La ligne rouge des Vosges
petisaintleu
Il avait oublié au gîte sa carte au 1/25 000ème. C'est donc le plus grand des hasards qui le fit s'arrêter au septième kilomètre de la montée vers le col de Safrauer ; enfin presque. Même l'altitude ou l'ubac n'arrivaient pas à calmer les ardeurs caniculaires qui s'abattaient sur les plaines alluvionnaires huit-cents mètres en contrebas. Quand son regard croisa le panneau qui indiquait que deux heures de balade le conduiraient à la cascade de Ruchenbach, son pied droit se désolidarisa de la pédale de l'accélérateur pour se faire le porte-parole de ses organes qui menaçaient de faire cessation s'ils n'obtenaient pas le répit bienfaiteur d'un retour aux sources. Il abdiqua et il fit demi-tour en flirtant avec le précipice pour se garer sur un parking encore vierge de tout engin motorisé. Le soleil était pourtant presque au zénith. Il aurait dû se méfier.
Une pancarte précisait au touriste que le lieu était réputé pour être hanté par des êtres maléfiques et que l'on pouvait trouver des traces de conjurations inscrites sur des roches par des peuples néolithiques ou rhénans.
C'est d'un pas mal assuré qu'il entama l'ascension du chemin caillouteux. Hier encore, il arpentait l'asphalte sans se soucier de l'état de ses mollets ou de ses chevilles. Ils se firent ici moins urbains en se retrouvant hors des sentiers battus qui en ville leur ouvraient des boulevards sans trop se soucier d'une quelconque crispation musculaire. Il s'était vu fort heureusement offrir un bâton de randonnée pour son anniversaire. Au réveillon, Sa cousine l'avait pris au mot quand il avait évoqué son besoin de prendre le large et de partir à la conquête de Compostelle. Il n'aurait pas dû forcer sur le Bourgogne. Ça réveillait en lui sa part de féminité qui le rendait nostalgique et mélancolique. Il s'était lancé dans un monologue sur les gyrovagues. Impressionnée par ses divagations monacales, elle lui offrit une béquille qui, elle en était certaine, lui ouvrirait un soutien pour le mener sur la voie de la rédemption.
Passée la première heure, son allure se fit plus aléatoire et titubante. Pour occulter les crampes, il monologua sur tout et n'importe quoi, pourvu que son esprit fût occupé à ne pas se mêler des courbatures et des ampoules qui mètre après mètre lui faisaient perdre le sens de la réalité. C'est donc fort logiquement qu'il finit par se retrouver en dehors de toute piste balisée.
Était-ce la fatigue, l'altitude, l'eau croupie d'un ruisselet dont il alimenta sa gourde ou l'éloignement de la civilisation propice à des résurgences de panthéisme qui furent à l'origine de ses hallucinations ? Les pierres prirent des teintes glauques, peut être soutenues par les lichens. Des chuchotements vinrent amplifier le silence alpestre, comme si des acouphènes s'incrustaient dans chaque vallon. Les souches des sapins ne prirent plus racine pour coller à ses souliers et former une colonne prête à franchir à ses côtés tous les défilés, salués à leur passage par les pholiotes dorées, les vesses hérissons ou les bolets pommes de pin qui soulevèrent leur chapeau en signe de respect.
A la nuit venue – sans qu'il ne se fût aperçu de la marche inexorable du temps – la chouette l'accueillit dans le royaume sans retour. Il aurait pu pousser des cris d'orfraie mais il était bien trop tard. C'est à pas veloutés qu'il préféra s'inscrire sur les traces du lynx et disparaître entre chien et loup. Comme pour rappeler que Dieu n'avait pas ici sa place, des feux follets se mirent à éclairer la crête mais disparurent bientôt pour laisser le champ libre au brouillard sur les alpages qui s'étendaient jusqu'au sommet.
C'est un chasseur qui retrouva le corps à l'automne. L'autopsie ne sut apporter aucune réponse à son trépas. Pas le moindre indice ne put mettre en avant ne serait-ce la plus minime des fractures. Les analyses, qu'elles fussent d'ordre biologique ou chimique, restèrent-elles aussi muettes.
Promeneurs, vous qui arpentez le massif sans vous soucier des légendes qui se racontent encore dans les hameaux qui n'ont pas été désertés, sachez ce qu'il peut vous en coûter de ne pas les écouter comme il se doit.
Très joli récit, bravo
· Il y a plus de 3 ans ·marielesmots
Je ne verrais plus jamais les chemins creux du même oeil.....
· Il y a plus de 3 ans ·caza