La présence au monde

My Martin

L'Homme Femme perdu

Tête d'Ifé. Terre cuite



Paris, musée du Quai Branly - Jacques-Chirac

Ifé. Sud-ouest du Nigeria, à 215 kilomètres au nord-est de la ville de Lagos. Afrique de l'ouest sub-saharienne

XIIe - XIVe siècle

Hauteur 15,5 cm. Largeur 11,5 cm. Profondeur 12,3 cm



Ancienne collection Jean-Paul Barbier-Mueller, collectionneur suisse 1930-2016

Collection des arts traditionnels d'Afrique, d'Asie, d'Océanie, d'Amérique précolombienne et de des civilisations antiques. Curiosité insatiable, œil infaillible. Musée Barbier-Mueller, Genève



Tête pure, simple, harmonieuse. Aucun détail n'indique le rang de la personne

Cheveux ras, oreilles finement ourlées. Les yeux sont ouverts, pas de pupilles. Une femme, un homme ?

Sérénité attentive, paix intérieure. Présence au monde



Dimensions modestes. Pas de couronne

La tête reprend les conventions stylistiques des figures de souverains. Personnage de l'entourage royal -non le Roi -l'Ooni- lui-même

La surface du visage est couverte par de fines stries. Évocation d'un voile de perles, qui retombe sur le visage ?

Traces de scarification ou de peinture rituelles



*



Tête d'Ifé. Bronze (laiton au plomb)



Londres, British Museum

Sculpture. Cire perdue. Hauteur 35 cm. Largeur 12,5 cm. Profondeur 15 cm.

Découverte en janvier 1938



Présence, écoute attentive

Visage finement strié, hors les lèvres

Yeux ronds inclinés, sans pupilles

Couronne en diadème, surmontée d'une tige tressée -fleuron à la base, renflement et pointe à l'extrémité

Plis parallèles sur le cou



*



Nigeria, Ifé



Janvier 1938. Par hasard, les constructeurs d'une maison découvrent dans le sol des têtes en laiton ou en cuivre -dont la tête exposée au British Museum

Une tête représenterait un « Ooni » ou « Oni » (Roi). Les autres têtes seraient des portraits de courtisans



*



La tête du British Museum date du XIIe siècle, avant que les Européens n'entrent en contact avec la population locale -fin XVIIIe siècle

La tête est en laiton au plomb -70 % de cuivre, 16,5 % de zinc et 11,3 % de plomb. Moulage à la cire perdue. Taille, trois quarts d'une tête réelle



Style naturaliste. Sauf les lèvres, le visage est couvert de striures

La couronne est complexe, composée de plusieurs couches de billes tubulaires et de glands de cheveux. Décoration caractéristique des têtes d'Ifé. La couronne est surmontée d'une crête, avec une rosette et une "aigrette" légèrement penchée. La surface de la couronne porte des traces de peinture rouge et noire



*



La société yoruba sur laquelle règne l'Ooni, se développe au IXe siècle après J.-C.

Commerce sur le fleuve Niger, avec les peuples de l'Afrique de l'Ouest. Période de prospérité pour la civilisation yoruba. Conquêtes territoriales, fondation de royaumes et de villes

Ancien centre royal, centre religieux des Yoruba

Sur une chaîne de fer, les dieux sont descendus du ciel. Ils ont créé le monde, à Ifé



Avant la fonte des sculptures de métal existe une longue tradition de sculpture en terre cuite, aux caractéristiques comparables

Les artistes conçoivent les bronzes sur le modèle des terres cuites contemporaines

Pas de cuivre au Nigeria, les métaux sont le fruit du commerce. Le cuivre provient d'Europe centrale, du nord-ouest de la Mauritanie, de l'Empire byzantin, du sud du Maroc

L'ivoire est un autre matériau utilisé



En raison du climat tropical, les morts sont enterrés rapidement. Après un an, sont organisées les cérémonies funéraires

Portraits ? Les grandes têtes représentent les morts ?

Les petits bronzes et terre cuite sont produits pour les sanctuaires d'Ifé. Ou en mémoire des victimes des sacrifices humains -donner de la force à l'Ooni ?



*



Dans l'art de l'Afrique subsaharienne, l'aspect naturaliste des sculptures médiévales d'Ifé est exceptionnel. Tradition, filiation avec l'ancien art de Bénin -art de cour



Lorsque Leo Frobenius, ethnologue et archéologue allemand 1873-1938

découvre la première tête d'Ifé, la tête d'Olokun. Elle remet en cause sa vision de la civilisation africaine



Gérard Chouin, ethnologue. « Frobenius a été le premier à comprendre qu'Ifé, fondée au Xe siècle, a été un centre industriel de production du verre au cœur de l'Afrique, preuve de la longue maîtrise des arts du feu et des cuissons par ses artisans. »



Perfection "classique". Frobenius compare les têtes aux chefs d'œuvre de l'Occident. Pour lui, ces têtes ont été moulées par une colonie grecque fondée au XIIIe siècle av. J.-C., à l'origine de la mythique civilisation de l'Atlantide. Le dieu yoruba Olokun est Poséidon, le dieu grec de la mer

Frobenius. La tête d'Olokun a « une symétrie, une vitalité, rappelant la Grèce et une preuve que, autrefois, une race, bien supérieure en tension aux Noirs, s'était installée ici. »



Les experts ne croient pas en l'existence d'une civilisation africaine, capable de créer des œuvres d'une telle qualité

Or, ces statues sont l'expression d'une tradition africaine qui a atteint là, un haut niveau de réalisme et de raffinement



Glorifier les Rois. La sérénité harmonieuse des visages traduit l'éternelle jeunesse de l'Ooni et de ses proches. Art pluriel, certaines têtes sont réalisées dans un style différent, plus ouvragé



Le moulage à la cire perdue a peut-être été inventée localement. La technique est connue depuis 5000 ans (Âge du Bronze). Dans l'Égypte antique et dans le royaume couchitique de Méroé -Soudan moyen, XXVe siècle au XXIe siècle avant J.-C.

Dès le premier millénaire avant J.-C., le modelage se pratique au Nigeria



Moulage à la cire perdue. Bronze africain : laiton (cuivre et zinc) et cuivre, parfois un peu d'étain

Base de cire d'abeille. Bloc de cire, le sculpter au couteau

La pièce en cire est trempée dans un mélange de terre glaise et d'eau. Séchage, enduire la pièce d'une couche de glaise

Faire cuire le moule, la cire s'échappe

Le métal est coulé dans le moule : le bronze en fusion remplit le moule, occupe l'espace libéré par la cire

Faire refroidir. Casser le moule. Travail de finition sur la pièce en métal : couper, limer, poncer



*



Frobenius cherche à exporter les têtes d'Ifé

La découverte des sculptures incite le gouvernement du Nigeria britannique à restreindre l'exportation d'antiquités du Nigeria

1938. Initié par Leo Frobenius, le décret qui vise à prévenir d'autres exportations est promulgué par les autorités coloniales



Avant l'instauration de la réglementation, la tête parvient à Londres, via Paris

La tête d'Ifé du British Museum est acquise par le rédacteur en chef du Daily Times of Nigeria. En 1939, le National Art Collections Fund en fait don au British Museum

Deux autres têtes sont expédiées en Amérique

Plusieurs têtes d'Ifé sont exposées au Royaume-Uni et aux États-Unis



1959. Fouilles menées à Igbo-Ukwu. Sud-est du Nigeria, région occupée par le peuple des agriculteurs Igbo. Mise au jour d'objets en bronze -IXe - Xe siècle. Travail du cuivre et bronze à la cire perdue



1943. Près du centre minier de Jos, est découverte la civilisation de Nok -Ham, actuel État de Kaduna, centre du Nigeria. Cultivateurs et de cueilleurs de plantes sauvages. La culture Nok apparaît dans le centre du Nigeria vers 1500 av. J.-C. et disparaît dans des circonstances inconnues au début du Ier siècle après J.-C. -faine, épidémie ?

Datés du Xe au IIIe siècle avant J.-C., une vingtaine de sites livrent des sculptures en céramique, dont le réalisme évoque le style d'Ifé. Certains détails des corps Nok sont identiques aux corps d'Ifé

A Nok, dès la fin du IIIe siècle avant J.-C., le travail du fer est pratiqué : pierres taillées et armes de fer sont conjointement utilisées



1963. Les terres cuites d'Ifé sont datées, à partir du charbon de bois auquel elles sont associées

Les bronzes datent du début du second millénaire après J.-C. 1060 après J.-C.

L'art d'Ifé est antérieur à l'arrivée des Portugais et des Néerlandais dans le royaume du Bénin (fin XVe siècle)

Au XIIIe siècle, la dynastie du Bénin est fondée par un prince d'Ifé

Entre le XIe et le XVe siècle. Enrichi par l'agriculture, le commerce de noix de kola et de perles de verre fabriquées localement, le royaume est prospère

Conséquence du commerce des esclaves avec les Portugais, trois siècles plus tard, la prospérité de Bénin éclipse le rayonnement d'Ifé

XIVe siècle. Épidémie -peste noire ?-, effondrement démographique, ville abandonnée. Réinvestie ultérieurement



L'influence d'Ifé apparaît dans la dispersion territoriale des œuvres

Ainsi l'Homme de Tada -premiers bronzes, début du XIVe siècle

Statue en cuivre pur d'un homme assis, retrouvée à Tada, île de Jebba sur la rive droite du Niger. Royaume Nupé, bronzes de Tsoedé -héros mythique. Culture de Tsoedé ?

Objet de dévotion auprès de la population musulmane



Style naturaliste, lisse, formes pleines. L'homme porte un bonnet. Yeux sans pupilles, visage attentif, vers le spectateur

Torse nu, bedaine épanouie, pagne (croisillons). Il tenait un objet ? Un prospère fonctionnaire ?

Bras droit cassé, geste esquissé ; avant-bras gauche plié contre le corps, cassé

Jambe gauche horizontale pliée ; jambe droite verticale pliée, pied manquant



La ville ancienne d'Ifé possède des murs défensifs avec portes d'accès. Réseau de sanctuaires

Le commerce à longue distance est l'élément moteur de l'expansion d'Ifé



Au XVe siècle, la ville perd de son importance au profit d'autres cités : Oyo, située plus au nord. Bénin, tournée vers l'Atlantique

Aujourd'hui encore cité sacrée des Yoruba, Ifé conserve son rayonnement religieux



A ce jour, le site archéologique d'Ifé dispose de vingt-cinq dates par radiocarbone et thermoluminescence

Témoins archéologiques auxquels se rattache la sculpture naturaliste, les pavements en mosaïque de pierres et de tessons sont datés -XIe siècle-XIIIe siècle

Pas certaines formes d'art -les monolithes ornés de clous en fer, certaines pièces stylisées découvertes hors contexte. Période archaïque, avant l'an 800 après J.-C.



*



Ifé. La tête d'Olokun



Les archéologues découvrent une série de sculptures qui vont révéler au monde la riche histoire de l'art de la culture yoruba

Les têtes d'Ifé, en métal ou terre cuite

Symétrie. Certains visages sont ornés de lignes, de motifs, avec des coiffures élaborées



1873. Leo Frobenius 1873-1938 est né dans une famille bourgeoise à Berlin, alors capitale du nouvel empire allemand

Dans sa jeunesse, Frobenius lit les chroniques des explorateurs du XIXe siècle. Sa passion pour le continent africain, se développe



1897. Bénin, invasion par l'Empire britannique, expédition punitive. La ville est pillée, incendiée, réduite en cendres. Sacrifiées au cours des semaines précédentes pour conjurer l'arrivée des Britanniques, les restes de centaines de personnes sont découverts. Les Britanniques rapportent en Europe, des bronzes remarquables du royaume du Bénin



1904. Ethnologue, Frobenius voyage en Afrique, rapporte de ses voyages, des milliers d'objets culturels qu'il vend aux musées allemands



1910. Frobenius, quatrième expédition. Il passe trois semaines à Ifé

Il entend parler d'une œuvre d'art à Ifé qui serait dédiée au dieu Olokun

La mer terrifiante, Olokun est androgyne, mi-poisson, mi-homme, compulsif, violent. Le protecteur des esclaves arrachés, transportés aux Amériques



Frobenius demande à voir l'œuvre. Il est conduit au bosquet sacré d'Iwinrin, où la tête a été rituellement enterrée. Elle est exhumée



Frobenius. « Une tête d'une beauté merveilleuse, merveilleusement coulée dans du bronze antique, fidèle à la réalité, incrustée d'une patine d'un vert foncé splendide »



La « tête d'Olokun ». Frobenius fait pression sur les Yoruba pour qu'ils la lui vendent. Accord, il paye six livres sterling -1810, en Grande-Bretagne, une vache coûte quinze livres sterling



La vente provoque la consternation parmi les anciens Yoruba, l'affaire remonte à l'administration britannique

L'Allemagne est une puissance coloniale rivale du Royaume-Uni en Afrique de l'Ouest. Nigeria britannique, les activités de l'Allemand posent question

Frobenius doit restituer la tête d'Olokun, à Ifé



Photographiée en 1910. Photo noir et blanc. Une cabane -débarras ?-, un tissu à franges est suspendu au mur

A distance, la tête est posée de profil sur une planche et un tabouret

La couronne, avec la tige verticale -pointe à la base et à l'extrémité. Le haut de la tête manque



L'œuvre depuis, est perdue

Frobenius -avec plusieurs têtes en terre cuite- rentre en Allemagne



Dans l'espoir de mettre au jour de nouveaux bronzes, les chercheurs européens retournent à Ifé

Sans respect, les têtes en terre cuite sont exhumées, exportées, vendues aux musées



1938. Une douzaine de têtes sont mises au jour. Des bronzes, faits d'un alliage de cuivre



1948. Les archéologues conviennent que les têtes sont l'œuvre d'artisans yoruba, et non de survivants grecs de l'Atlantide

Les chefs-d'œuvre d'Ifé jouent un rôle important dans le renversement des préjugés européens, selon lesquels l'art de l'Afrique serait « primitif »

Les têtes sont exposées au British Museum. Publication londonienne



« Cet art africain est digne de figurer parmi les plus belles œuvres d'Italie et de Grèce. »



Études ultérieures. Le long des routes sahariennes vers l'Europe, les riches Ooni échangent l'or et l'ivoire contre les métaux, pour produire les œuvres d'art



Souverains des royaumes yoruba, les Ooni représentés sont des hommes, non des dieux

Le visage, la tête est la demeure de l'Ori ; le siège de l'âme, le lieu où le destin de la personne est déterminé



Le Nigeria demande instamment que les têtes soient rapatriées à Ifé. Il s'efforce de bloquer les ventes aux enchères à l'étranger de pièces importantes

Les œuvres d'art essentielles doivent revenir sur les terres qui les ont vu naître

Le British Museum accepte de prêter les œuvres en sa possession, non de les restituer



Signaler ce texte