La barrière

Christian Lemoine

Nous n'irons pas par les campagnes. Passerions-nous par les campagnes si nous en avions le temps ? Courir les champs, les sentes dépeuplées, quérir des couvaisons au milieu des sillons. Respirer de nouveau les brouillards d'orge et de blé, aux moissons estivales, lorsque les haies touffues, écorchées de mûriers, jetaient sur les dos poussiéreux l'espionnage innocent des alouettes, ou d'autres plumages envolés vers les marches lourdes aux tablées des soirées fourbues. Humer encore en l'âtre égocentrique les fagots embrasés, assis adolescent sur la mée trônant en coffre magique sur la marche des suies, les yeux aspirés dans la danse des flammes. Mais l'adolescent grandi ferme ses yeux cernés sur les vallons chauves, les envols oubliés, en vain entomologiste ayant perdu l'objet de sa science. Nous n'irons pas par la forêt. Si nous en avions le temps, passerions-nous par la forêt ? Retremper nos cheveux à l'alarme des branches, saoulées de cette neige lourde, dans la gestation ralentie de leurs enfances. Pour signaler nos pas sur les traces gravées des pistes animalières, évocation immobile des fuites et des courses. Revoir, surgie des ronces, l'âpre poésie de nos figures intimes sous le fatras des tignasses embroussaillées de nos adolescences glorieuses. Mais les adolescents révulsent leurs regards vers des pères réjouis de leur futur grandiose, un futur pour les fils écimé. Nous n'irons pas par la montagne. Si nous en avions le temps, passerions-nous par la montagne ? Voir de nouveau les paysages, pour embrasser ce paysage qui délimitait nos visages, les torrents de nos chagrins, nos rivières d'adolescents. Mais l'adolescence est sans rêves, sauf pour un passé révolu, un passé qu'elle n'a pas connu. Même par la ville, nous n'irons pas. Nous n'aurons pas le temps. Et les adolescents brimés, déçus des plans trop erratiques, contemplent à l'intérieur le lent effondrement des tours.
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