La grande tristesse

Christian Lemoine

Soudain, la grande tristesse. Vous vous saouliez de bruits et d'humeurs, asservie aux tourbillons des agitations, emportée consentante par les remous de la frivolité. Des vies dans l'immédiat, comme permanences de la légèreté, pour repousser plus loin les fracas, ces funèbres pourfendeurs du suave. Les synesthésies enjolivaient les jours : brunité veloutée d'un violoncelle dans la chair tendre d'une quetsche ; limpidité bleue coulant dans l'eau transparente et fraîche d'un piano, au détour de l'ombre portée d'un cèdre ; l'acidité contenue d'une marmelade, sous la griffure tendre du saxophone ténor. Tout coulait caressant en votre gorge, et votre voix s'adoucissait des saveurs bariolées qui parfumaient vos oreilles. Puis, un silence. Le repos brusque des hourvaris. Et votre esprit libre de se penser lui-même chavirait devant l'à-pic des libertés imprudentes. L'entonnoir goulu attirait alors vos regards et votre âme. Votre âme ? Où la débusquer, dans les cerneaux des matières plissées ? Où la cacher, sur le front sans aspérité des blancheurs tendues ? Et c'était alors la panique des inéluctables, soudain. La grande tristesse. Tout bruit éteint, tout incendie contenu, toute enveloppe brimée sous le frottement de l'air. Sans transition, la sensation pesante de la perversité des fantômes. La grande tristesse des êtres enfuis, continuant loin de vous de tourmenter votre âme. Votre âme ! Pour l'épargner, pour en exprimer les effractions, pour en extirper les verres éclatés, la rédimer face aux charges des errances, quelle autre issue voyez-vous que l'obscurité totale ? Que l'effacement intégral des signes. Que l'embolie d'une paralysie irrévocable. La mort, puisqu'il faut la nommer. La mort, puisqu'il faut bien s'attendre à son attentat contre votre corps. Si doux, si tendre, et le savoir mortel. La mort, puisqu'il paraît qu'elle est inévitable, le corps mortel, et l'âme peut-être aussi. La mort, oh ! pas une réponse, ni une solution, mais du moins cette lumière sombre qui efface les questions. Vous marchiez inattentive à une cantilène insistante que vous ne perceviez qu'à peine. Soudain, la grande détresse.
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