La dure réalité

nat28

Projet Bradbury - Semaine 51

     J'avance, lentement, en me méfiant de chaque bruit et de chaque zone d'ombre qui m'entourent. Le moindre craquement me met les nerfs à vif, la menace est proche, je le sais… La bête m'a frôlé, tout à l'heure, mais à continuer sa course sans m'attaquer. J'ai eu chaud, sur ce coup là. Je me demande encore pourquoi elle n'a pas senti ma peur… Les monstres savent détecter cette odeur bien particulière de sueur froide et de terreur. La créature qui me poursuit était-elle occupée à poursuivre une autre proie ? Ou joue-t-elle avec moi, persuadée de m'avoir, à la fin ?


     Je suis seul, sans arme, au milieu de cette forêt hostile et sombre. Ma seule chance de m'en sortir : trouver un chemin et partir, loin d'ici, loin de l'antre de la bête. Je ne sais même plus vraiment comment j'ai atterri ici. C'est comme si je m'étais endormi dans mon lit et réveillé dans ce cauchemar… Mais ce n'est pas un mauvais rêve. J'ai trébuché sur des branches mortes à plusieurs reprises, et j'ai eu mal, très mal… Je sais que je ne dors plus, et que rester éveillé, en alerte, est le seul moyen de survivre.


     Je tourne la tête à droite et à gauche, en espérant distinguer de la lumière, ou un bruit m'indiquant que la civilisation est proche. Rien. Il n'y a rien. La pâle lueur de la Lune éclaire les feuilles et les branches des arbres qui m'entourent. Soudain, je distingue des bruits de pas, une course folle, derrière moi… Je me roule en boule pour m'abriter dans le tronc d'un arbre mort et je vois passer la bête, une seconde fois, à quelques centimètres de moi.


     Elle va finir par m'avoir…


     J'attends que l'écho de sa cavalcade s'évanouisse pour sortir de ma cachette, et je pars dans la direction opposée à celle prise par l'animal. Est-ce bien un animal, d'ailleurs ? La créature m'a paru énorme, mais mon imagination me joue peut-être des tours. Je ne l'ai aperçue que deux fois, dans le noir, en faisant tout pour ne pas me faire repérer… L'image que j'ai de cette chose est assez fragmentaire. Une masse sombre, plus rapide et élancée qu'un sanglier, mais plus trapue qu'un cervidé… La première chose à laquelle j'ai pensé c'est “putain, une panthère !” mais qu'est-ce qu'un félin de cette taille ferait dans un bois de la Sarthe ? Les animaux qui s'échappent des cirques, c'est plutôt rare… Non, je pense que j'ai plutôt affaire à un monstre. Aussi folle que cette idée soit, elle me paraît tout à fait crédible à cet instant.


     Je presse le pas, tout en veillant à rester discret et à ne pas me prendre les pieds dans une racine. Une chute risquerait de me blesser, ou pire, de me faire repérer par la bête. Je fouille le sol des yeux à la recherche d'une grosse branche morte qui me permettrait de me défendre. J'en aperçois une à quelques mètres devant moi : elle a l'air solide et assez longue pour maintenir la créature maléfique à bonne distance, si jamais elle me rattrapait…


     Je tends le bras vers le morceau de bois et…


     Je ne vois pas mon bras ! Je le sens, au bout de mon épaule, mais quand j'agite ma main devant mon visage… Elle n'est pas là ! Je ne suis pas aveugle, je distingue parfaitement tous les arbres qui m'entourent, alors pourquoi je ne peux pas voir ma propre main ? Je lève mon pied devant moi, et, à ma plus grande horreur, lui aussi est invisible ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Qu'est-ce qui est arrivé à mon corps ?


     Ma respiration s'accélère, tout comme mon cœur qui bat à cent à l'heure. Il y a forcément une explication logique… Il fait peut-être trop sombre dans la forêt pour que… Non, c'est ridicule ! Je ferme les yeux et je tâte mes membres, pour vérifier qu'ils sont bien là. Deux bras, deux jambes, un torse, une tête… Tout y est, même si mon visage me paraît plus gros que d'habitude… Je perds la boule, dans cet environnement hostile, il faut que je me sorte de là, et vite !


     J'ouvre à nouveau les yeux et je réessaye de voir mes mains… Toujours rien. Je range cette information déroutante dans un coin de mon esprit, conscient que l'urgence est de fuir, loin d'ici. Et puis la “disparition” de mon corps est une donnée bien trop perturbante pour mon cerveau qui doit déjà gérer ma peur de la bête et ma crainte de ne jamais sortir de cette forêt…  


     “Théo !”

Mon prénom ? Pourquoi est-ce que j'ai l'impression d'entendre quelqu'un m'appeler par mon prénom au milieu des bois ? Une hallucination, sans doute, causée par la fatigue et le stress...

“Théo ! A table !”

Cet appel, inattendu, qui me semble si lointain, est pourtant plus proche qu'il n'y paraît…

“A table ! Mamie t'attend !”

J'entends des pas qui se rapprochent et, paniqué, je cherche un moyen de m'échapper, ou au moins de me mettre à l'abri… Mais impossible de fuir ou de me cacher… Cette fois-ci, je suis foutu.

“Théo, enlève ce casque de réalité virtuel ! Sinon je te le confisque jusqu'au prochain Noël !”

J'arrache les grosses lunettes en plastique qui me couvraient la moitié du visage et j'aperçois ma mère, me faisant face, dans l'encadrement de la porte de ma chambre. Retour à la dure réalité. Il est temps d'aller manger...


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