se posa alors sur ma poitrine. Et un cri strident se fit entendre. Des petits yeux gris bleus étaient plongés dans les miens. Le clapotis de l'horloge sonna douze coups et j'entendis au loin un air de guitare accompagné d'une douce voix féminine. Elle chantonnait : -Rêve, petite fille, rêve et oubli tous tes soucis.
Alors je compris à cet instant, qu'une chose en moi avait changé, j'étais devenue maman. Tout mon passé s'était effacé. Mes peurs s'estompaient pour ne devenir plus qu'une utopie. Puis je me suis mise à rire. Les rêves avaient repris leur place dans la réalité de ma vie.