La première trompette
thomas-pj
Depuis une colline, le général scrutait avec sa longue-vue les quartiers brûlant à ses pieds. Malgré la distance, il pouvait distinguer chaque soldat qui pénétrait dans les faubourgs, tout comme les feux qui se propageaient de masure en masure.
Au delà, sur les remparts séculaires, il pouvait aussi clairement voir les défenseurs prendre place. Plus de quatre-vingts pieds de bloc de pierre massifs, renforcés de plaques de plomb, d'une largeur de vingt pieds à la base, et dotés de tours rondes tous les vingt-sept pieds, avaient rendu Carmile inviolée depuis des décennie. Les portes n'étaient pas moins sûres, une paire de panneaux de bois bruts bardés de fer et enserrés entre deux herses en acier. Chaque battant était taillé d'une pièce dans un rarissime arbre géant qu'on ne trouvait qu'en extrême-orient, afin de s'assurer de sa solidité.
Aussi, malgré les cris des habitants qui cherchaient en vain à passer les portes closes, malgré les faubourgs ardents, malgré la marée d'homme qui s'écoulait face à eux, il savait pertinemment que les occupants de la place étaient confiants. Ils tenaient une digue, sur laquelle s'étaient brisées toute les vagues d'envahisseurs qui avaient un jour espéré submerger l'Empire. Déjà, les assaillants venaient à hésiter, impuissants face à cette muraille, tandis que les flèches et l'huile bouillante commençaient leur œuvre funeste. Tôt ou tard l'assaut échouerait, et l'Empire serait sauf une fois encore.
Du moins c'était ce qu'ils croyaient.
Car Willhelm de Thrace n'était pas venu pour être vaincu. Il avait promis une victoire fulgurante à son roi, et il l'obtiendrait.
Ce n'était pas sans raison s'il avait choisi de s'en prendre à cette forteresse. C'est que le col de Carmile n'était qu'à trois jours de marche du Kaiserkrak, et donc de l'empereur en personne. La vallée était aussi dégagée sur plusieurs lieues autour de la cité, et il avait pu s'assurer qu'aucun messager ne parte avant qu'il ne lance l'assaut. Il était ainsi sûr que l'empereur ne saurait rien de son arrivée s'il l'emportait. De plus, la garnison était notoirement petite. Après tout, pourquoi envoyer dix hommes là où un seul était certain de l'emporter contre n'importe quel ennemi ?
N'importe qui y aurait vu la preuve de l'invincibilité du lieu. Willehlm y avait vu un passage rapide, discret et peu défendu le menant droit à son objectif. Tout ce qu'il lui restait à faire, c'était détruire ce mur.
Chose peu courante pour quelqu'un de son rang, le duc de Thrace avait dans sa jeunesse beaucoup voyagé. En Latia, en Numidie, en Pontin, au Proche-Orient... Son père avait été un grand explorateur, avide de découverte, et le jeune Willhelm l'avait accompagné dans ses expéditions. Ces voyages avaient certes fait naître chez lui une curiosité et une soif d'érudition semblables à celle de son père, mais contrairement à ce dernier, il avait aussi su en tirer des leçons plus terre à terre.
Il ramena son regard vers le sol, où un groupe de ses soldats s'échinaient autour d'une grosse et longue masse de métal. L'objet, qui ne ressemblait à aucun autre dans le Vieux Monde, était pointé vers le mur.
Les soldats le bloquèrent avec des cordes et des rochers.
Ils se mirent ensuite à entasser de la poudre à l'intérieur.
Puis ils y introduisirent une masse noire.
Tous désertèrent alors la rue, qui se trouva vidée en un instant, pour aller se terrer derrière la moindre butte ou pan de mur encore debout. Partout on voyait des soldats recroquevillés comme dans l'attente d'un coup, les mains plaqués sur leurs oreilles, certains tournant étrangement le dos à leurs ennemis qui observaient la scène avec incertitude.
Un seul homme s'approcha alors, muni d'une longue torche.
Au bout d'un moment, quand les derniers fracas qui faisaient écho au tonnerre originel cessèrent, les hommes redressèrent la tête. Une section du mur était en morceaux, de larges fragments de fortification éclatés et à même le sol et des défenseurs et des assaillants gisaient ça et là au milieu des débris, morts ou mourants. Le mur légendaire de l'empire était parfaitement éventré.
En une seconde s'était accomplie une destruction telle que cinq cents ans de guerres n'en avait pas causé.
Le duc ne prit pas le temps de contempler son œuvre : profitant de la désorganisation de l'ennemi, il attrapa son cor et sonna la charge.
Bien plus tard, lors qu'il supervisait ses troupes qui sortaient de la forteresse conquise, un sentiment étrange le saisit à la vue du canon, comme un doute. Malgré sa victoire éclatante, malgré tout ce que l'avenir lui promettait de radieux, il ne pouvait se départir de l'idée qu'il venait de faire sonner la première trompette de l'Apocalypse.