La défensive

pitoum

A peine dix minutes qu'il est dans le compartiment que déjà il délire.

« Et tu sais pourquoi faut toujours prendre une grenade défensive ? »

Non, et je m'en fous.

« Parce qu'elle tue plus. C'est paradoxal hein ? » Une canette de bière à la main, une sorte de verrue plus grosse que mon pouce au dessus de sa paupière droite, et les cheveux gras plaqués en arrière. Il empeste l'alcool, et la SNCF a condamné les fenêtres.

« Parce que tu vois, la grenade défensive, elle a une charge explosive de 90 grammes, alors que l'offensive, c'est 200 grammes. Alors forcément, tout le monde croit que c'est l'offensive qui fait le plus de dégâts. »

Je dis, ça paraîtrait logique.

« Sauf que tu vois… J'ai fait la légion étrangère, c'est pour ça que je sais tout ça hein, je suis pas un psychopathe tu vois. »

Il porte sa bière à ses lèvres et la finit cul sec.

« Donc, une grenade offensive… Tu vois à quoi ça ressemble une grenade au fait ? »

Je réponds, oui, j'en ai vu dans des films.

« Ouais… On va dire que tu vois. Bref, une grenade offensive, c'est en plastique autour. Alors qu'une grenade défensive, c'est du métal. Du coup, quand ça pète, ça projette plein de fragments mortels autour. C'est pour ça que le lanceur doit être protégé, donc en position défensive. D'où le nom de la grenade. Tu piges ? »

Je pige oui. Enfin, je crois. Je ne sais même pas comment il en est venu à me déblatérer ses conneries sur les grenades. Il balance sa canette vide sous le siège, et en sort une pleine de son sac.

« T'inquiètes, c'est qu'une bière, pas une grenade. »

Il l'ouvre avec les dents en se marrant, et en boit une gorgée.

« T'en veux ? »

Il tend le goulot baveux. Je réponds non, je ne bois pas d'alcool.

« Putain, t'es une tarlouze ? »

Homophobe. Vulgaire, alcoolique, militaire, et homophobe. J'envisage tout à coup la possibilité de descendre dans la gare du prochain village perdu que l'on traversera.

« Non, mais, j'déconne hein. Prends pas la mouche ! Faut déconner, sinon, on se fait chier. Me regarde pas comme ça, on dirait que tu veux me tuer ! »

Avec une grenade défensive.

« Ouais, toujours défensive. C'est bien d'écouter quand on te parle, c'est rare. »

Il avale une autre gorgée, et regarde le défilé du paysage derrière la vitre. Il est assis dans le sens inverse de la marche.

« T'sais quoi. Les arbres qui défilent comme ça, ça me rappelle les brancards. Quand t'es allongé sur le brancard, les arbres défilent dans le sens inverse, pareil que là. En plus rouge, à cause du sang que t'as sur la gueule. Et pis, y a pas le bruit ferrailleux du train non plus. Juste des balles qui sifflent et des grenades qui explosent. »

Qu'est-ce que je fous là ? Il y a quelques minutes, je n'éprouvais qu'une vague indifférence. Un peu de désagrément aussi, mais rien d'insupportable Sa présence, son odeur, sa voix, ses paroles sans queue ni tête : il m'énerve.

« T'entends même pas le toubib te dire que ça va bien. C'est peut-être mieux comme ça finalement. Parce que le toubib, si il m'avait dit que j'allais bien alors que je savais très bien que mon œil droit était resté au front, tandis qu'eux me ramenaient à l'arrière, je l'aurais buté. »

Sans même m'en rendre compte, je fixais l'œil qu'il n'était plus censé avoir.

« Ils font du bon boulot maintenant hein ? Avant, j'avais l'œil dégueulasse pour être franc. Maintenant, il est beau. En verre, mais beau. »

Il rit à gorge déployée, et finis sa deuxième canette, qui roule rejoindre l'autre sous son siège.

« Faut déconner, sinon, on se fait chier, non ? Je devais balancer une charge creuse sur un blindé. Tu vois ce que c'est une charge creuse ? »

Je ne réponds rien et regarde ma montre. Dans dix minutes nous arrivons dans une gare. Je le sais, parce que je m'amuse à apprendre tous les arrêts de chacun de mes trajets. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Je trouve ça plaisant. Chacun sa merde.

« Tu vois, une charge creuse, en fait, c'est un truc pour percer les blindages. En fait, la charge explosive est dirigée sur le blindage quand elle explose, grâce à l'effet Monroe… Rien à voir avec Marilyn hein ! C'est juste que ça concentre toute l'explosion en un point précis. Quoique, en fait, si, c'est exactement ça ; l'effet Monroe perce les blindages, et fait sauter les boutons de ton jean ! »

Pervers. Vulgaire, alcoolique, militaire, homophobe, et pervers. Il s'esclaffe.

« Je déconne hein. Faut déconner, sinon, on se fait chier. »

Je souris.

Sept minutes.

« Je devais balancer la charge sur le blindé. J'ai réussis mon coup. La charge a percé le blindage, et à l'intérieur, ils se sont pris des gaz brûlants dans la face, et du métal en fusion. Ils ont tous du crever. Un K-Kill ça s'appelle, quand tu butes tout l'équipage avec une charge creuse. Sauf que je n'avais pas prévu que ça toucherait aussi le stock de munition du char. L'engin a pété, un truc de fou ! On se serait cru au quatorze juillet. Mais j'étais trop prêt du feu d'artifice tu vois, et je me suis pris un éclat dans l'œil. »

Il regarde toujours le paysage. Ou son reflet dans la vitre, je ne sais pas trop.

Cinq minutes.

« Moi, je voulais retourner là-bas. J'avais tous mes potes. J'avais ma vie. J'étais bon. Je savais tirer. Je savais tuer. Et puis, y avait mon œil aussi là-bas. »

Ses mains se crispent sur ses genoux.

« Ils m'ont renvoyé ici. Donnez moi une arme je tue ! Bordel ! C'était trop demander ? »

Le haut-parleur annonce notre arrivée imminente et les deux minutes d'arrêt.

Il se retourne vers moi, l'œil rouge.

« C'était trop demander ? Tu fais quoi dans la vie toi ? »

De l'histoire.

« Ben moi je suis légionnaire. Et un bon. Et ils m'ont renvoyé. Je fais quoi moi de ma vie maintenant ? Je m'imbibe de tout ce qui me passe sous la main et j'attends de crever d'un infarctus comme le premier pèquenot venu ? Je leur ai demandé de retourner là-bas. Ils m'ont menacé de ne pas me donner droit à ma pension pour insubordination. J'ai insisté. Je vis du peu que j'avais mis de côté. Je peux même pas me payer une pute tu vois. T'imagines ? J'en suis réduit à me branler sur des playboys que je vole… Comme un boutonneux qu'a encore du lait qui lui sort du nez. »

Son œil de verre qui me fixe de travers, ses ongles plantés dans son jean, sa bouche tordue, et ses larmes qui coulent pas.

Il se tait.

Je ne dis rien non plus.

Les maisons apparaissent au travers de la vitre. Le haut parleur annonce : C. deux minutes d'arrêt.

Je me lève sans un mot. Prend mon sac. Alors que je m'apprête à sortir du wagon, il agrippe mon bras.

« Tu dois te dire que je suis fou, hein. »

Oui, mais je me contente d'hocher la tête, un sourire crispé aux lèvres.

« Mais tu m'as écouté. C'est sympa de ta part mec. Et oublie pas. Déjà, faut toujours déconner. Parce que quand tu déconnes pas, tu te fais chier. Et pis toujours prendre la grenade défensive. Sauf si t'as pas le choix évidemment. Mais quand t'as le choix, la défensive. Tu sauras t'en souvenir ? »

Je dis oui, merci du tuyau.

« De rien. Et bon courage pour l'histoire. C'est bien l'histoire, tant qu'on l'oublie pas. »

Il plante ses doigts dans ma chair. Je continue de sourire, comme je peux. Je lui souhaite un bon voyage. Ne pas lâcher mon sourire.

Il se détend.

Ne lâche pas ton sourire.

Me relâche.

Ne lâche pas ton putain de sourire.

Détourne la tête.

Je suis sur le quai. Je regarde le train s'éloigner. J'ai une heure à attendre dans ce village perdu au milieu de nulle part. Je reste sur le quai quelques minutes.

Un coup de tonnerre.

Le temps se gâte. Je n'ai même pas de réseau pour prévenir de mon retard. Je rentre dans la gare déserte pour m'abriter. L'unique cabine téléphonique est hors-service, personne au guichet. Tant pis, ils m'attendront. Je m'assois sur un banc à l'intérieur du petit bâtiment. A mes pieds, mon sac de cours, à côté de moi, mon sac de voyage. Je sors du premier un manuel sur l'histoire des femmes au XXe siècle, et du second le dernier roman de John Irving. J'hésite.

Un second grondement résonne.

Je repense au type. A son regard. Quelque chose ma glace le sang. Un regard lucide Un regard fou. Ce n'est ni la verrue, ni la canette, ni les histoires de charges explosives, ni les cheveux gras. Un regard d'homme déterminé. Un regard d'homme approchant de son terminus. Son regard.

Je range les deux bouquins chacun à leur place, et opte pour une bande dessinée. Pas la tête à me farcir des lignes et des lignes.

La troisième détonation me fait lever les yeux vers le ciel. Au travers des vitres de la gare, pas un nuage, ou si peu. Le temps n'est pas à l'orage. Et les éclairs ? Y a-t-il eu des éclairs ?

Bien sûr. Il n'y a pas de tonnerre sans éclair.

Il doit y avoir eu des éclairs.

  • Je suis mal à l'aise à la lecture de ton texte... et ce n'est pas l'attitude du légionnaire à l'oeuil de verre qui me dérange. Ca pue le dialogue de sourds. Je trouve ça dommage. J'aurai bien aimé le rencontré ce type.

    · Il y a presque 14 ans ·
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    mika--2

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