La Lectrice

bartleby

Hier, j'ai répondu à une petite annonce: "Cherche jeune femme pour faire la lecture à notre fils, afin qu'il s'endorme sans faire de cauchemars". J'avais trouvé l'idée, notamment à cause de la façon dont le petit billet avait été écrit, forte intéressante. "Sans rémunération, si ce n'est le plaisir de voir un enfant fermer doucement ses yeux". Le bout de papier avait été scotché sur la porte de la boulangerie. Pas d'adresse indiquée. Je sentais la curiosité chatouiller mon cortex, alors j'entrai chez le commerçant. Lui parle de la petite annonce immédiatement. Sa réponse fut nette et directe:

- Je vous confie l'adresse si vous m'achetez du pain. La baguette la plus cuite !

Cela tombait bien, moi qui aime tout ce qui s'émiette et croustille. Donc j'obtempère. Il me tendit une feuille que j'ouvris soigneusement. Mon adresse y était inscrite. Je fis des yeux tous ronds et demandai en plus du pain, deux boules viennoises, du coup. Vu les circonstances.

- C'est bien à cette adresse là ? Vous êtes sûr ?

Le type enfariné me regarda de haut, en fronçant les sourcils. Genre "t'as pas intérêt à me remettre en cause". Je sortis alors de la boutique, follement intriguée. Avais-je des voisins que je ne connaissais pas ? De surcroît avec un enfant ? Je poussai la première porte d'entrée de mon petit immeuble, en me précipitant sur la série de boites aux lettres qui tapissait le mur. Pas de nom que je ne connaisse pas et surtout, pas le souvenir d'un quelconque petit garçon. Oui, il y avait la dame du premier, celle qui tape sur son sol quand je mets la musique trop fort, le type charmant du deuxième qui "reçoit" beaucoup et le couple gay du troisième. Des cafards dans le grenier, des rats à la cave, j'imagine, mais... Non, pas de gamin. L'aurait-on caché dans un placard comme Harry Potter ? Cette idée était bien sûr saugrenue, mais le fait de lire "...le plaisir de voir un enfant fermer doucement ses yeux", mettait fin à mes idées les plus folles. A moins que cela soit une métaphore pour dire qu'ils vont doucement tuer un môme...?

Non, mais t'arrête, ouais !!!!

Ouais. Toujours est-il que ce fils... Pas vu. Le boulanger s'était peut-être tout simplement trompé.

Cependant, lorsque j'arrivai devant ma porte, un homme se tenait là. Je restai surprise, mais il me coupa avant même que je n'ouvre la bouche.

- C'est vous La Lectrice ?

C'était qui, ça ? Le... père ? Je fis celle qui n'était pas étonnée de le trouver là. C'est vrai, quoi. Comment avait-il pu arriver jusqu'ici ? Ah ouais le boulanger, sûrement. Avec sa vente forcée de baguette trop blanche, peut-être ?

- Je... Oui, c'est moi... Monsieur... ? Euh...

J'attendais qu'il dise son nom. Ce qu'il oublia sans doute. Ou alors était-il simplement très mal poli. Je continuai ne me voulant en aucun cas décontenancée:

- Où est votre petit garçon ?

- C'est moi, le petit garçon.

I beg your pardon ? C'est quoi cette affaire ? Il ajouta:

- Et voici le livre "Le silence des agneaux". C'est mon préféré !

Il tendit le petit pavé. Il était pas un peu fou, des fois ? J'essayai de capter ses yeux, qui pourtant, à part d'être un peu dans le vague, semblaient tout ce qu'il y a de plus sincères. Je n'osais pas faire autrement que de partir du principe qu'un quarantenaire pouvait, à sa manière, demeurer un enfant. Donc j'y allais... Avec un tutoiement de rigueur.

- C'est pas un peu anxiogène pour toi, tout ça, dis-moi ? Surtout avant de faire dodo et de beaux rêves ?

- Ben, en fait j'aime bien quand même. C'est mieux de se faire peur pour tromper la peur. Non ?

- Euh... Oui, on peut voir ça comme ça, oui.

Il était attendrissant, avec son air fatigué d'enfant qui veut lutter contre le marchand de sable.

- Tu as un lit ?

- Mais oui, mais oui, entre, c'est par là...

Non mais ça va pas, non ?!? Si ça se trouve, c'est un psychopathe, un violeur! Et moi je mène un type de 40 balais dans mon lit en lui disant gentiment d'entrer et d'aller faire "dodo". Je délire. C'est du délire. Pourtant je le mène dans mon couloir et le fait passer devant. J'ai des draps bleus en pilou, les gosses adorent sans le savoir, ce qu'est le pilou. Ça tient chaud et c'est tout doux... Ce hasard me combla de joie !

Il s'y glissa immédiatement. Je cherchai mes deux oreillers et fit disparaitre l'un d'eux sur l'autre. Il était ainsi plus à même de m'écouter lui lire son "Silence des Agneaux". Je m'assis sur le rebord du lit. Avant de poser la deuxième fesse, il m'interrompit dans mon mouvement.

- Diiis... T'aurais pas un doudou ?

Je m'y attendais et me dirigeai de suite vers mon armoire.

- J'ai... Regarde. C'est un t-shirt avec mon odeur dessus. Ça te plairait, ça ?

Il acquiesça.

- Oui, ce sera mieux, comme ça. Merci.

La situation était ubuesque, mais je continuai comme si. J'ouvris son livre et commençai ma lecture. Il m'arrêta au premier paragraphe.

- Tu as une très jolie voix. Ça te dérangerait si je venais te voir, le soir ?

- Euh... Je ne sais pas... Et puis, qui te dit que tu vas réussir à t'endormir tout à l'heure ?

- Maaaiiss !

- D'accord, d'accord... Je vais y penser. Allez... Au fait, tu t'es brossé les dents ?

- Oui, Madame ! Ça sent même la menthe quand j'ouvre la bouche! Regarde ! Aaaahh !

- Très bien, très bien, je te crois sur parole... Bon, alors, on s'y remet ?

Je m'y remis, oui. Et il ne tarda pas à fermer les yeux. Il n'y eut pas besoin de lire plus de trois pages qu'il était déjà au pays des songes. Il respira un peu plus fort, puis ce fut de mignons ronrons. Je refermai le livre doucement et regardai son visage:

- Je ne sais pas trop qui tu es, ni d'où tu viens... Mais ce que je vois, c'est que tu as l'air bien perdu, petit garçon. Sous tes petits airs malins et capricieux, je vois que tu es surtout fatigué. Peut-être est-ce normal si tu fais des cauchemars la nuit. Au petit jour, tu ne t'en souviens pas et je crois que c'est normal. C'est un peu comme ça pour tout le monde. Mais si tu as besoin d'une lectrice, c'est que c'est plus dur encore à vivre pour toi, non ? Je ne te demanderai pas ce qui te tourmente, mais je serai là si tu veux m'en parler. Si c'est ce que tu veux, alors je reviendrai. J'irai voir dans les placards avant que tu ne sonnes à ma porte et je me battrai du mieux que je peux pour toi contre les monstres et le Barabec, tous ceux qui te font du mal, ne t'en fais pas. Un jour, tu seras un homme et tu n'auras plus besoin que l'on te borde. Tu seras grand et tu surmonteras toutes tes peurs. Tous les doudous du monde, qui selon toi te protègent, un jour finiront par t'étouffer, c'est tout. Fais juste attention. Bon, c'est vrai, il y en a un ou deux qui seront, je suis sûre, plus doux et mignons que les autres, qui me plairont aussi, peut-être. Et je n'oserai pas te les enlever, si tu pleures. Enfin... On verra bien. Je ne veux pas que tu entendes ces mots, c'est pour cela que je te les dis quand tu dors. Je ne veux pas que tu m'en veuilles, que tu nies tous ces problèmes qui semblent te noyer. Je ne veux pas que quiconque vienne te rapporter mes paroles. Dans ta tête, je suis sûre que tout se contredit, que l'on va m'aimer, puis me détester, puis les deux. Alors je choisirai le sommeil. Quand tu seras calme. On ne sera que tous les deux. Mais, mais... Je sais qu'un jour tu feras semblant de dormir pour entendre ma berceuse. Je ne suis tout de même pas si naïve. Maintenant dors. Reviens demain si tu en as besoin. On continuera à lire ton livre préféré, si telle est ta volonté.


Signaler ce texte