La piscine

milton-edouard

Félicia glissa une main dans son Bikini orange avant de fermer les yeux. Puis elle sentit ses doigts à deux reprises, comme un tic devient toc. C’était un parfum familier, rassurant, sans âcreté, une pointe de musc légèrement poivrée. Elle ouvrit les yeux sur la piscine de l’hôtel particulier. Derrière le comptoir le barman birman croisa son regard. Surprise, elle le fixa à travers ses doigts, puis se pinça le nez négligemment pour lui faire oublier son geste précédent.
Le soleil brillait haut. Elle referma les yeux. Une ombre rasait le fond de la piscine. Des images furtives lui traversèrent l’esprit. Une attaque foudroyante nette, sans bavure. D’abord l’approche : caméra subjective. La  proie en contre-plongée, déformée par la matière aqueuse. Puis, crescendo, trois notes de violon arcos, hypnotiques. Enfin, deux yeux noirs sans vie, des yeux de nounours. Un nez luisant marqué par les assauts répétés et les rangées de dents en pointe de flèche, dans lesquels un océanographe aurait pu retracer sans peine le passé du prédateur.
Un cri strident se fraya un passage dans sa gorge nouée. Une ombre passa sur son visage et la réveilla. Le bassin était calme. Le Birman se tenait devant elle, souriant. Dans un anglais roulé de « r » il lui demanda si elle désirait se rafraîchir.
- Une bière ! s’il vous plaît,
Le barman se dirigea vers son comptoir ombragé. Félicia se leva et le suivit. Il se retourna discrètement avant qu’elle change de direction. Il put apprécier la silhouette parfaite de la jeune femme marchant vers le plongeoir.

Le Birman poussa la manette en faïence de la pompe à bière sans quitter la jeune femme des yeux. La mousse emplit le verre avant qu’il ne l’incline avec nonchalance. Félicia fit deux pas sur la surface rapeuse, pris son élan et tapa la planche du plongeoir. Le barman leva la tête au son du ressort qui vibrait dans l’espace. Le temps s’arrêta.

Le corps sculpté de la jeune femme resta suspendu entre ciel et mer.

L’architecte qui avait dessiné les bâtiments dans les années soixante pour un milliardaire australien avait conçu cette piscine d’eau de mer à la demande de ce dernier.
Dans le monde de la finance on l’avait surnommé « le squale ». Redoutable prédateur, sa fascination pour les jeunes femmes n’avait d’égal que celle qu’il éprouvait à l’égard du carcarias carcarodon plus communément appelé: grand requin blanc.
Un plongeur aguerri était employé par le milliardaire pour ouvrir et refermer le sas d’entrée du bassin. Mais ce jour-là, en remontant à la surface, il n’avait pas remarqué la tâche d’huile qui s’étalait vers le large. L’hydrolique de la porte du sas fuyait, laissant l’ouverture béante.
Félicia avait rencontré Le Squale à Londres, quelques mois auparavant dans une soirée. Elle était tombée immédiatement amoureuse malgré la réputation de Barbe Bleue du sexagénaire.
Ses mariages successifs et surtout ses veuvages répétés n’avaient pas refroidi Félicia qui restait sourde à toutes formes de ragots
La forme sombre fit volte-face. Les deux corps étaient maintenant dans le même axe. L’un plongeant vers l’autre irrémédiablement, l’autre prêt à sortir d'un mètre au-dessus de la surface, le tiers de sa longueur totale.
Le Birman poussa la manette de la pompe à bière vers le bas, rasa la mousse, pris un fusil à pompe sous le bar, l’arma et shoota le grand requin blanc en pleine tête. Le monstre plongea dans l’écume, Félicia s’évanouit instantanément, son corps traversa un liquide sanglant et des morceaux de chair encore chauds.

On retrouva le corps sans vie d’un Birman, dans un bouge de Sidney, quelques mois avant le procès du Squale. Inculpé pour plusieurs meurtres il fut relaxé.
Félicia vit aujourd’hui dans le 12e arrondissement de Paris. Si vous la croisez, vous la reconnaîtrez, elle porte toujours une paire de bottes en peau de squale orange.

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