La rébellion des cotillons
nat28
5, 4, 3,2, 1… Et rien. Les enfants, qui s'étaient recouverts les oreilles de leurs mains pour se protéger du bruit ré-ouvrent les yeux avec un air étonné sur le visage. Ils n'osent pas desserrer leurs poings, de peur que l'explosion redoutée ait enfin lieu. Les adultes, qui s'attendaient à être recouverts de cotillons, se regardent, surpris. Ils en oublient même de s'embrasser pour la nouvelle année et restent là, les bras ballants, pendant que les bulles du champagne s'échappent des coupes disposées sur la table du salon. Jean-Pierre, leur hôte pour le réveillon, s'approche prudemment de la boîte “Tout pour la fête” pour vérifier que la mèche s'est bien consumée : le morceau de coton est noir jusqu'à la limite du tube en carton bariolé… Que s'est-il donc passé ?
A l'intérieur de la boîte, les langues de belle-mère se relâchent en poussant un “pouet !” de soulagement. En s'arc-boutant contre le couvercle, elles ont réussi à empêcher que le petit pétard fasse son oeuvre et projette les cotillons en tout sens. Les boules colorées qui s'étaient regroupées dans le fond, les unes contre les autres, se séparent en roulant en tous sens sous l'effet de l'euphorie qui les envahies après cette angoissante minute d'attente. La musique, le bruit des verres qui s'entrechoquent, les conversations enflammées et les rires les avaient alertées : minuit était proche. Ne voulant pas être dispersées aux quatre coins de la pièce, avec le risque de ne jamais être réunies, elles avaient organisé la résistance à l'intérieur du tube de carton. Les robustes langues de belle-mère s'étaient portées volontaires pour tenter de maintenir le couvercle en place, et elles avaient parfaitement réussi leur mission. Mais cette première victoire ne signifiait pas que la guerre était gagnée…
Jean-Pierre secoua la boîte, pour voir si cela suffirait à déclencher son ouverture. Son geste fut sans effet, ce qui le poussa à essayer de tirer sur une extrémité du tube pour la débloquer, sans succès. Il posa alors le tube en carton sur la table basse de son salon pour aller trinquer avec ses invités. Il s'en occuperait plus tard, si les enfants réclamaient des serpentins… Il avait voulu faire plaisir à la vingtaine de personnes qui avaient accepté de s'entasser dans son petit appartement parisien pour le réveillon en respectant la tradition des cotillons. Mais si cela ne manquait à personne… Il n'allait pas s'acharner.
Les boules colorées avaient été projetées contre les parois de la boîte, les extrémités des langues de belle-mère s'étaient coincées dans les yeux des masques en carton et quelques serpentins s'étaient détachés et avaient commencé à se dérouler pendant la tentative d'ouverture forcée. Ils gisaient, agonisant sans espoir d'être secouru, dans le chaos qui régnait à l'intérieur du tube. Les sarbacanes essayaient en vain de leur venir en aide, impuissants face à leurs blessures et à leur douleur. Le calme qui régnait désormais indiquait-il la fin des hostilités ? Ou l'ennemi préparait-il une nouvelle attaque ?
Les fêtards trinquaient, s'embrassaient, et échangeaient leurs voeux pour la nouvelle année à quelques mètres de la boite “ Tout pour la fête” à présent délaissée. Les enfants couraient dans la pièce, un “chat” poursuivant ses remplaçants potentiels, tandis qu'un DJ improvisé lançait un morceau pop des années 80 sur l'ordinateur portable de Jean-Pierre. La soirée ne faisait que commencer.
Personne ne se soucie du sort des cotillons du nouvel an. Pourtant, leur destin est tragique. Les langues de belle-mère, après avoir cassé les oreilles de tous les invités, finissent distendues, abandonnées sur un coin de table, muettes à tout jamais. Les boules colorées sont envoyées dans tous les sens pendant des heures et elles terminent le plus souvent leur course folle sous un meuble, où elles traîneront pendant des semaines avant de finir dans le ventre d'un aspirateur. Leurs compagnes d'infortune, les sarbacanes, sont mâchouillées et trempées de salive, tordues, déchirées, et finalement jetées à la poubelle. Les élastiques des masques sont arrachés, et les serpentins, une fois lancés, sont piétinés ou imbibés d'alcool. Un véritable carnage, effacé à coup de balai le lendemain de la fête.
Les cotillons s'étaient rebellés ce soir. Ils avaient refusé leur terrible destin. Mais arriveraient-ils à tenir jusqu'au départ des invités ?
“Y'a quoi là-dedans ?” s'interrogea un enfant en pointant la boite “Tout pour la fête” du doigt. Son jeune âge l'empêchait de déchiffrer les lettres sur l'emballage, mais les dessins colorés avaient attiré son regard. Sa mère se pencha vers lui et vers l'objet de son attention et lui expliqua ce que contenait le tube en carton.
“J'en veux ! J'en veux” se mit à brailler le petit garçon, attisant la curiosité de ses congénères qui, un instant plutôt, étaient occupés à grappiller des morceaux de gâteau.
“Je vais chercher un couteau” lança Jean-Pierre en se dirigeant vers la cuisine.
Les hostilités allaient reprendre… Mais comment résister à une lame acérée quand on est composé de papier et de carton ? La lutte était si inégale… L'inquiétude grimpait chez les cotillons, qui ne s'étaient pas encore résolu à se rendre. Après tout, l'emballage était épais, si l'outil n'était pas assez aiguisé, la boite resterait peut-être inviolée… Leur dernier espoir était ce demi-centimètre de carton recouvert de papier glacé…
Jean-Pierre saisit la boite, s'assit sur le canapé et coinça le tube entre ses cuisses. Il fit signe aux enfants de s'éloigner pendant qu'il tentait de découper le haut du cylindre en carton. La surface était glissante et il n'arrivait pas à planter la pointe de son couteau un peu émoussé pour pratiquer une ouverture.
Les cotillons avaient senti le déplacement de leur refuge dont la paroi était légèrement déformé aux endroits où une pression était exercée. Quelqu'un maintenait la boite en place pour tenter de l'ouvrir. Ses tentatives étaient pour l'instant vaines, mais pour combien de temps ? Se découragerait-il avant qu'il ne soit trop tard ?
Par le plus grand des hasards, Jean-Pierre parvint à faire une petite entaille dans le couvercle de la boite.
Les cotillons, paralysés par la peur, virent la lumière se frayer un chemin à travers le trou minuscule, déchirant l'obscurité si rassurante de leur petit monde.
Jean-Pierre força sur le couteau pour agrandir la fente et tourna la lame à droite et à gauche pour pratiquer une ouverture assez grande pour faire tomber le contenu de la boite sur le sol.
Un masque en carton fut victime de la lame qui le trancha en deux.
“Tiens !” fit Jean-Pierre à l'enfant trop curieux en lui tendant le tube dont une extrémité avait été éventrée. Le petit garçon lui sourit et le remercia avant de se précipiter sous la table et d'éparpiller le contenu de la boite sur le sol.
Les cotillons tombèrent durement sur le parquet, essayant, en vain, de rester près de leurs congénères. Le combat été définitivement perdu.
Une main s'empara d'une sarbacane, une langue de belle-mère fut portée à une bouche rendue collante par le sucre, un rouleau de serpentins fut déchiré…
Et le chaos régna dans le salon bondé. Les cotillons n'avaient pas survécu plus de quelques minutes à la nouvelle année.