La montre

leo

Tu m’as annoncé que tu avais un cadeau qui allait me faire plaisir. J’ai guetté impatient les ouvrages qui sortiraient de ta sacoche. Notre rituel. Celui qui te remémore des bribes de ta vaste connaissance. Celui qui me construit, ouvrage après ouvrage. J’amoncelle une colonne de livre que je défie de mon appétit vorace. Elle ne me fait plus peur cette masse de savoir. Elle ne m’impressionne  plus.  Si tu savais comment ils te détestent ces livres. Comment leurs auteurs se sentent bafouer quand tu me les transmets, car ce ne sont pas eux que je vais absorber. C’est le regard qui m’est offert en me les transmettant, ce regard qui s’est penché sur eux, avant de se pencher sur mon berceau d’écriture. Ton regard qui a lu mes gazouillis même en plein milieu de la nuit. Qui me sèvre jour après jour, jusqu’à ce que je devienne autonome. Grandir et m’épanouir, jusqu’à ce que je puisse m’exprimer dans la langue de nos livres, sans me départir de ma voix. Tu t’es amusé à lire ma crise d’adolescence, passagère et brutale. Tu m’as encouragé à ne laisser aucune émotion fuir mes lignes, encore moins d’en avoir honte. Ta fierté comblant mon manque de confiance en moi. Ta voix assumant en public, mes vives écorchures ; leurs prêtant vie, leurs offrant  ta résonnance. A chacun de mes mots, qui sortaient de ta bouche, mon cœur battait sa libération. J’assumais qu’il en soit fait don aux autres, je m’acceptais, parce que ta voix m’enveloppait d’un halo sécuritaire.

Ta sacoche a donc délivrée tes nouvelles offrandes.  J’ai vu Süskind et Hemingway se présenter à moi. J’ai refusé « Le parfum »  que j’avais déjà lu. Mon tout premier refus dont je suis tellement fier. Comme un gosse, heureux de pouvoir montrer qu’il a appris à faire son lacet. Tu m’as semblé  soulagé : ne plus avoir besoin à te briser le dos pour m’apprendre les choses essentielles. Hemingway va rejoindre ma colonne corinthienne : la seconde des trois ordres architecturaux grecs. Parce que mon premier pilier littéraire c’est toi, le dernier ce sera moi. J’ai placé Hemingway sur la table afin de pouvoir m’accouder dessus, que ma main soit synchrone avec mon visage. Soupeser ma tête, sans en avoir l’air. Me tenir mal à table, sans que cela soit perceptible. Je songe d’ailleurs à prendre place lorsque tu me tends ta main close. La mienne laisse échapper le temps, qui atterrit sur le coussin rouge de mon siège. La montre est là, pareille à ces bijoux de la place Vendôme. Je la saisis fébrilement. Tu m’explique que son mécanisme peut lui permettre l’immortalité. Cet instant l’est dans mon cœur. Cette passation d’un bien qui a compté dans ta vie. L’héritage d’un symbole qui me bouleverse au plus haut point : il n’est jamais trop tard ! Tout ce temps définitivement perdu pour l’écriture, jusqu’à vous connaître, toi et les amis qui me dotez d’une force créative dont j’ignorais l’existence. Ce cadeau qui chasse le spectre d’un découragement récurant. Je porte à mon poignet les fers de mon indéfectible reconnaissance. Parce qu’il m’est désormais interdit de renoncer  à cette deuxième naissance. Tout cet amour qui m’est dispensé de toute part, doit effacer la cruauté d’un passé sacrifié sur l'autel de la folie de l'Homme.

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