Johnny et Pink Floyd : la vérité vraie

Jules Yentoma

Ou comment les grandes histoires s'ecrivent parfois avec un petit crayon.

Peu de temps après avoir achevé les séances de « Rivière Ouvre Ton Lit », dans lequel il ouvrait enfin la voie à une véritable assimilation de l'idiome-blues rock, à des années lumières des ânonnements approximatifs du british blues boom qui n'avait jusqu'ici consacré que de médiocres musiciens d'outre-Manche, Johnny Hallyday sent que l'époque change, comme l'avait écrit Bob Dylan quelques années plus tôt, inspiré par l'écoute de « Pour Moi La Vie Va Commencer ».


Si l'époque change, la musique doit changer avec elle, se dit Johnny. C'est le moment qu'il choisit pour se lancer dans l'une des plus incroyables expériences musicales de cette fin des années soixante, tristement coincée entre ce piètre blues à la sauce mentholée et un Jimi Hendrix à la créativité asséchée. En effet, en cette année 1969, le guitariste gaucher n'est plus que l'ombre de lui-même, totalement désemparé qu'il est de ne plus avoir depuis près de trois ans la présence à ses côtés de celui qui restait à la fois son découvreur et son mentor, en même temps qu'un formidable professeur de guitare, puisque c'est bel et bien Johnny lui-même qui apprit à Hendrix ce fameux et légendaire accord de septième de dominante avec neuvième augmentée que l'américain utilisera sur nombre de ses succès, de « Purple Haze » à « Foxy Lady ».


L'expérience des drogues hallucinogènes, pratiquée depuis 1964 à l'occasion de son service militaire, avait profondément changé Johnny, lui inspirant quelques-uns de ses textes les plus introspectifs, tels « Les Coups ». D'abord visionnaire et prosélyte, il se met en tête de convertir ses contemporains à cette incroyable révélation psychédélique, en versant par exemple quelques gouttes d'acide lysergique diethylamide dans le café de John Lennon et Paul McCartney, au cours d'un repas chez leur dentiste commun. Mais très rapidement, Johnny est revenu de ces voyages d'un jour comme il les appelle (ce dont les Beatles se souviendront en reprenant « Day Tripper », que Johnny avait d'abord écrit à l'intention d'Otis Redding afin de diversifier un peu sa soul, par trop sudiste). Arrivé au terme de son expérience psychédélique, il clame au public du Palais des Sports « Je ne prendrai plus jamais de LSD », et met en pratique sa nouvelle philosophie, inspirée de ses stages de méditation transcendantale chez le Maharishi Mahesh Yogi (auxquels il avait converti ses amis angelenos Ray Manzarek et John Densmore des Doors, avant que les Beatles, décidément grégaires, ne leur emboîtent le pas). Et abandonne par-là même l'utilisation de toute substance chimique, expliquant sa décision en ces termes : « Que si les bras du soleil aux ongles de diamant ont réussi à capturer mon esprit avec le LSD, que je peux maintenant moi aussi écrire mes concept-albums d'avant-garde expérimentale tout seul comme un grand ».


Se souvenant de sa participation – non-créditée pour cause d'absence d'autorisation des disques Philips – aux sessions du double album « Freak Out » des Mothers of Invention, pour lequel il avait contribué au « Return Of Son Of Monster Magnet », Johnny se met en quête d'un autre jeune groupe dont il sentirait que son expérience, sa maîtrise et sa sagesse pourraient lui être bénéfique. C'est à la faveur de la réception chez lui de la bande-son du dernier film de son ami Barbet Schroeder, lequel se refusait à l'engager pour ses longs-métrages de peur que Johnny ne crève trop l'écran au détriment du reste de la distribution, que celui-ci fait le choix de contacter les anglais de Pink Floyd, groupe de seconde zone qui peine encore à l'époque à se démarquer de la scène psychédélique britannique. Johnny avait perdu le quatuor de vue deux ans auparavant à la suite d'une dispute dans les coulisses de l'UFO, survenue alors que le guitariste Syd Barrett refusait de restituer à Johnny l'Echorec Binson que ce dernier lui avait gentiment prêtée afin de lui faire partager sa technique du « space glissando ». Pour la petite histoire, dans un accès partagé de générosité et de lassitude, Johnny avait fini par laisser sa chambre d'écho à Barrett qui, rongé par la culpabilité, finirait par se retirer du groupe et de la vie publique moins d‘un an plus tard.


Remis en relation avec Pink Floyd par l'entremise de leur amie commune Brigitte Bardot, ancienne maîtresse du guitariste David Gilmour, Johnny se rend à Londres pour rencontrer Roger Waters, nouveau leader du quatuor. Gilmour n'osera pas assister à l'entrevue, intimidé par la stature du français, auquel il envie à la fois son jeu de guitare et son charisme. Au cours d'une discussion enjouée au cours de laquelle Johnny et Waters se remémorèrent les grandes heures du « summer of love » immortalisé par le « San Francisco » de l'idole, Johnny fit part à Waters de sa proposition de produire le nouvel album du quatuor. Aussitôt gagné par l'enthousiasme, l'anglais prit en note le cahier des charges que Johnny entendait mettre en place pour ce projet.


- « Vous n'avez jamais sorti d'album en public ? Alors c'est le moment. Vous devriez publier un album qui vous permettrait de tourner la page de votre période psychédélique, afin de tirer un trait dessus et de pouvoir vous concentrer ensuite sur une musique plus mature.

- On pourrait enregistrer des versions live de nos premiers singles !

- Non, oubliez vos singles, ils sont trop nazes. Prenez plutôt « Astronomy Domine » ou « A Saucerful Of Secrets ».

- Mais ça va pas être trop has-been ?

- Que si, mais justement. Moi qui ai beaucoup écouté Xenakis, Berio et Varèse ces derniers temps, je peux vous le dire, l'avenir c'est la musique contemporaine. Fini le rock. Expérimentation, recherche électro-acoustique, conceptualisation seront bientôt la norme dans le paysage musical de ces prochaines années, et je peux vous aider à sauter le pas. Je pourrais par exemple vous mettre en relation avec mon pote Ron Geesin.

- Geesin ? L'autre timbré qui collectionne les clés anglaises ?

- Oui, c'est lui. Il a l'air un peu fêlé comme ça mais c'est un bon gars. Je l'appellerai pour savoir s'il est disponible.

- Et sur la seconde face on met des trucs expérimentaux alors ?

- Quelle seconde face ? Que je te parle des trois autres faces, moi ! Il faut penser ambitieux les mecs, là, moi je vous parle en dimensions multi-cosmiques ! Un double album, c'est le minimum ! C'est un format révolutionnaire, que je ne peux pas expérimenter en France parce que les coûts de production nous l'interdisent et que le public français ne comprendrait pas, mais c'est l'avenir, mec ! Donc, sur le premier disque, vous mettez vos vieux trucs, et sur le deuxième de nouvelles créas.

- Oui, c'est cool. On a justement de nouveaux morceaux sur le feu, une adaptation de « Pierre et le Loup », on pourrait…

- Nan, ça pue, oublie. Pense plutôt à des thèmes plus adultes comme le mythe de Sysyphe, des choses comme ça.

- Euh, et ça s'écrit comment, Sysyphe ?

- Que ça s'écrit s-y-s-y-p-h-e. »


Suite à cette première discussion, Roger Waters n'eut aucun mal à convaincre les autres musiciens de Pink Floyd, exaltés à l'idée de donner à leur carrière un aussi providentiel coup de fouet. On raconte que les caractères timorés de l'organiste Rick Wright et du batteur Nick Mason leur firent exprimer quelque appréhension à l'idée d'une collaboration avec un artiste aussi emblématique que Johnny Hallyday, mais la promesse qu'ils pourraient, à l'occasion de ces sessions, faire la rencontre de Sylvie Vartan eut raison de leurs réserves. Pour pallier la défection du compositeur Ron Geesin, contacté par Johnny mais indisponible pour cause d'opération de l'appendicite, l'idole eut l'idée d'appeler à la rescousse son secrétaire particulier Jean Dolto (qui devait connaitre plus tard un succès considérable sous le nom de Carlos) dont l'intérêt soutenu pour la scène underground new-yorkaise faisait les beaux jours des soirées parisiennes. C'est d'ailleurs Jean Dolto qui souffla aux membres de Pink Floyd l'idée de proposer un album studio dont la structuration serait basée sur des thèmes individuels, ceci dans le but, souligna-t-il, de « renforcer l'unité par l'individualité ». Un concept accueilli avec grand enthousiasme par Johnny, et qui constitua aussitôt le fil conducteur du nouvel album.


Les premières séances de travail débutèrent a l'été 1969, pour l'élaboration de « The Narrow Way » de David Gilmour, auquel Johnny ne participa guère, absorbé par la lecture du « Cri Primal » d'Arthur Janov, psychothérapeute américain qu'il présenta quelque temps plus tard à John Lennon. Mais l'idole se rattrapa avec le morceau de Richard Wright, l'épique « Sysyphus » qu'il avait lui-même inspiré, et pour lequel il contribua au piano préparé, tandis que Sylvie Vartan assurait les parties de mellotron. Roger Waters, quant à lui, travailla à quatre mains avec Carlos sur son « Several Species of Small Furry Animals Gathered Together in a Cave and Grooving with a Pict » dont le long titre était une allusion à un jeu hors studio, lors duquel ces nouveaux amis s'étaient essayés au jeu des cadavres exquis sur la ceinture de ce dernier. Installés respectivement dans les mythiques studios A et B d'Abbey Road, chacun élabora des boucles sonores à partir du rayon « animalerie » des archives sonores d'EMI, qu'ils collèrent ensuite sur le même modèle des cadavres exquis, aboutissant ainsi à cette fantastique suite novatrice dont le plus grand moment reste l'imitation du bourdonnement de la mouche, imité au kazoo par Carlos. Enfin, Nick Mason n'était pas en reste avec son « The Grand Vizier's Garden Party », dont on raconte qu'il ne fallut pas moins de quatre-cent trente-huit heures de studio pour que Johnny obtienne l'accordage parfait des timbales qu'il avait en tête. « Je me souviens qu'il m'encourageait en me criant à travers la vitre de la cabine « Pense Stockhausen, bordel ! », ce qui m'avait énormément touché », se souviendra plus tard Mason, ému.


Une fois les masters achevés de mixer, les bandes furent présentées à Sir Joseph Lockwood, président-directeur-général des disques EMI, qui fit d'abord la grimace, dérouté par autant d'audace et d'innovation. Craignant une désaffection du public anglais, auparavant habitué à des œuvres bien plus accessibles de la part du quatuor anglais, il refusa en bloc que l'album, pour lequel aucun titre n'avait encore été trouvé, soit publié en l'espèce. Ce n'est que sur l'insistance de Johnny, spécialement rentré de Rishikesh, qu'il se ravisa et comprit que le disque en question avait toutes les chances de révolutionner l'histoire de la pop-music, si ce n'est de la musique tout court. Johnny sut tant et si bien convaincre Sir Lockwood – et avec lui toute l'équipe de direction artistique d'EMI, subjuguée par l'artiste français – que ce dernier lui fit sur le champ une mirobolante proposition de contrat. Un véritable pont d'or, décliné avec modestie par Johnny, en raison du danger que son implantation potentielle sur le marché britannique constituait pour les autres artistes anglais, en même temps qu'elle risquait de laisser exsangue l'industrie du disque française.


La fructueuse collaboration entre Pink Floyd et Johnny prit fin avec la réalisation de la pochette, laquelle laissa à ce dernier un goût amer puisque sa suggestion de n'utiliser qu'une simple photo d'une vache dans un champ fut mise de côté au profit d'un projet soumis par l'agence Hipgnosis. Grand seigneur, l'idole accepta tout de même de rédiger les notes de pochette (finalement non-incluses en raison d'une fin de non-recevoir opposée par les disques Philips qui détenaient l'exclusivité sur ses écrits) et nomma le disque « Oummagoumma », d'après une expression argotique héritées de ses quelques années passées sur le campus de Cambridge. Ce n'est qu'en raison d'un malentendu de la part d'une assistante alors que Johnny lui dictait le titre au téléphone, que le celui-ci devint « Ummagumma ».


Les routes de Pink Floyd et notre Johnny national ne devaient plus jamais se croiser. A sa parution en octobre 1969, « Ummagumma » emporta l'adhésion d'une critique unanime des deux côtés de la Manche jusque derrière l'Atlantique, mais ne connut pas sur le plan commercial les espoirs placés en lui, n'atteignant que la cinquième place des classements de ventes de disque au Royaume-Uni. Ce dont Johnny ne s'étonna pas outre-mesure : « Que cette musique était bien trop puissante pour que ça cartonne tout de suite. Dans cent ans ou dans un siècle, on la redécouvrira à sa juste valeur et ça remettra les pendules à leur place. » Mais les musiciens de Pink Floyd se désolidarisèrent du projet, David Gilmour feignant perfidement ne pas « s'expliquer son succès commercial », tandis que Roger Waters se contenta d'un laconique : « Ummagumma ? What a disaster ! » ). Pourtant, l'Académie Charles-Cros, dont certains membres connaissaient l'implication de Johnny dans le projet, lui décerna du coup son Grand Prix 1969.


Déçu par ce manque de reconnaissance à l'égard de son rôle crucial dans la conception, l'élaboration et la production de « Ummagumma », Johnny délaissa la musique contemporaine pour se tourner vers de nouveaux univers, attirant l'attention du monde entier sur le swamp-rock dont il venait de jeter les bases en convoquant la rencontre du rock et des sons du bayou, bientôt suivi dans cette direction par Creedence Clearwater Revival ou Commander Cody & The Lost Planet Airmen.

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