La chaîne

violetta

La chaîne

Elle est née entre les deux guerres. A l’époque on accouchait chez soi. Sa mère souffrit comme il fallait souffrir pour gagner le droit de devenir mère. Tout alla si vite que la sage-femme n’eut pas le temps d’ôter son chapeau en arrivant…

La famille était modeste, mais le nourrisson fut traité princièrement. Bavoirs brodés, draps fins, petits bonnets de dentelle. Le collier d’ambre dans les plis du cou, pour éviter les maux de dents.

Le baptême réunit oncles, tantes, grands-parents. Sur la photo, devant une longue voiture noire, toute la famille en mines sévères et manteaux sombres, les hommes en chapeau mou un peu canaille, les femmes en chapeau cloche enfoncé jusqu’aux yeux, cols de renard avec pattes et museaux. Le bébé dans les bras de la mère au regard sans joie, une robe blanche très longue qui tombe presque jusqu’au sol.

Les années passent. La petite fille a les yeux clairs. « Couleur d’huître » lui a-t-on dit. Dans les boucles brunes, toujours de gros nœuds de tissu assortis à ses robes. La mère sait coudre et n’a pas peur de travailler tard le soir après sa journée dans le magasin.

En fin d’année scolaire, distribution des prix, couronnes de lauriers, certificat d’études. La petite travaille bien. Elle est sage, raisonnable, obéissante. Elle fait ses devoirs sérieusement dans la pièce sans fenêtre à l’arrière du magasin parisien que tiennent ses parents. Vins et charbons. Souvent un chien perdu trouve ici asile et nourriture.

La guerre éclate. Le père part soldat. La mère dit : je ne peux pas tenir le commerce toute seule, tu m’aideras. La petite fille range ses livres, ses cahiers, ses lauriers. Que fait donc de ses journées cette mère qui laisse sa fille de douze ans seule derrière le comptoir du bistrot ? Ce comptoir la protège bien mal de la salacité des hommes qui viennent boire un coup. Leurs regards, leurs mots la mettent mal à l’aise.

Deux ans plus tard, la petite entre en apprentissage. Elle commence à 7 heures dans l’atelier d’orthopédie pour fabriquer des prothèses destinées aux mutilés. Les grosses machines à coudre, le cuir, la colle… Dans la forge, les hommes cognent sur l’enclume pour former les pièces métalliques des membres artificiels.

Une ouvrière a pris la petite sous sa protection et rembarre vertement ceux qui voudraient l’approcher de trop près. Le patron a fait enlever les images de femmes nues dans les ateliers, et à la place les gars ont mis des saintes vierges.

Après une permission du père, la mère n’a plus ses règles. Elle essaie de trouver une faiseuse d’anges, mais le Maréchal ne plaisante pas avec la morale et la famille : c’est la guillotine qui les attend si elles se font pincer. Alors le ventre grossit, grossit.

En 1943 elle met au monde un garçon de dix livres. A l’hôpital, la sage-femme s’assoit à cheval sur son ventre et pousse de toutes ses forces pour que le bébé sorte.

La petite – elle n’est plus si petite, elle a 16 ans – est heureuse comme jamais d’avoir un poupon presque pour elle toute seule ! La mère est fatiguée, ses entrailles sont en lambeaux, elle ne peut pas porter l’enfant ni pousser le landau. La grande sœur est une petite maman exemplaire.

Après la Libération, le père qui avait été fait prisonnier revient. On part s’installer en banlieue. Un pavillon, un jardin, un poulailler. Fini, le commerce. Le père travaille dans le bâtiment. Peintre. Un émigré italien a-t-il vraiment le choix ? La mère fait des ménages chez les notables de la ville, le pharmacien, le notaire. Pour la jeune fille, toujours l’atelier d’orthopédie, elle est ouvrière maintenant. En plus du métro, il faut aller en vélo jusqu’à la gare et prendre le train à vapeur.

Cette belle plante est complexée, se trouve insignifiante. La mère est vigilante qui voit d’un mauvais œil sa fille devenir une proie possible. Est-elle jalouse de la voir plus belle qu’elle-même n’a jamais été ? La jeune fille se met du rouge à lèvres. La mère détourne la tête avec mépris et dégoût pour lui signifier l’horreur qu’elle lui inspire. Première permanente. La mère scandalisée lui passe la tête sous le robinet. Pauvres cheveux tout crêpelés. Pauvre jeune fille en pleurs.

La jeune fille est très courtisée et se demande bien pourquoi. De toute façon, aucun prétendant ne trouve grâce aux yeux de la mère. Cette dernière a vu sa propre mère vivre dans la misère, abandonnée par son mari qui était parti avec la bonne…

La jeune femme rencontre un jeune homme aussi timide qu’elle, mais elle est tellement belle et douce et discrète qu’il trouve le courage de lui déclarer sa flamme. Elle le trouve gentil. Se marier est pour elle la seule façon d’exister enfin. Elle a bientôt trente ans. En mai, l’escalier du pavillon de banlieue croule sous les corbeilles de fleurs blanches des fiançailles. En décembre elle se marie dans une robe de taffetas blanc qu’elle a cousue de ses mains, une robe très sage, avec un petit col fermé tout près du cou par des boutons de nacre. Le jeune marié a un sourire très doux, un regard très doux. Tout en lui est doux. Il fallait cela à la jeune fille pour accepter l’ignoble épreuve de la chair. Comme cela a dû lui être pénible… Mais il faut bien qu’elle remplisse sa part du contrat. L’homme qui lui a permis d’échapper à la tyrannie de sa mère mérite bien cet effort. Elle l’accomplit loyalement.

Deux printemps plus tard, une petite fille naît. La jeune femme possède enfin un être tout entier à elle. Pleine d’un amour exclusif et jaloux, elle a horreur que d’autres personnes prennent son bébé dans les bras. Elle travaille chez elle, maintenant, pour rester tout le temps avec l’enfant et ne la confier à personne.

La petite fille grandit joyeuse et choyée, toujours parée comme une princesse, nourrie des meilleurs morceaux, préservée des laideurs du monde…

Le père voudrait un deuxième enfant. Il aime tant les bébés ! La mère n’est pas enchantée, mais elle fait son devoir. Subir les assauts de l’homme, il a bien fallu qu’elle s’y résigne. La douche vaginale dès le forfait accompli. Effacer la souillure, évacuer les microbes et la semence. Mais là, il faut se prêter au jeu de la procréation… La graine germe… Elle se décroche quelques semaines plus tard. Le père est déçu. La mère est soulagée. Il dit on recommencera. Mais aucune autre graine ne germera.

Est-ce pendant la période où ils firent ces tentatives que la haine de lui naquit en elle ?...

Elle continua de se comporter en épouse exemplaire, en maîtresse de maison parfaite. Chaque soir avant que son mari ne rentre du travail, elle va se recoiffer, se mettre du rouge, enlever son tablier. Elle sait bien sourire, dans la vie et sur les photos. Est-elle heureuse ? Elle s’applique, en tout cas…

La mère sait-elle qu’elle a fini par haïr son doux époux si aimant ? La petite fille, elle, a fait sienne cette haine, longtemps elle sera persuadée que cette haine est née en elle, elle ne sait pas qu’elle l’a reçue de sa mère… Elle mène une vie épouvantable au pauvre homme. La mère fait mine d’être attristée, mais ce rejet que l’enfant manifeste vis-à-vis du père l’arrange bien, et elle l’entretient avec une inconsciente perversité. La petite fille grandit et persiste à se tromper d’allié. La petit fille croit que seule sa mère l’aime, seule sa mère sait, seule sa mère peut.

Plus tard, sa mère lui apprend les choses de la vie. Raide et le visage fermé, retranchée derrière un dictionnaire et une encyclopédie médicale, elle délivre héroïquement les explications nécessaires et ajoute : Heureusement qu’il y a un peu de tendresse sinon ça serait bestial.

La petite fille devenue grande se marie avec le premier venu de peur qu’aucun autre ne s’intéresse à elle, se lasse au bout de six mois, divorce sept ans plus tard. L’enfant qu’elle a eu avec lui, une fille, a trois ans. Elle la pousse à grandir vite.

Elle l’élève seule, ne gardant jamais un homme bien longtemps, et toujours chacun chez soi. A chaque fois, elle croit qu’elle aime, mais est-ce aimer que prendre et jeter ? Elle se doute qu’elle perpétue, d’une autre façon, la haine de l’homme que sa mère lui a léguée. Elle a assez de lucidité pour se demander ce qu’elle-même lèguera à sa fille…

Celle-ci est volubile et joyeuse, elle a un grand sens de l’humour, ce qui étonne beaucoup les maîtresses de maternelle, c’est si rare l’humour chez un enfant de cet âge !

Un amour fusionnel s’installe entre elles, fait de gestes, d’expressions et de langage codé, de références multiples qui n’appartiennent qu’à elles, accessibles à elles seules. Un homme plus téméraire que les autres tente de trouver sa place entre elles deux. Il est rejeté, comme un corps étranger dans un organisme qui refuse la greffe. Il part. La mère pleure, pas longtemps. La petite fille respire, pendant peu de temps.

Vous en voulez encore ?...

Alors ce sera sans moi !

J’ai cassé la chaine, je suis libre. Enfin.

  • Cette chaîne est terrifiante! Renforcée par la misère sociale souvent (bien qu'elle existe dans les "beaux quartiers", de façon plus terrible encore avec le pouvoir de l'argent). J'ai toujours ressenti avec peur le faste des mariages, le tralala pour dorer la chaîne.Homme, je réagis douloureusement à pareille évocation!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

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