La femme, le visiteur et le chat

violetta

La femme, le visiteur et le chat 

Hier soir, mon humaine a ramené un humain chez moi, enfin chez nous. Il y a parfois des invités à la maison, mais ils sont plusieurs, ils rigolent, me caressent et sont plutôt sympathiques. Parfois, ils m’offrent des jouets, des souris en poils dont je raffole. Mais là, il s’agissait d’un mâle isolé, il semblait un peu mal à l’aise, et son odeur ne m’a pas plu. « Tiens, tu as un chat ? » a-t-il dit en me voyant. « Oui, je te présente Shere Khan ! » a répondu mon humaine qui ne paraissait pas très naturelle elle non plus. Il n’a pas eu l’air enchanté. J’ai vu qu’il ne m’aimait pas, du coup je suis allé me frotter sur ses jambes en ronronnant, malgré l’odeur… « Regarde comme il t’accepte bien ! » a dit mon humaine ravie. Elle m’a gratouillé derrière les oreilles, pour la peine. Le mâle a épousseté ses jambes de pantalon sans rien dire.

Mon humaine a préparé des biscuits apéritif et des olives, elle a versé dans les verres un liquide couleur de pipi de chat, mais ça sentait moins bon, et ça avait des bulles. Je suis allé lécher les olives, comme d’habitude, mais le mâle m’a poussé de la table basse en poussant des grands cris : « Quelle horreur ! Le chat a léché les olives ! Enlève ça ! » Je ne savais pas s’il parlait des olives ou de moi en disant « ça », mais ça ne m’a pas plu. Je lui ai lancé un regard qui aurait dû le pétrifier de terreur ou le faire s’enfuir à toutes jambes, mais il n’a rien remarqué. Pas très futé, en plus de l’odeur… Mais le pire, c’est que mon humaine a paru fâchée, elle m’a dit « Allez ouste, file ! » Elle ne m’avait jamais parlé sur ce ton-là !

Très dignement, je suis allé dans la chambre et je me suis couché sur la couette : mon humaine finirait bien par venir dormir… Avec tout cela, elle ne m’avait même pas préparé ma gamelle, et l’odeur des olives me chatouillait toujours les narines. Des vertes ! Mes préférées ! Ah ! Elle allait me le payer, ce coup-là !

J’ai dû m’endormir, et je me suis étiré d’aise en entendant des pas dans la chambre : enfin mon humaine venait se coucher et j’allais pouvoir me blottir contre elle comme toutes les nuits ! Mais l’horrible odeur m’a fait ouvrir grand les yeux : le mâle était là aussi. Il tenait mon humaine dans ses bras, lui mangeait la bouche avec des bruits mouillés, beurk ! Moi quand je fais ce bruit-là en mangeant ma pâtée, je me fais rappeler à l’ordre !

Ils sont tombés enlacés sur le lit, pour un peu ils m’écrasaient ! J’ai miaulé pour leur signaler que j’étais là et qu’ils pourraient avoir la délicatesse d’aller jouer ailleurs. « Il est encore là, celui-là ? » a dit l’humain en relevant la tête vers moi. « Bien sûr, a dit mon humaine. Il est habitué à dormir avec moi ». « Ah oui, a dit le mâle en ricanant. Tu sais comment on appelle les femmes qui ont des chats ? Des célibataires ! » Il a ri, mais pas mon humaine. Moi non plus je n’ai pas vu ce qu’il y avait de drôle, mais il paraît que nous les chats n’avons pas le sens de l’humour. C’est d’ailleurs notre seul défaut. « Il ne nous gêne pas, a répondu mon humaine. Le lit est assez grand, il est bien blotti tout au bout de la couette. Et puis il n’ira pas raconter ce qu’il aura vu ! ». « Je ne sais pas s’il va voir grand-chose », bougonna le mâle en faisant mine de se lever. Mais mon humaine l’a retenu contre elle en l’embrassant, et pendant un moment ils n’ont plus rien dit, ils faisaient seulement des bruits un peu dégoûtants avec leurs bouches.

Ils se sont déshabillés petit à petit et l’odeur du mâle devenait de plus en plus incommodante. Malgré tout, je n’ai pas bougé, car ce que je voyais était étrange et intéressant. Tout cela me rappelait vaguement quelques souvenirs, des souvenirs d’avant l’opération… Le morceau de chair que portait l’humain entre ses jambes avait grossi et je ne le quittais pas des yeux. On aurait dit un rat sans pattes ! J’aurais bien joué avec, et je fis mine de tendre la patte. « Hé ! Qu’est-ce qu’il veut ! Il pourrait regarder ailleurs, ce chat, tout de même ! » a dit l’humain. Tiens ! Il n’y avait plus qu’une petite souris à la place du gros rat… J’ai compris que mon regard le dérangeait et qu’il avait peur pour sa bestiole rose et ridicule, du coup, je me suis bien installé pour l’observer, même si ça devait durer des heures. « Tu es bête ! a dit mon humaine. Ce n’est qu’un chat ! » Elle s’est penchée vers la petite souris, puis s’est écartée au bout d’un petit moment. Entre temps, le gros rat était revenu et le mâle s’est allongé sur mon humaine.

Ils faisaient bouger le matelas, c’était vraiment désagréable. Impossible de me rendormir ! Il me fallait employer les grands moyens. Je me suis mis à me rouler sur la couette en poussant des cris aigus et des râles, comme si je m’étranglais. « Mon dieu ! a crié mon humaine en se débattant pour sortir de dessous l’humain. Shere Khan ! Qu’est-ce qui t’arrive ?  ».Puis à l’attention de l’humain hébété avec sa petite souris entre les pattes : « Mais fais quelque chose ! Il s’étouffe ! Il a des convulsions ! Appelle le vétérinaire et dis-lui que je viens aux urgences de nuit ! Le numéro est dans l’entrée près du téléphone, en rouge. Viiiiite ! »

Pendant qu’il se dirigeait vers l’entrée en sautant sur un pied pour remettre son pantalon, mon humaine m’a pris dans ses bras. Sa peau sentait bon. Elle m’a massé le thorax, caressé le ventre, elle m’a murmuré des choses merveilleuses, elle m’a bercé contre elle, j’ai même senti ses larmes tomber sur ma fourrure. C’était délicieux… Elle a crié vers l’entrée « Alors, qu’est-ce que tu fiches ? » Pas de réponse. La mauvaise odeur avait disparu… Enfin seuls ! J’ai poussé un petit gémissement signalant la fin de mon malaise et j’ai doucement glissé des bras de mon humaine pour aller me pelotonner au bout du lit. Encore inquiète, elle m’a palpé, caressé, m’a demandé si j’allais mieux et qu’est-ce qui m’étais arrivé et si j’avais mal quelque part et si j’allais bien dormir et toutes ces petites choses insignifiantes et douces. J’ai mollement soulevé les paupières et lui ai jeté le regard las et douloureux de celui qui revient de loin, puis j’ai baillé et me suis blotti en rond pour dormir. Elle a soupiré et m’a dit : « Qu’est-ce que tu m’as fait peur… ». Puis elle a regardé son lit en désordre, ses vêtements épars, et a jeté un oeil vers la pièce d’à côté, où elle avait servi les olives et le pipi de chat à bulles. Juste avant de fermer mes paupières, j’ai vu qu’elle avait de l’eau dans ses yeux…

Au fait, c’est quoi, des célibataires ?

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Extrait du recueil "Ainsi va la vie" déposé à la SGDL

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