La grâce

Hervé Lénervé

J’adore les ballets. Je suis un amateur de chorégraphes d’orthographe.

Elle était danseuse de profession comme d'autres sont chômeuses sans profession.

Elle était fine comme il se doit et droite comme un doigt. Grande, élancée et toujours pressée. Entre les répétions et la vie, il lui fallait toujours courir le marathon. Pour gagner un peu de temps, elle s'habillait en tenue de scène à la maison, prenait sa voiture et roulait jusqu'à l'Opéra. Le matin, sur le chemin, elle s'achetait à la boulangerie un guignon de pain rassis qui lui ferait la journée avec sa bouteille d'eau. Gracieuse sur les pointes, dans la file d'attente, elle estompait tous ces tristes communs, à faire la queue dans la queue pour des viennoiseries bien grasses. Elle arrivait comme une fleur à l'Opéra à deux pas de chez d'autres. Enjouée et éthérée elle volait jusqu'à la scène ou jusqu'à la salle de répétition.

Ainsi était sa vie, courir, travailler… recourir, retravailler… avec un sourire soleil en permanence au zénith sur son visage.

Aujourd'hui était un jour important pour elle, une représentation du « Lac des cygnes, faits de loin » devant toute la critique hyperspécialisée. C'était le rendez-vous à ne pas manquer, toute la suite de sa carrière se jouait ce jour !

Tout était prêt, tous étaient là ! Non, pas tous ! Il manquait la danseuse numéro 6 tiret b. On s'impatienta, la danseuse étoile rouspéta et fit des caprices de starlette, le danseur étoile en profita pour draguer la petite nouvelle et les téléphones crépitèrent pour avoir des nouvelles de 6 tiret b.

Le public patientait en s'impatientant. Tous étaient sur des chardons piquants.

Puis, elle arriva, celle tant attendue, la « Messie ». Le chignon en bataille perdue, du cambouis sur les joues, le tutu maculé de graisse et déchiré, les bas filés, un véritable désastre, une vraie catastrophe. « Thérèse ! C'est une catastrophe ! »

Le chorégraphe la héla.

-         Vénus ! Tu as vu comment tu es venue, ton tutu est foutu ! Ta tenue est fourbue !

-         Excusez-moi, les gars, j'ai crevé !

C'est ainsi, qu'au débotté, mais en chausson de danse quand même, Vénus eut le rôle du cygne noir et connut un succès international et même à l'étranger aussi.

 

PS. Tchaïkovski, ne pouvant vivre son homosexualité, crée le ballet où le cygne blanc représente la femme pure et intouchable, le cygne noir, par un jeu de miroir, est l'objet du désir interdit par les meurs et inaccessible par le cœur.

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