La nostalgie

Christian Lemoine

Il te faudrait pouvoir regarder les paysages, comme tu regardais ceux de ton enfance. A bien y voir, les nuages étagés ne sont pas différents. Souviens-toi, le temps n'avait pas prise sur toi, et tout paraissait neuf. Et quand bien même cela n'était pas, les passés indistincts se confondaient dans un avant sans hiérarchie. Tu n'y trouvais nulle déception, car seuls importaient le présent et le futur. Mais aujourd'hui, sous ce ciel troublé de chronologies mélangées, tous ces lieux changés, ces rues, ces constructions qui semblaient inertes, et donc intemporelles, voilà qu'elles s'abîment, voilà qu'elles dépérissent, voilà qu'elles ont failli à préserver tes reliques. De la façade décrépie à la maison reconstruite, et sur les visages des passants qui ignorent quel sourire arborer pour n'être pas que silhouettes étrangères, tout ce que croisent tes yeux n'est que la répétition grotesque d'une farce moquant ton histoire. Et soudain elle s'installe, juste à côté de toi, sa longueur de liane, sa main fine élégante, mais les doigts osseux contre ta nuque, froid mordant, la redoutable nostalgie, qui dresse entre tes contemporains et toi le mur de la mémoire, qu'eux ne voient pas, sur quoi tu échoues, et qui scelle ton parvis dans son enceinte inébranlable. En vérité il te faudrait pouvoir regarder avec les yeux de l'enfance, quand tes pupilles acérées n'inventaient pas encore, sous la pureté des lignes, l'effondrement des dépouilles.
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