J'oublierai ton nom
nat28
Jour 1 : Le choc
Je suis assise sur la chaise en Formica inconfortable que m'a donné ma grand-mère quand j'ai emménagé dans mon premier appartement. Je n'arrive pas à bouger, abasourdie par le choc. Les bougies se sont consumées et éteintes dans les photophores roses disposés en forme de coeur au centre de la table, le disque que j'avais lancé en fond sonore sur sa vieille platine vinyle tourne dans le vide et la sauce s'est figée dans les assiettes. Dire que j'ai passé toute l'après-midi à cuisiner et que nous ne sommes même pas arrivés jusqu'au dessert… Quel gachis. Depuis cette terrible annonce, je suis figée sur ma chaise. Je n'ai pas réagi, lorsqu'il me l'a dit, et je n'ai pas bougé, depuis qu'il est parti. Je n'ai pas la force.
La soirée s'annonçait pourtant idyllique. Pour son trentième anniversaire, j'avais sorti le grand jeu : appartement redécoré, lumière tamisée, table romantique, menu de fête, cadeau original et lingerie sexy pour cette nuit… J'avais pris une journée de congé pour tout préparer, pour cuisiner, et pour me faire belle. Tout me semblait parfait, jusqu'à ce qu'il rentre du travail. Son visage fermé et son absence de réaction face à mes préparatifs auraient dû me mettre la puce à l'oreille, mais j'étais trop stressée et trop excitée par l'idée de lui faire plaisir pour décoder les signes évidents qui hurlaient : “quelque chose ne va pas”. J'avais mis sa lassitude apparente sur le compte de la fatigue causée par le travail, je lui avais trouvé une excuse, comme d'habitude.
Comment peut-on être aussi naïve ?
Je lui ai toujours tout pardonné. “L'amour rend aveugle”, je confirme. Il avait l'air ailleurs quand il est rentré, il m'a suivi comme un automate jusqu'à sa chaise, et moi, au lieu de m'inquiéter de son comportement étrange, je suis allée chercher la salade pamplemousse/crevette dans le réfrigérateur ! Il a mangé l'entrée en m'écoutant parler, sans me répondre, et il a craqué quand j'ai servi le plat principal.
“Je ne peux plus continuer à mentir.”
Il était toujours assis, sans aucune émotion sur le visage, tandis que je versais une louche de riz Basmati dans son assiette où fumaient des morceaux de veau à l'ancienne enrobés de sauce. Sous le coup de l'étonnement, je suis restée immobile, la louche en l'air, attendant qu'il poursuive.
“Il y a une autre femme dans ma vie.”
Là, j'ai lâché la louche, et le riz qu'elle contenait s'est étalé sur la nappe. Mes oreilles entendaient parfaitement, mais mon cerveau refusait d'accepter l'information. Je m'étais assise en tremblant et en le fixant du regard, incapable de réagir. Conscient de mon trouble, il avait poursuivi son petit discours, peut-être préparé depuis des jours… Des semaines… des mois ?
Il avait rencontré une autre femme, ils avaient entamé une liaison, et force était de constater qu'il la préférait désormais à moi. Moi qui avait passé sept ans de ma vie à ses côtés. Moi qui l'avait aidé dans les moments difficiles, moi qui avait partagé tant de joies avec lui… Elle, qu'est-ce qu'elle avait vécu avec lui, à part des cinq à sept foireux et des week-end volés ? C'est facile de subjuguer un homme, quand on n'a pas à laver ses chaussettes...
A un moment donné, il était parti. Je suis incapable de dire si c'était il y a 5 minutes ou 5 heures. En tout cas, il n'est plus là. Il faut que je me lève. Il faut que je me débarasse de mes sous-vêtements qui, d'un coup, sont devenus horriblement inconfortables. Et puis je dois ranger, aussi. Faire la vaisselle… Et préparer mes bagages...
Le bail est à son nom, il m'a demandé de partir. Pas cette nuit, mais demain matin. Ce soir, il est allé rejoindre l'autre femme, chez elle. J'ai donc la chance de pouvoir dormir ici, dans cet appartement que nous avons trouvé ensemble, dans ce lit où nous avons passé tant de nuits… Mais je n'ai pas sommeil. J'enfile mon pyjama pour être plus à l'aise, je jette mes vêtements en boule dans un coin de la salle de bain et je commence à regrouper mes affaires. Tel un zombie, j'erre dans l'appartement en m'arrêtant tous les 2 mètres pour vérifier si un objet est à moi, ou pas. Au bout d'un moment, j'arrête cet inventaire stupide : ai-je vraiment besoin de récupérer mes livres de poche et mes tasses à café pour me sentir mieux ? Je marche lentement jusqu'à la chambre, comme un condamné vers l'échafaud, et je vide le placard et la penderie de mes vêtements. Je fourre tout dans des sacs en plastique de supermarché, notre unique valise, c'est lui qui l'avait acheté.
Une envie de tout casser me prend soudainement. Je veux détruire cet appartement comme il a détruit mon coeur… Mais à quoi bon ? Il est 3 heures du matin, en plus, je vais réveiller les voisins. Et puis déchirer ses chemises ne changeraient rien.
Toutes les 5 minutes, je vérifie mon téléphone, espérant un message de lui. Rien. Il doit être dans un endroit ou il ne capte pas, à moins que sa batterie soit à plat, il a oublié son chargeur ici… Et voilà que je lui cherche encore des excuses !
Je n'arrive plus à me concentrer sur rien. Je n'arrive plus à réfléchir. J'ai juste envie de pleurer, mais je n'y arrive pas. J'allume la radio et je m'affale dans le canapé, une tablette de chocolat dans le main gauche et un verre de whisky dans la main droite. Il y a une sorte d'édition spéciale, apparemment, un chanteur est mort. Les premières notes d'une de ses chansons résonnent dans le salon, si familier hier, si hostile aujourd'hui :
De semaines inutiles en futiles dimanches
De secondes immobiles aux aiguilles qui penchent
J'oublierai ton nom
Jour 10 : Le déni
J'ai contactée une amie le lendemain de la rupture. Je ne dis pas “ma” ou “notre” rupture, c'est trop violent. Elle a accepté de m'héberger, “le temps que tu trouves un autre logement”. Je ne veux pas trouver un autre logement, moi, je veux qu'on me rende ma vie d'avant ! Celle où j'étais heureuse, celle où j'avais des projets ! Si mes souvenirs sont bons, les mots “mariage” et “bébé” revenaient de plus en plus souvent dans nos conversations, et nos soirées étaient plus souvent consacrées à chercher une petite maison avec jardin sur les sites d'annonces immobilières plutôt qu'à sortir et à danser jusqu'au bout de la nuit !
Je n'arrive toujours pas à y croire. Au travail, je suis comme éteinte, j'ai dû prétexter une gastro pour justifier ma léthargie et éloigner mes collègues de moi. Quand je rentre le soir, je suis en boucle sur le cataclysme qui a frappé ma petite vie. Je vais finir par taper sur les nerfs de ma gentille logeuse. Je ne peux pas chercher un studio, trouver un nouveau logement signifierait que j'ai accepté mon sort.
Or, je suis persuadé qu'il va revenir, je suis sûre qu'il va s'excuser et essayer de me reconquérir. Une belle histoire comme la notre, ça ne s'oublie pas comme ça ! Il a eu un moment d'égarement, il va redevenir lucide et réaliser que je suis la femme de sa vie !
Je ne fais… rien. Je dors, beaucoup. Je pleure, enfin.
Comment peut-on être aussi perdue ?
Cela fait plus d'une semaine qu'il m'a avoué son infidélité. Pas un message, pas un coup de fil… J'espionne ses posts sur les réseaux sociaux, sans succès. Depuis la rupture, il est étrangement muet, lui qui d'habitude étale sa vie sur Internet. J'ai fouillé les profils de toutes ses “amies”, espérant tomber sur une photo compromettante qui me permettrait de comprendre un peu mieux ce qui est arrivé. En vain. Elle est aussi discrète que lui apparemment.
Moi aussi, je ne mets plus rien sur les réseaux. A quoi bon ? “Au fond du trou” avec un selfie de mes yeux bouffis et de mon nez rouge ? Non merci.
Ce matin, la boulangère m'a parlé par hasard d'un studio qui se libérait au dessus de sa boutique. Au début, j'ai fait comme si je ne l'avais pas entendue, mais au moment où j'allais ressortir dans la rue, je suis revenue vers le comptoir pour lui demander des renseignements sur le logement. Il est bien orienté, calme, et meublé. J'emménage demain. Une demi-douzaine de sacs de courses et deux chaises en Formica, ça ne sera pas long à déplacer.
Mon voisin du dessous écoute en boucle une chanson. La même que celle qui passait à la radio, le soir où tout mon monde s'est écroulé. Etrange coïncidence.
De quatre nouveaux murs dans un autre quartier
De pinceaux de peinture en meubles à installer
J'oublierai ton nom
Jour 100 : La colère
Pas un mot en 3 mois ! Rien ! Il m'a sorti de sa vie comme une vieille chaussette trouée que l'on jette à la poubelle avec sa jumelle qui n'a rien demandé ! Je lui en ai écrit, moi, des messages. Plein. Des suppliants, des désespérés, quelques lucides, j'espère… Il ne m'a jamais répondu. Et il m'a dégagé de ses listes d'amis sur les réseaux. comme si ça allait m'empêcher de mettre mon nez dans sa vie… J'ai créé un faux profil, je me suis infiltrée par le biais d'une connaissance commune, et en moins de 10 minutes, je pouvais à nouveau voir tout ce qu'il postait.
Ca y est, je sais enfin à quoi elle ressemble. Et je sais qui c'est. Une fille de son travail, avec qui il bosse depuis 2 ans. Est-ce qu'il la saute depuis tout ce temps ? Ou est-ce que leur “amour” a pris le temps d'éclore, entre une pause à la machine à café et un déjeuner au FLunch ? Cette femme me dégoûte. Elle savait qu'il était en couple, je l'avais rencontré lors de la fête de fin d'année de leur entreprise ! J'étais tellement intimidée au milieu de ces gens que je connaissais pas que j'étais restée scotchée à mon homme pendant toute la soirée ! Elle est même venue manger à l'appartement, deux ou trois fois ! Quand je pense que j'ai cuisiné pour cette traitresse !
Comment peut-on être aussi conne ?
Je regrette aujourd'hui de ne pas avoir tout saccagé chez lui avant de partir. Lui, il est tranquillement installé dans notre canapé, il dort dans notre lit, avec elle, sans doute… Sa petite vie n'a pas beaucoup changé, finalement, une brune a remplacé une blonde, voilà tout. Il a toujours ses habitudes dans son quartier, il peut recevoir ses potes pour un gueuleton, et il connaît tous ses voisins. Moi, je vis dans 16 m², au cinquième sans ascenseur, je ne peux recevoir personne, et, de toutes façons, je n'en ai pas envie. Mes amis non plus, ne doivent pas être très motivés pour me voir. En ce moment, je passe mon temps à me plaindre et à dire les pires horreurs sur lui. Dire que je le trouvais “formidable”, il n'y a pas si longtemps…
Je sors un peu, je bois, un peu trop, et je rentre accompagnée, parfois. Je chasse toujours mon amant d'un soir au milieu de la nuit, sans prendre son numéro. Pour quoi faire ? M'attacher à un homme, à nouveau ? Et me sentir comme comme une moins que rien le jour où il me quittera ? Quel intérêt ? Je “profite” de mon célibat, et j'évite de penser.
Je voudrais l'oublier. Je n'y arrive pas. Multiplier les conquêtes n'efface pas un amour perdu. Je le hais, de m'avoir mis dans cet état là. Je me hais, de ne pas réussir à en sortir. Et je me surprends, parfois, à fredonner cette chanson sous la douche :
De la piste suante à la dernière danse
De quelques nuits de feu aux matinées de cendres
De cette agitation dénuée de tout sens
Du fond de ma raison jusqu'à mon inconscience
De la main d'un ami au baiser d'une bouche
Tous ceux qui sauront lire que le mal a fait mouche
J'oublierai ton nom
J'oublierai ton nom
De mille façons
Et cette certitude
Me fait plus mal encore
J'aimais cette blessure
C'était toi encore
Jour 1 000 : La reconstruction
J'ai pleuré, encore. J'ai effacé son numéro. J'ai tourné la page, enfin.
J'ai arrêté de coucher avec n'importe qui. Je vaux mieux que ça. J'ai le droit d'être aimée, d'être respectée, de m'engager avec un autre homme. Même si c'est long. Même si c'est difficile. Même si faire confiance est devenu pour moi une épreuve.
Tout était si simple, avant.
Comment peut-on y croire, à nouveau ?
Je me protège, comme je peux, sans pour autant m'enfermer dans ma tour d'ivoire. Quelques hommes ont passé le cap de la première nuit, ils sont depuis tous repartis vivre leur vie, mais ils m'ont aidé à me reconstruire. Je les ai laissé me faire rire. Je les ai laissé m'offrir des fleurs. Je les ai laissé me prendre la main. Ce n'était pas gagné d'avance.
L'autre jour, une amie m'a dit qu'elle avait croisé “mon ex” dans une exposition. Je n'ai pas voulu savoir ce qu'il devenait. Quand elle a prononcé son prénom, il m'a fallu une bonne seconde de réflexion pour comprendre de qui elle parlait. Je suis sur la bonne voie. Même si réaliser que je l'ai presque oublier me brise le coeur, à chaque fois.
J'oublierai ton nom
De mille façons
Pour les mêmes raisons qui m'ont fait t'aimer
Parce qu'il fallait bien vivre avant d'oublier
J'oublierai ton nom
De mille façons
Et cette certitude
M'est la pire des morts
J'aimais cette blessure
C'était toi encore
J'aime beaucoup! Il y juste un passage qui me chiffonne : "J'ai arrêté de coucher avec n'importe qui. Je vaux mieux que ça." Pourquoi ne pas dire, tout simplement, qu'elle n'en a plus envie et qu'elle est prête à se poser? Après, c'est une question de point de vue, mais le jugement me gêne un peu. Enchainer les partenaires n'est pas un crime si tout le monde est consentant. :) Mais peut-être que je chipote.
· Il y a presque 7 ans ·eresia
souvenez vous que "vous valez mieux que ça" ou qu'il ne vous méritait pas.
· Il y a presque 7 ans ·bouleversante histoire.
li-belle-lule
Bonjour,
· Il y a presque 7 ans ·Mes textes ne sont pas forcément autobiographiques ;-)
Heureuse que cet hommage à Johnny vous ai touché.
nat28
alors j'en suis heureuse pour vous.
· Il y a presque 7 ans ·li-belle-lule
Une nouvelle si émouvante sur une très belle chanson de Johnny. Un bel hommage !
· Il y a presque 7 ans ·Moi, je mets un TB.
Louve
Bien!!!!
· Il y a presque 7 ans ·unrienlabime
"Même si réaliser que je l'ai presque oublier me brise le coeur, à chaque fois"
· Il y a presque 7 ans ·c est plutot ça
Hi Wen
Bien écrit.
· Il y a presque 7 ans ·unrienlabime
Bonsoir,
· Il y a presque 7 ans ·Le texte n'est pas fini, je l'ai posté pour que la date soit OK ;-)
nat28
Là, la nouvelle est finie. bonne lecture !
· Il y a presque 7 ans ·nat28
Et cette nouvelle est mon modeste hommage à Johnny...
· Il y a presque 7 ans ·nat28
“J’oublierai ton nom” est une chanson écrite par Jean-Jacques Goldman et Michael Jones, et interprétée par feu Johnny Halliday
· Il y a presque 7 ans ·nat28