La centenaire

divina-bonitas

Pensée humour amour

Pas de doute, l'égoïsme et l'égocentrisme, les doigts crochus et les oursins dans les poches, les petites phrases venimeuses et culpabilisantes, ça conserve.


Il faut dire que l'argent qu'elle n'a jamais gagné aide aussi. Il semble nirvanesque de le gaspiller à loisir, et beaucoup en profitent. Le petit jardinier, maçon de son état, qui prend de longues pauses à cause de la chaleur l'été, se réfugie dans l'abri de jardin l'hiver pour fumer sa clope, assis dans du rotin, se contentant d'observer le ciel les autres jours appuyé sur sa bêche, sous le vieux cèdre, un œil avisé sur le cadran de sa montre. C'est un gars hybride, moitié cloporte moitié escargot, travaillant avec une infinie lenteur, réclamant sans cesse de nouveaux accessoires indispensables, trouvant d'incroyables prétextes pour reculer le moment de s'y mettre, arrachant assis les mauvaises herbes du trottoir devant la maison avec des airs d'entomologiste tandis que la pyrale dévaste les buis.


Puis la petite employée. Bien sûr qu'elle est là et qu'elle est fidèle! Le travail n'est pas trop usant et la paye conséquente. Elle vient si souvent qu'il n'y a rien à faire, alors elle s'occupe comme elle peut, un chiffon humide à la main, caresse les radiateurs, effleure un bibelot, tapote un coussin, lisse un pli inexistant du canapé, s'extasie devant un bouquet de fleurs séchées avec des airs bovariens tout en babillant joyeusement. Pas question pour autant de l'employer à plein temps, la mamie ne supporte pas d'avoir quelqu'un chez elle.


Et encore la lingère, à poste pour plier des effets synthétiques et les ranger glissendo dans la grande armoire de l'étage avec des effets de manche dignes d'un baveux de cassation ou d'un comédien jouant un drame shakespearien. Il faut tout ça pour donner de l'allure et de la substance à une activité ménagère qui prendrait le quart du tiers de la moitié du temps à n'importe qui.


Le dimanche, la communauté chrétienne vient lui porter l'hostie. Il est un bien grand drame de ne plus pouvoir se rendre à l'office, de devoir le suivre à la TV, parfois même dans une langue étrangère, et puis on ne sait jamais, sans hostie ce que certains post mortem deviendraient. Le jeudi, ces dames débattent des évangiles ou du dernier curé en mangeant des petits gâteaux qu'on leur sert en grande pompe, avec du thé dans de la porcelaine fine. Gare à celui ou celle de service qui rangerait maladroitement les petits fours sur les plateaux argentés ou laisserait échapper une goutte d'Earl Grey. Couinements offusqués assurés.


Dernière idée en date: faire installer un  monte escalier. Indispensable n'est-ce pas, beaucoup plus décoratif et rationnel que de descendre la chambre au rez-de-chaussée, à côté des commodités. Enfin surtout diantrement plus onéreux. 10000 euros, c'est un investissement qui doit se mériter, exige des explications. Plus ou moins 10000, on ne sait jamais, le moindre centime serait une économie substantielle, une affaire à faire. Alors le balai des vendeurs de haute technologie commence, chacun y va de son savoir faire, explique dans de grands mouvements de bras et envolées lyriques, trois à quatre heures durant, comment même si l'escalier était en colimaçon alors que celui-ci n'est que droit avec un quart tournant, le projet prendrait des allures d'œuvre d'art unique, exceptionnelle, l'Acropole des intérieurs bourgeois. Chacun offre et démontre à grands renforts de plaquettes documentaires ce qu'est la panacée du monte vieillard.


Il y a 15 jours puis 5, il fallait hospitaliser d'urgence la presque centenaire qui ne se sentait plus de vivre seule...si l'on considère que vivre à 50 m de ses enfants en étant escortée de tout un aréopage de petites mains et bonnes volontés allant faire à heure fixe le lever et le coucher de la douairière, les courses, le ménage, le jardin, la cuisine, en est une de solitude. Le médecin finaud et économe, convoqué maintes fois manu militari, l'a ramenée à la raison. Mais quand même, histoire de ne pas rester sans rien faire, que chacun s'affaire à son service des fois qu'il serait dilettante, il fallut se mettre d'urgence en quête d'une place dans une maison de retraite, à la campagne, avec salon de coiffure, pédicure, piscine, offices, plusieurs restaurants, salon de massages, cinéma...Une fois l'affaire trouvée et quasi conclue, revirement à 360°, c'est le monte-escalier teuton de luxe qui revient à l'ordre du jour. Bientôt viendra la baignoire à porte, car hors de question d'installer non plus une douche à la place d'une des deux baignoires. On ne saurait plus quoi faire des robinetteries dorées à l'or fin. 


Ce que je trouve extraordinaire, est cette capacité à faire tourner les gens comme des derviches, au point qu'ils ne savent plus où est le nord de leur pompon, mine de rien, entre deux gémissements et petites phrases toxiques: "si vous me mettez en maison de retraite, je vais mourir", "si vous déménagez, je vais mourir", "si je n'ai pas de monte escalier, je vais me rompre le cou dans les escaliers"...


J'avoue mon admiration sans bornes à cette femme qui commande son monde d'une main militaire et inflexible, à tous petits coups de tout et rien, d'ascenseur émotionnel, de soupirs et de regards humides, de groseilles du jardin offertes dans une barquette en plastique qu'il faut rendre dans les 24 heures sans faute, de "si vous ne venez pas, vous ne manquerez à personne", de "si j'avais pu vous aider..." mais "j'ai bien pensé à vous", de "je ne peux vraiment pas vous garder les enfants car j'ai une séance de manucure", le spectre de la mort comme allié objectif du moindre caprice. Des années que ça dure, franchement, respect. Un tel talent de tragédienne, ce n'est pas donné à tout le monde. Un tel art de vivre, une telle envie de vivre, c'est très impressionnant.


Et je pense à mes grands-mères, mortes en silence dans un souffle de lumière, généreuses et attentives jusqu'au bout, présentes aux autres, aimantes et belles même dans la souffrance.


  • j'aime ! bravo !

    · Il y a presque 7 ans ·
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    Patrick Gonzalez

  • Elle a toute sa tête, cette vieille autocrate égotyrannique. Savoir si elle fut toujours comme cela...
    Son homologue masculin existe, avec en plus le ressassement de ses succès professionnels et autres !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Toujours comme ça c'est sûr...elle avait épousé son homologue masculin! Ressassement garanti des succès pros, des exploits sportifs et guerriers, des sorties de grève, des oeuvres de bâtisseur, de l'art financier, du réseau social de tous les clubs privés comme il faut, de l'omniscience et de l'omnipotence de tout...!!!

      · Il y a presque 7 ans ·
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      divina-bonitas

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